Monsieur Vénus/04

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Brossier (p. 49-72).

CHAPITRE IV


Marie avait la lettre dans sa poche, elle était bien persuadée maintenant que cette folle ne résisterait pas, qu’elle leur reviendrait plus sage, plus protectrice, plus cossue enfin, selon son expression faubourienne, et alors on verrait cascader de nouvelles splendeurs. Sangdieu ! Les millions se figeraient autour du petit comme la gelée autour d’une daube ; il porterait tous les jours des habits de noce ; elle traînerait, dans ses cuisines nauséabondes, des robes de moire. Il serait monsieur, elle serait madame !

La lettre contenait peu de phrases, mais elle expliquait une foule de choses très clairement :

« Viens, avait écrit la fille avec des fautes d’orthographe et de l’encre bleue. Viens ! chère femme de ton petit Jacques… Je me languis sans toi… nous avons fini les trois cents francs, et j’ai été obligé de faire vendre par Marie un pot qui avait un serpent dessus. C’est triste de se voir si vite abandonné quand on a goûté le ciel… Tu me comprends, n’est-ce pas ? Je crois que je vais tomber malade. Pour ma sœur, elle tousse toujours.

« Ton amour jusqu’à plus soif,
« Jacques. »

Et, après avoir terminé ce chef-d’œuvre, Marie, malgré la mine bouleversée de son frère, était partie pour l’avenue des Champs-Élysées. Cet idiot ne saurait jamais prendre son rôle au sérieux. Heureusement qu’elle mettait son expérience du corps humain à sa disposition, et elle savait, dans les cas importants, comment on fait des chatouilles sous la mamelle gauche d’un amoureux ou d’une amoureuse.

Il pleuvait, ce jour-là, une pluie de mars lente et pénétrante ; on enfonçait dans toutes les allées de l’avenue. Marie avait voulu faire l’économie d’une voiture, aussi elle ne tarda pas à être éclaboussée depuis les bottines jusqu’au chapeau.

Arrivée devant l’hôtel, ce grand bâtiment de sombre aspect, elle se demanda si on n’allait pas la fourrer dehors, dès son apparition dans le vestibule. Elle trouva, en haut du perron, un gros suisse et un petit chien. Le premier prit la lettre, le second grogna.

— Voulez-vous voir mademoiselle ou madame ?

— Mademoiselle.

— Eh ! Pierrot, une particulière qui veut cirer l’escalier à sa façon, cria le suisse à un groom microscopique passant dans le vestibule.

C’était, en effet, fort drôle ; mais le groom, attaché au service spécial de mademoiselle, eut une grimace d’homme fait qui croit tout possible, même en temps de pluie.

— C’est bon, je vais voir. Attendez là.

Il désigna une banquette. Marie ne s’assit pas et dit grossièrement :

— Je ne pose pas dans l’antichambre, moi. Est-ce que vous me prenez pour une ancienne concierge, espèce de singe ?

Le groom tourna sur ses talons, ahuri, et, en domestique stylé, il murmura :

— Quelqu’un d’influent ! car les costumes perdent de plus en plus leur signification sous la république.

Mademoiselle était dans un boudoir attenant à sa chambre. Lorsque Mme Élisabeth sortait, Raoule recevait chez elle ceux qui venaient, des deux sexes. Ce boudoir donnait sur une serre, dont elle avait fait son cabinet de travail. Au moment où le groom fit irruption, un homme se promenait dans la serre à pas précipités, tandis que Mlle de Vénérande, étendue sur une causeuse créole, se balançait, riant aux éclats.

— Vous me damnez, Raoule, répétait l’homme, jeune encore, de physionomie brune à la slave, mais éclairée d’une vivacité toute parisienne. Oui ! vous me damnez, en admettant que je puisse avoir déjà mérité le ciel… Rire n’est pas répondre… Je vous affirme qu’une femme ne vit pas sans amour, et vous savez que j’entends par amour l’union des âmes dans l’union des êtres. Je suis franc. Je n’entortille jamais une phrase sensée de jolies fadeurs, comme on entoure de confitures un remède amer… Je vous déclare ça brusquement, d’une façon hussarde, et, quand j’aperçois le fossé, je ne m’attarde pas à effeuiller des marguerites. Hop ! je presse l’éperon et vous envoie toute la charge, Raoule de Vénérande, mon cher ami ! ne vous mariez pas, soit ! mais prenez un amant : c’est nécessaire à votre santé.

