Monsieur Vénus/05

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Brossier (p. 73-88).

CHAPITRE V


De Raittolbe, finissant par comprendre que Mlle de Vénérande avait simplement envoyé au rendez-vous du Continental une voiture vide, allait se retirer après neuf heures d’une attente rageuse quand, du côté de la porte de droite, un fiacre fit irruption ; Raoule en descendit la voilette baissée, un peu inquiète, tâchant de voir sans être vue.

Le baron se précipita, stupéfait de cette audace.

— Vous ! exclama-t-il. C’est trop fort ! Une voiture jaune au lieu d’une voiture brune, et par la porte de droite au lieu de celle de gauche. Que signifie une semblable mystification ?

— Rien ne doit vous étonner, puisque je suis femme, répondit Raoule riant d’un rire nerveux. Je fais tout le contraire de ce que j’ai promis. Quoi de plus naturel ?

— Oui, en effet, quoi de plus naturel ! On torture un pauvre soupirant, on lui donne à supposer des choses horribles, comme un accident, une trahison, un repentir tardif, une scène de famille ou une mort subite, puis on lui dit tranquillement : Quoi de plus naturel ? Raoule, vous mériteriez la salle de police. Moi qui croyais que Mlle de Vénérande était la loyauté poussée jusqu’à l’extravagance ! Ah ! je suis furieux !!

— Vous allez me reconduire chez moi, dit la jeune femme, ne perdant pas son sourire. Nous dînerons sans ma tante, qui se livre à une foule de dévotions nocturnes, ces temps-ci, et en dînant je vous expliquerai…

— … Parbleu ! Vous vous êtes moquée de moi. J’en suis sûr.

— Montez d’abord, je vous jure de tout éclaircir ensuite, car je mérite ma réputation de loyauté, mon cher. Je pourrais vous cacher la situation, je ne vous cacherai rien. Qui sait ! (et elle eut une expression tellement amère qu’elle apaisa de Raittolbe). Qui sait si mon histoire ne vaudra pas ce que vous n’avez pas eu aujourd’hui !

Il monta dans le coupé brun, très boudeur, la moustache hérissée, les yeux ronds comme un dompteur intimidé par son élève.

Durant le trajet, il n’entama aucune discussion ; l’histoire lui paraissait même peu nécessaire puisqu’il allait dîner sous le toit de Raoule. Il savait que chez elle, et il n’était pas seul à le savoir, la nièce de Mme Élisabeth demeurait une vierge inattaquable, une sorte de déesse se permettant tout du haut d’un piédestal qu’on n’osait point renverser. Il marchait donc au supplice sans le moindre enthousiasme. Raoule rêvait, les paupières mi-closes, regardant, à travers la nuit qu’elle faisait autour d’elle, une chose très blanche, ayant tous les contours d’un corps humain.

Arrivée à l’hôtel, elle fit porter une table servie dans sa bibliothèque, et, pendant qu’on mettait aux mains d’un esclave de bronze une lampe étrusque, elle s’assit sur un divan, en priant le baron d’attirer pour lui un fauteuil capitonné, cela si gracieusement, que de Raittolbe se sentit très capable d’étrangler son amphitryon avant de toucher au potage.

Les mets, une fois disposés sur deux servantes garnies de réchauds, Raoule déclara qu’on n’avait plus besoin de valet de chambre.

— Nous serons régence, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Comme vous voudrez ! gronda le baron d’un ton sourd.

Un feu vif flambait dans la cheminée blasonnée de la pièce qui, toute tendue de tapisseries à personnages, transportait ses hôtes à quelques siècles en arrière, au temps où le souper du roi émergeait du sol dès qu’il frappait le sol de la poignée de son épée. Un panneau représentait Henri III distribuant des fleurs à ses mignons. Près de Raoule se dressait le buste d’un Antinoüs couronné de pampres, ayant des yeux d’émail luisants de désirs.

Le long des reliures sombres des livres étagés par centaines, voltigeaient des noms profanes, Parny, Piron, Voltaire, Boccace, Brantôme, et, au centre des ouvrages avouables, s’ouvraient les battants d’un bahut incrusté d’ivoire qui recélait, entre ses rayons doublés de velours pourpre, les ouvrages inavouables.