— Bravo ! monsieur de Raittolbe ! Je parie même que ma santé ne sera vraiment tout à fait florissante que si l’amant est un officier de hussards, brun, ayant le parler franc, le regard effronté, le ton autoritaire, hein ?

— Ma foi, je l’avoue, je vais plus loin… je propose le hussard en question pour mari… Au choix ! ancienneté ou services exceptionnels ! Nous sommes cinq qui depuis trois ans vous faisons une cour échevelée. Le prince Otto, le mélomane, est devenu fou et a mis, paraît-il, votre portrait en pied dans une chapelle ardente, où brûlent, autour d’un lit de repos, des cierges de cire jaune… et là, il soupire de l’aurore au crépuscule. Flavien, le journaliste, passe dans ses cheveux une main tremblante dès qu’on prononce votre nom. Hector de Servage, après le congé en bonne forme donné par votre tante, est allé en Norwège essayer des réfrigérants. Votre maître d’escrime a failli se passer une de ses meilleures épées au travers des côtes. Donc, votre humble serviteur demeurant seul… avec l’honneur de vous tenir l’étrier pour les promenades au Bois, j’imagine que vous le devez contempler d’un moins mauvais œil, et il présente sa candidature. Voulez-vous, Raoule, que nous abritions notre amitié dans une alcôve conjugale ? Elle y sera plus au chaud…

Raoule, se levant, allait rejoindre M. de Raittolbe quand le groom entra.

— Mademoiselle, voici une lettre pressée. Elle se retourna.

— Donne.

— Vous permettez ? ajouta-t-elle en s’adressant au hussard qui cassait une plante du Japon en petits morceaux pour tâcher d’écouler sa rage. Il tourna le dos, furieux, sans lui répondre. C’était la millième fois que cette conversation se brisait juste à l’endroit le plus intéressant.

M. de Raittolbe, peu patient, alluma sournoisement un cigare, et enfuma toute une bordure d’azalées, en jurant qu’il ne reviendrait jamais chez cette hystérique, car, selon ses idées, on ne pouvait qu’être hystérique dès qu’on ne suivait pas la loi commune.

Raoule, lisant, avait pâli.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, il veut de l’argent ; je suis tombée dans la boue !

— Faites entrer cette pauvre créature, reprit-elle d’un ton dégagé, je tiens à lui donner tout de suite ce qu’elle désire.

— Et à me refuser l’explication que je demande ? grommela l’officier hors de lui.

Tranquillement, Raoule l’enferma dans la serre et revint s’asseoir, pâle comme une morte. Son front se baissa, elle incrusta ses ongles longs dans le papier couvert d’encre bleue.

— De l’argent ! oh ! non, je ne succomberai pas ! Je lui enverrai ce qu’il veut, sans aller le tuer !… Est-ce sa faute ? Est-ce que l’homme du peuple, parce qu’il sera beau, devra aussi ne pas être abject ? Allons ! ce calice a bien fait de s’offrir : je ne le repousse pas… au contraire, je vais y puiser une nouvelle vie.

La toux gutturale de Marie Silvert lui fit redresser la tête. Raoule se mit debout, tout à coup, menaçante et plus hautaine qu’une déesse parlant dans l’empyrée.

— Combien ? dit-elle, en déployant derrière elle l’immense traîne de sa robe de velours.

Marie acheva sa quinte… elle ne s’attendait pas à ce mot-là tout de suite… Diable ! ça se gâtait… on aurait pu commencer plus en douceur, par le sentiment, les questions tendres… Un caprice, ça se mijote comme un ragoût, et on ajoute le poivre à la dernière heure.

— Vous savez ? le petit s’ennuie, déclara-t-elle avec un sourire plein de sous-entendus malpropres.

— Combien ? répéta Raoule saisie d’une colère aveugle, cherchant des yeux un couteau.

— Ne vous fâchez pas, mademoiselle, l’argent est une manière de parler dans sa lettre ; il voudrait surtout vous voir, l’enfant… C’est un bébé jamais raisonnable, pleurnicheur trop sensible ! Il s’est figuré que votre béguin était déjà envolé, et, va te faire lanlaire ? tous mes compliments sont perdus. S’il ne vous revoit pas, il se fera périr, j’en ai une peur terrible. Ce matin, en regardant son verre, il me disait qu’il lui servirait bientôt de poison. Pauvre chat ! si ça ne brise pas l’âme ! À son âge. Et si blond ! si blanc ! Enfin, vous le connaissez ? Alors, j’ai mis ma jupe des dimanches… Ne laisse pas agoniser ton frère, que je me suis dit. Et me voilà ! Pour l’argent, on est pauvre, mais on est fier. Nous en causerons après !…

Elle frottait son pied sur le tapis du boudoir, éprouvant une joie intime à salir un peu la haute, et elle secouait son parapluie déteint, dont elle n’avait pas voulu se séparer.

Raoule marcha droit au bonheur du jour qui se trouvait en face d’elle ; d’un revers de main, elle écarta la fille comme on jette de côté une loque, lorsqu’elle va vous cingler la figure.

— J’ai mille francs, là… je vous en enverrai mille autres, ce soir… mais ne restez pas une seconde de plus… je ne connais pas votre frère… j’ignore où il demeure… vous… je ne sais pas votre nom. Prenez et sortez !

Elle posa les billets sur un fauteuil, lui faisant signe de les y prendre. Ensuite, elle sonna…

— Jeanne, dit-elle à la femme de chambre, reconduisez madame.

— Ah ! mais… gronda la fleuriste stupéfaite.

Elle fut emmenée, presque à bras tendus, par Jeanne. Le poing du suisse la lança dans l’avenue, et le petit chien, descendant le perron, appuya de quelques hurlements aigus.

Vous vous ennuyez, baron ? interrogea Raoule, rentrant souriante dans la serre.

— Mademoiselle, riposta de Raittolbe au comble de l’impatience, vous êtes un agréable monstre, mais l’étude du fauve n’a de charmes réels qu’en Algérie… Alors je vous fais mes adieux, ce soir ; demain matin, je mets à la voile pour Constantine. Vous tienne l’étrier qui voudra. Pour moi, je ne tiens plus.

— Ah ! ah ! il me semblait cependant que vous m’aviez offert, tout à l’heure, votre nom !…

De Raittolbe serra les poings.

— Quand on pense que j’ai donné ma démission pour chasser le tigre ! continua-t-il ne l’écoutant même pas.

— … Que vous m’avez très carrément demandée en légitime mariage !…

— … Pour chasser le tigre dans le parc de Vénérande, un tigre affublé d’une amazone…

— … Sans passer par ma tante et les lois de l’étiquette, monsieur !

— … Je me trouve grotesque, mademoiselle !

— C’est mon avis, ajouta philosophiquement Raoule,

Le baron de Raittolbe resta court. Ils se regardèrent un instant, puis se mirent à rire aux éclats.

Enhardi, le jeune homme s’empara des mains de la jeune femme : ils allèrent s’asseoir sur un divan de la serre, un magnolia derrière leurs épaules.

— Écoutez, l’amour sincère ne peut jamais être grotesque. Raoule, je vous aime sincèrement.

Il se pencha. Ses prunelles, un peu moqueuses, s’emplirent d’une humidité qu’un simple effort des nerfs de la face y faisait monter, et non la tendresse dont il voulait l’entretenir, puis il lui baisa les doigts un à un, s’arrêtant pour la regarder entre chaque caresse.

— Raoule… je vous ai abandonné mon cœur… je ne m’en irai pas sans vous le reprendre, et comme je l’ai placé très près du vôtre, j’espère que vous vous tromperez… deux cœurs de garçon, deux cœurs de hussard doivent être du même rouge… Rendez-moi le vôtre… gardez le mien… Dans un mois, nous chasserons ensemble de vrais lions dans une véritable Afrique.

— J’accepte ! répondit Raoule.

Et son regard sombre, qui ne savait pas pleurer, eut une tristesse morne.

— Vous acceptez, quoi ?… fit de Raittolbe la poitrine oppressée.

La jeune femme, avec une dignité suprême, repoussa ses mains tendues.

— De vous avoir pour amant, mon cher, vous ne serez pas le premier et je suis honnête homme !…

Je le savais, répliqua doucement de Raittolbe ; à présent, je crois que je vous adore !