Raoule prit une aiguière et se versa une coupe d’eau pure.

— Baron, dit-elle d’un accent où frémissait à la fois une gaieté forcée et une passion contenue, je vais m’enivrer, je vous préviens, car mon récit ne peut pas être fait d’une manière raisonnable, vous ne le comprendriez pas !

— Ah ! très bien ! murmura de Raittolbe, alors je vais tâcher de conserver toute ma raison, moi !

Et il vida dans un hanap ciselé un flacon de sauterne. Ils s’examinèrent un moment. Pour ne pas éclater de colère, de Raittolbe fut obligé de se dire que Mlle de Vénérande avait le plus beau des masques de Diane chasseresse.

Quant à Raoule, elle ne voyait pas son vis-à-vis. L’ivresse dont elle parlait lui emplissait déjà les prunelles, ses prunelles injectées d’or.

— Baron, dit-elle brusquement, je suis amoureux !

De Raittolbe fit un soubresaut, posa son hanap et riposta d’un ton étranglé :

— Sapho !… Allons, ajouta-t-il avec un geste ironique, je m’en doutais. Continuez, monsieur de Vénérande, continuez, mon cher ami !

Raoule eut, au coin des lèvres, un pli dédaigneux.

— Vous vous trompez, monsieur de Raittolbe ; être Sapho, se serait être tout le monde ! Mon éducation m’interdit le crime des pensionnaires et les défauts de la prostituée. J’imagine que vous me mettez au-dessus du niveau des amours vulgaires. Comment me supposez-vous capable de telles faiblesses ? Parlez sans vous inquiéter des convenances…, je suis ici chez moi.

L’ex-officier des hussards essayait de tordre sa fourchette. Il voyait bien, en effet, qu’il s’était laissé choir la tête la première dans l’antre du sphinx. Il s’inclina gravement.

— Où diable avais-je l’esprit ? Ah ! mademoiselle, pardonnez-moi. J’oubliais le Homo sum de Messaline !

— Il est certain, monsieur, reprit Raoule haussant les épaules, que j’ai eu des amants. Des amants dans ma vie comme j’ai des livres dans ma bibliothèque, pour savoir, pour étudier… Mais je n’ai pas eu de passion, je n’ai pas écrit mon livre, moi ! Je me suis toujours trouvée seule, alors que j’étais deux. On n’est pas faible, quand on reste maître de soi au sein des voluptés les plus abrutissantes.

Pour présenter mon thème psychologique sous un jour plus… Louis XV, je dirai qu’ayant beaucoup lu, beaucoup étudié, j’ai pu me convaincre du peu de profondeur de mes auteurs, classiques ou autres !

À présent, mon cœur, ce fier savant, veut faire son petit Faust… il a envie de rajeunir, non pas son sang, mais cette vieille chose qu’on appelle l’amour !

— Bravo ! fit de Raittolbe, convaincu qu’il allait assister à une évocation magique et voir une sorcière s’élancer du bahut mystérieux. Bravo ! je vous aiderai, si je puis ! Prêt à toute heure, vous savez ! Moi aussi, je suis fatigué de cet éternel refrain qui accompagne des procédés fort usés. Mon petit Faust, je bois à une invention nouvelle et ne demande qu’à payer le brevet. Sacrebleu ! Un amour tout neuf ! Voilà un amour qui me va ! Pourtant, une simple réflexion, Faust. Il me semble que chaque femme doit, à ses débuts, penser qu’elle vient de créer l’amour, car l’amour n’est vieux que pour nous, philosophes ! Il ne l’est pas encore pour les pucelles ! Hein ? Soyons logiques !

Elle eut un mouvement d’impatience.

— Je représente ici, dit-elle en enlevant d’un réchaud une timbale d’écrevisses, l’élite des femmes de notre époque. Un échantillon du féminin artiste et du féminin grande dame, une de ces créatures qui se révoltent à l’idée de perpétuer une race appauvrie ou de donner un plaisir qu’elles ne partageront pas. Eh bien ! j’arrive à votre tribunal, députée par mes sœurs, pour vous déclarer que toutes nous désirons l’impossible, tant vous nous aimez mal.