Le soir, le jeune officier dîna à l’hôtel de Vénérande. Il fut pour la tante Élisabeth le plus courtois des chevaliers. Il développa une tirade sur la dévotion qui aveugle la femme sur les misères humaines et l’élève au-dessus de la terre impure. Tante Élisabeth avoua que les hussards étaient de bons enfants. En prenant congé, de Raittolbe glissa un mot à l’oreille de Raoule.

— J’attends…

— Demain, murmura-t-elle, hôtel Continental. Mon coupé brun entrera par la porte de gauche vers dix heures du matin.

— Il suffit.

Et le viveur se retira calmé.

Le lendemain, le coupé brun fut commandé vers dix heures et Raoule se jeta dans la voiture avec une gaieté fébrile. Certes, il en serait ainsi, elle se l’était juré et puisqu’il se trouvait, au demeurant, mieux que les autres, il l’amuserait peut-être davantage. Une erreur des sens n’est pas l’épanouissement d’une âme, et la beauté d’une forme humaine n’est pas capable d’inspirer le désir de s’attacher à elle par une éternité de folie.

Elle chantait en boutonnant ses gants. La glace du coupé lui renvoyait son image, son corsage ruisselant de dentelles allait bien, elle se sentait femme jusqu’au plaisir.

— Mademoiselle veut-elle entrer ? dit le cocher se penchant à la vitre au bout d’une course rapide.

— Non ! Arrêtez, quand je serai descendue vous entrerez par la porte de gauche et m’y attendrez jusqu’au soir !…

La voix de Raoule était devenue sifflante. Elle descendit, avisa un fiacre stationnant, s’y précipita :

— Notre-Dame-des-Champs, boulevard Montparnasse ! dit-elle pendant que l’autre voiture, vide, se dirigeait, selon ses ordres, vers la porte, à gauche.

Durant tout le chemin, elle n’y avait pas songé et, une fois en présence du sacrifice, le corps, qui ne s’appartenait plus, venait de se révolter. Raoule avait cédé sans aucune contestation.

L’atelier du boulevard Montparnasse lui parut lugubre en arrivant, mais dans le fond s’ouvrait la chambre à coucher toute bleue comme un coin du ciel. Marie Silvert se retira dès que Raoule en eut dépassé le seuil.

— Tiens, fit-elle, nous allons régler nos petites affaires après déjeuner. Ce sera chaud, je t’en réponds, drôlesse !

Mlle de Vénérande, pour s’isoler, détacha les portières épaisses.

— Jacques ! appela-t-elle durement.

Il se mit la figure dans son traversin, ne voulant pas croire à cet excès d’infamie.

— Je n’ai pas écrit la lettre ! cria-t-il, je vous l’assure, je n’aurais pas osé. D’ailleurs, je veux m’en aller, je suis malade. On me rend malade pour me forcer à rester dans ce lit… Marie est capable de tout, je la connais ! Vous !… je ne peux pas vous souffrir !…

Son énergie épuisée, il reglissa au plus profond de ses couvertures, se repliant sur lui-même comme un animal battu.

— Bien vrai ? demanda Raoule, secouée par un frisson délicieux.

— Oui, bien vrai !

Il remonta au jour sa tête ébouriffée, tandis que son admirable teint de blond prenait une nuance rose.

— Alors, pourquoi l’avoir laissé partir, cette lettre ?

— Je ne savais pas, moi ! Marie me certifiait que j’avais la fièvre, sa fièvre. Elle m’a donné une drogue et j’ai eu le délire toutes les nuits, elle disait que c’était de la quinine ; je l’aurais bien retenue, seulement la poigne m’a manqué. Ah ! vous pouvez le remballer votre atelier de malheur ! Dieu de Dieu !…

Essoufflé, il essaya de s’asseoir sur son séant, ce qui fit que Raoule s’aperçut d’une chose étrange : il avait une chemise de femme, une chemise garnie d’un feston.

— C’est elle aussi qui t’arrange de la sorte ? dit Raoule en touchant le feston sur son cou.

— Vous croyez que j’ai du linge ? Il y a longtemps que mes lambeaux sont loin. J’avais froid, on m’a collé ça sur la peau… Est-ce que je sais si c’est une chemise de femme, moi !…

— Oui, c’en est une, Jacques !