— Vous avez la parole, mon cher avocat, appuya de Raittolbe, s’animant sans rire. Seulement je déclare, moi, ne pas vouloir être juge et partie. Mettez donc votre discours à la troisième personne : Tant ils nous aiment mal…

— Oui, continua Raoule, brutalité ou impuissance. Tel est le dilemme. Les brutaux exaspèrent, les impuissants avilissent et ils sont, les uns et les autres, si pressés de jouir qu’ils oublient de nous donner, à nous, leurs victimes, le seul aphrodisiaque qui puisse les rendre heureux en nous rendant heureuses : l’Amour !…

— Tiens ! interrompit de Raittolbe, hochant le front. L’amour aphrodisiaque pour l’amour ! Très joli ! J’approuve… La cour est de votre avis !

— Dans l’antiquité, poursuivit l’impitoyable défenderesse, le vice était sacré parce qu’on était fort. Dans notre siècle, il est honteux parce qu’il naît de nos épuisements. Si on était fort, et si, de plus, on avait des griefs contre la vertu, il serait permis d’être vicieux, en devenant créateur, par exemple. Sapho ne pouvait pas être une fille, c’était bien plutôt la vestale d’un feu nouveau. Moi, si je créais une dépravation nouvelle, je serais prêtresse, tandis que mes imitateurs se traîneraient, après mon règne, dans une fange abominable… Ne vous paraît-il point que les hommes orgueilleux, en copiant Satan, sont bien plus coupables que le Satan de l’Écriture qui invente l’orgueil ? Satan n’est-il pas respectable par sa faute même, sans précédent et émanant d’une réflexion divine ?…

Raoule, surexcitée par une émotion poignante, s’était levée, sa coupe remplie d’eau pure à la main. Elle avait l’air de porter un toast à l’Antinoüs penché sur elle.

De Raittolbe se leva aussi, en remplissant son hanap de champagne glacé. Plus ému qu’un hussard ne l’est d’habitude, après son dixième verre, mais plus courtois que ne l’eût été un viveur en pareil cas, il s’écria :

— À Raoule de Vénérande, le Christophe Colomb de l’amour moderne !…

Puis, se rasseyant :

— Avocat, venez au fait, car je sais que vous êtes amoureux, et j’ignore pourquoi vous m’avez trahi !…

Raoule reprit douloureusement :

— Amoureux fou ! Oui ! Déjà, je prétends élever un autel à mon idole, quand j’ai l’assurance de ne jamais être compris !… Hélas ! une passion contre nature qui est en même temps un véritable amour peut-elle devenir autre chose qu’une affreuse folie ?…

— Raoule, dit le baron de Raittolbe avec effusion, je suis persuadé, certainement, que vous êtes folle. Mais j’espère vous guérir. Racontez-moi le reste, et apprenez-moi comment, sans imiter Sapho, vous êtes amoureux d’une jolie fille quelconque ?

Le visage pâle de Raoule s’enflamma.

— Je suis amoureux d’un homme et non pas d’une femme ! répliqua-t-elle, tandis que ses yeux assombris se détournaient des yeux brillants de l’Antinoüs. On ne m’a pas aimée assez pour que j’aie pu désirer reproduire un être à l’image de l’époux… et on ne m’a pas donné assez de jouissances pour que mon cerveau n’ait pas eu le loisir de chercher mieux…

… J’ai voulu l’impossible… je le possède… C’est-à-dire non, je ne le posséderai jamais !…

Une larme, dont la clarté humide devait avoir ravi des lueurs aux Édens d’antan, coula sur la joue de Raoule. Quant à de Raittolbe, il ouvrit les bras et les agita en signe de complet désespoir.

— Elle est amoureux d’un… hom…me ! Dieux immortels ! s’exclama-t-il, prenez pitié de moi ! Je crois que ma cervelle s’écroule !

Il y eut un moment de silence ; puis, très lentement, très naturellement, Raoule lui raconta sa première entrevue avec Jacques Silvert, de quelle façon le caprice avait pris les proportions d’une passion fougueuse, et de quelle façon elle avait acheté un être qu’elle méprisait comme homme et adorait comme beauté. (Elle disait : beauté, ne pouvant pas dire : femme.)

— Un homme de ce calibre peut-il exister ? balbutia le baron abasourdi, entraîné dans une région inconnue où l’interversion semblait être le seul régime admis.

— Il existe, mon ami, et ce n’est pas même un hermaphrodite, pas même un impuissant, c’est un beau mâle de vingt et un ans, dont l’âme aux instincts féminins s’est trompée d’enveloppe.

— Je vous crois, Raoule, je vous crois ! et vous ne serez pas sa maîtresse ? demanda encore le viveur, persuadé que l’aventure ne devait pas avoir d’autre issue.

— Je serai son amant, répondit Mlle de Vénérande, qui buvait toujours de l’eau pure et émiettait des macarons.

De Raittolbe, cette fois, partit d’un formidable éclat de rire.

— … Le procédé pour lequel je suis prêt à payer un brevet ! dit-il.

Un regard sévère l’arrêta.

— Avez-vous jamais nié l’existence des martyrs chrétiens, de Raittolbe ?

— Ma foi non ! J’ai toujours eu autre chose à faire, ma chère Raoule !

— Niez-vous la vocation de la vierge qui prend le voile ?

— Je me rends à l’évidence. Je possède une cousine charmante aux Carmélites de Moulins,

— Niez-vous la possibilité d’être fidèle à une épouse infidèle ?

— Pour moi, oui, pour un de mes meilleurs camarades, non ! Ah ! ça, cette carafe d’eau est donc enchantée ? Vous me faites peur avec vos questions.

— Eh bien ! mon cher baron, j’aimerai Jacques comme un fiancé aime sans espoir la fiancée morte !

Ils avaient achevé de dîner. Ils repoussèrent la table, qu’un domestique vint enlever discrètement ; puis, côte à côte, ils s’étendirent sur le divan, ayant chacun une cigarette turque à la bouche.

De Raittolbe ne pensait pas à la robe de Raoule, et Raoule ne s’occupait pas du tout des moustaches du jeune officier.

— Ainsi, vous l’entretiendrez ? interrogea le baron d’un ton très dégagé.

— Jusqu’à me ruiner ! Je veux qu’elle soit heureuse comme le filleul d’un roi !

Tâchons de nous entendre ! Si je suis le confident en titre, mon cher ami, adoptons il ou elle, afin que je ne perde pas le peu de bon sens qui me reste.

— Soit : Elle.

— Et la sœur ?

— Une servante, rien de plus !

— Si l’ancien fleuriste a eu des amourettes, elle pourra en avoir de nouvelles ?…

— … Le haschich…

— Diable ! Cela se complique. Et si, par extraordinaire, le haschich ne suffisait pas ?

— Je la tuerais !

Sur ce mot, de Raittolbe alla prendre un livre, au hasard, et éprouva le besoin étrange de se faire une lecture à haute voix. Tout à coup, les fumées du champagne aidant, il lui sembla voir Raoule, vêtue du pourpoint de Henri III, offrant une rose à l’Antinoüs. Ses oreilles bourdonnèrent, ses tempes battirent ; puis, s’étranglant sur les lignes qui dansaient devant lui, il débita des énormités à faire dresser les cheveux à tous les hussards de France.

— Taisez-vous ! murmura Mlle de Vénérande rêveuse. Laissez-moi donc la chasteté de mes pensées quand je pense à elle !

De Raittolbe se secoua. Il vint serrer la main de Raoule.

— Adieu, fit-il doucement. Si je ne me suis pas brûlé la cervelle, demain matin nous irons la voir ensemble.

— Votre amitié triomphera, mon ami. Du reste, on ne peut pas aimer d’amour Raoule de Vénérande !…

— C’est juste ! répliqua de Raittolbe.

Et il sortit très vite parce que le vertige s’emparait de son imagination.

Avant de regagner sa chambre à coucher, Raoule se rendit chez sa tante. Celle-ci, courbée sur un prie-dieu monumental, récitait l’oraison de la Vierge :

— Souvenez-vous, ô très douce Vierge Marie qu’on n’a jamais entendu qu’aucun de ceux qui ont eu recours à vous aient été délaissés…

— Lui a-t-on jamais demandé la grâce de changer de sexe ? songea la jeune femme, embrassant la vieille dévote en soupirant.