Ils s’envisagèrent un instant, se demandant s’il fallait rire de l’aventure.

Marie cria du fond de l’atelier :

— Je vais mettre deux couverts, n’est-ce pas ?…

Alors, acquiescant à tout pour avoir la paix dans sa honte qui commençait à la griser, Raoule de Vénérande ferma la porte au verrou pendant que Jacques se décidait à rire de bon cœur. Puis elle revint, hésitante, vers le lit. Il avait un rire d’enfant très doux et bête à ravir, un rire plein de grâces, provocant, vous donnant de mauvais frissons. Elle ne cherchait pas à s’expliquer la force émanant de cette bêtise, elle s’en laissait envelopper comme le noyé se laisse envelopper par la vague après ses dernières luttes et s’abandonne pour toujours au courant. Elle écarta un peu la draperie bleue afin de mettre en lumière la tête du jeune homme.

— Tu es malade ? fit-elle machinalement.

— Je ne le suis plus, puisque je vous vois !… répondit-il d’un air vainqueur.

— Veux-tu me faire un plaisir, Jacques ?

— Tous les plaisirs, mademoiselle !

— Eh bien ! tais-toi. Je ne viens pas ici pour t’entendre.

Il se tut, assez vexé, se disant que le compliment sans doute n’avait pas paru neuf à cette renchérie. Les femmes du vrai monde sont gênantes dans l’intimité, et, pour un début, il tâtonnait beaucoup trop, il en avait conscience.

— Je vais dormir ! déclara-t-il tout à coup, ramenant son drap jusqu’à son nez.

— C’est cela ! Dors, murmura Mlle de Vénérande. Sur la pointe des pieds, elle alla faire glisser les stores, puis alluma une veilleuse dont le cristal dépoli laissa tomber une nuée dans l’atmosphère.

De temps en temps, Jacques levait les cils, et ces choses discrètement accomplies par cette femme svelte, toute noire, lui donnaient une confusion atroce.

Enfin, elle se rapprocha tenant une petite boîte d’écaille à la main.

— Je t’ai apporté, dit-elle avec un sourire maternel, un remède qui ne ressemble pas du tout à la quinine de ta sœur. Tu vas le prendre pour dormir plus vite !…

Elle mit son bras autour de sa tête et une cuiller de vermeil à portée de sa bouche.

— Soyons sage !… fit-elle en plongeant son regard sombre dans le sien.

— Je ne veux pas ! déclara-t-il d’un accent de colère.

Il se souvenait maintenant d’avoir acheté sur les quais, en un jour de liesse, un méchant livre de vingt-cinq centimes, intitulé : Les exploits de la Brinvilliers, et c’était toujours avec une idée d’empoisonnement qu’il pensait aux amours des grandes dames. Son cerveau, un peu affaibli, se retraça, tout de suite, une tentative criminelle faite par une cagoule de velours sur un monsieur déshabillé. Il vit le monsieur repoussant une tasse d’un geste tordu. Raoule voulait sûrement se débarrasser de lui, il y a des créatures qui ne reculent devant rien quand elles se croient compromises ! Aussi, Jacques posa-t-il le poing en avant, prêt à l’écraser à son premier mouvement offensif. Pour toute réponse, Raoule mordit du bout des dents au contenu de sa cuiller.

— Je ne suis pas un nourrisson ! fit-il désorienté. On n’a pas besoin de me mâcher les morceaux !

Et il avala sans sourciller ce remède verdâtre, au goût de miel. Raoule s’assit sur le rebord du lit tenant ses deux mains et lui souriant d’un sourire à la fois heureux et navré.

— Mon amour, murmura-t-elle si bas que Jacques entendait comme on entend du fond d’un abîme, nous allons nous appartenir dans un pays étrange que tu ne connais point.

Ce pays est celui des fous, mais il n’est pourtant pas celui des brutes… Je viens te dépouiller de tes sens vulgaires pour t’en donner d’autres plus subtils, plus raffinés. Tu vas voir avec mes yeux, goûter avec mes lèvres. Dans ce pays, on rêve, et cela suffit pour exister. Tu vas rêver, et, tu comprendras alors, quand tu me reverras, dans ce mystère, tout ce que tu ne comprends pas quand je te parle ici !

Va ! je ne te retiens plus et j’unis mon cœur à tes plaisirs !…

Jacques, la tête renversée, tâchait de ressaisir ses mains. Il croyait rouler, peu à peu, dans une ondée de plumes. Les rideaux prenaient des contours fluides et les glaces de la chambre, se multipliant, lui renvoyaient mille fois la silhouette d’une femme noire, immense, planant comme un génie carbonisé qu’on précipite de toute la hauteur des cieux. Il tendait tous ses muscles, raidissait tous ses membres, voulant revenir, malgré lui, à la dépouille vulgaire qu’on lui retirait, mais il s’enfonçait de plus en plus. Le lit avait disparu, son corps aussi. Il tournoyait dans le bleu, il se transformait en un être semblable au génie planant. Il avait cru tomber d’abord, et, au contraire, il se trouvait bien au-dessus de ce monde. Il avait, sans explication possible, la sensation orgueilleuse de Satan qui, tombé du Paradis, domine pourtant la terre et a, en même temps, le front sous les pieds de Dieu, les pieds sur le front des hommes !

Il lui paraissait vivre ainsi depuis de longs siècles, avec la femme noire, lui, tout resplendissant d’une nudité lumineuse.

À son oreille, bruissait les chants d’un amour étrange n’ayant pas de sexe et procurant toutes les voluptés. Il aimait avec des puissances terribles et la chaleur d’un soleil ardent. On l’aimait avec des ivresses effrayantes et une science si exquise que la joie renaissait au moment de s’éteindre.

L’espace, devant eux, s’ouvrait infini, toujours bleu, toujours miroitant… ; là-bas, dans le lointain, une sorte d’animal étendu les contemplait d’un air grave…..

Jacques Silvert ne sut jamais comment il fit, à cet instant de bonheur presque divin, pour se lever. En revenant à lui, il se trouva debout, le talon posé nerveusement sur le crâne du grand ours qui lui servait de descente de lit. Il avait les yeux égarés dans une glace de Venise et la chambre était très silencieuse. Derrière la portière, une voix demanda :

— Voulez-vous dîner, mademoiselle ?

Jacques aurait certifié qu’il n’y avait pas une minute qu’on avait demandé : Voulez vous déjeuner ?…

Il s’habilla à la hâte, mouilla ses tempes avec une éponge imbibée de vinaigre de toilette et balbutia :

— Où est-elle ? Je ne veux pas qu’elle s’en aille !

— Me voici, Jacques ! répondit-on. Je ne t’ai pas quitté, car tu avais encore le délire.

Raoule parut, soulevant la draperie qui masquait la salle de bain. Elle était toujours svelte, très noire. Ses doigts rattachaient à son cou le fermoir d’un collier.

— Ce n’est pas vrai ? cria Jacques frémissant. Je n’ai pas eu le délire. Je n’ai pas rêvé ! Pourquoi me mens-tu ?

Raoule lui prit les épaules et le fit fléchir sous une impérieuse pression.

— Pourquoi Jacques Silvert me tutoie-t-il ? Le lui ai-je permis ?

— Oh ! je suis brisé ! répéta Jacques essayant de se redresser. On ne se moque pas ainsi d’un homme quand il est malade. Raoule ! Je ne vous tutoierai plus… Raoule ! je t’aime !… Ah ! je crois que je vais mourir !…

Divaguant, affolé, il se cacha dans les bras de Raoule.

— Est-ce que c’est fini ? ajouta-t-il en pleurant, est-ce que c’est tout à fait fini ?…

— Je te répète que tu as… rêvé. Voilà tout.

Et elle le repoussa, gagnant l’atelier sans vouloir en entendre davantage.

— Mademoiselle est servie ! déclara Marie Silvert lui tirant une révérence comme si rien ne devait étonner cette fille. Raoule alla vers la table, sur laquelle fumait un plat, et déposa, à côté d’une serviette roulée, une pile de pièces d’or.

— C’est son couvert, je crois ? dit-elle d’un ton très calme et en regardant Marie qui ne bronchait pas.

— Oui, je vous ai mis l’un devant l’autre.

C’est bien, répliqua Raoule de la même voix indifférente, je vous souhaite, à tous les deux, le meilleur des appétits !

Et elle sortit, en remettant son gant.