Monsieur Vénus/06

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Brossier (p. 89-105).

CHAPITRE VI


La présentation se fit en face d’un chevalet supportant l’ébauche d’un gros bouquet de myosotis.

Jacques avait sa tenue d’atelier : un pantalon de coupe flottante et un veston de molleton blanc.

Il s’était confectionné une cravate de soie en arrachant une des embrasses de ses rideaux, et, les joues fraîches, les yeux clairs, il demeurait là, très confus de cette visite. Les rêves fabuleux du haschich, en passant par son organisation primitive, l’avaient entouré d’une pudeur gauche, d’un embarras de lui-même qui se révélaient dans tous ses gestes. On devinait à la langueur de sa pose que ces rêves hantaient son cerveau, le laissant incertain sur la réalité de l’existence féerique qu’on lui faisait mener.

Raoule, cavalièrement, lui frappa sur l’épaule.

— Jacques, dit-elle, je vous présente un de mes amis. Il est amateur de bons dessins, vous pouvez lui montrer les vôtres.

De Raittolbe, sanglé dans un costume de cheval, portant un faux-col d’ordonnance, reniflait de mauvaise grâce. En entrant, il avait dit : Peste ! à cause de la somptuosité de l’appartement.

— Oui, mâchonna-t-il, scandalisé maintenant par la beauté trop réelle du fleuriste, j’ai dessiné aussi, mais sur des cartes d’état-major ! Monsieur est peintre de fleurs ?…

Jacques, de plus en plus troublé, jeta un regard de reproche à Mlle de Vénérande.

— J’ai fait des moutons, faut-il les sortir ? demanda-t-il sans répondre directement au baron, dont la cravache le gênait. Cette soumission inattendue fit frémir Raoule de tout son corps. Elle ne put qu’acquiescer d’un signe de tête. Pendant qu’il allait chercher ses cartons, Marie Silvert, drapée dans une jupe à volants, la mine haute, l’œil cynique, entra par la porte de la chambre à coucher. Elle avait aux doigts des bagues en chrysocale ornées de pierres fausses. Elle s’arrêta court devant de Raittolbe et, oubliant la présence sacrée de la maîtresse de la maison, elle s’écria :

— Dieu ! Quel garçon chic !

Jacques pouffa de rire, le baron ahuri ouvrit la bouche toute grande et Raoule lança un éclair, terrible.

— Ma chère, vous feriez bien de garder vos admirations pour vous, déclara l’ex-officier, désignant Jacques. Il y a ici des gens à qui cela pourrait donner des mauvaises pensées !…

Cette plaisanterie, d’un goût douteux, était pour le frère, mais la sœur crut qu’elle s’adressait à Raoule.

Marie Silvert se fit très humble, prétendant qu’elle n’avait pas été élevée aux oiseaux.

— Il est nécessaire, dit Raoule, hautaine, de vous procurer, puisque vous allez mieux, une chambre à côté de l’atelier. Ce sera plus commode pour… Jacques !…

— Mademoiselle sera contentée tout de suite. Je sais bien qu’une servante n’est pas à sa place avec les bourgeois. J’ai loué, hier, un cabinet sur le palier et j’y ai mis un méchant lit de fer.

Jacques n’entendit pas. Il décrochait le tableau des moutons, et la fille se retira à reculons, en répétant à voix basse :

— Le bel homme ! Nom de nom, le bel homme !…

L’incident clos, on s’occupa des dessins du jeune artiste. D’un ton détaché, Raoule raconta comment elle lui avait découvert beaucoup de talent ; avec quelques heures d’études au Louvre, ses propres leçons, une solennelle tranquillité dans ce quartier perdu, il ferait des merveilles et pourrait concourir ensuite pour le prix du Salon. Jacques souriait de ses dents éblouissantes. Ah ! oui, c’était une noble ambition, la médaille ! Grâce à sa bienfaitrice il deviendrait célèbre, lui, le pauvre ouvrier toujours sans travail !

Il parlait avec lenteur, voulant prouver à Raoule qu’il savait traiter la bonne compagnie. De temps en temps, il se tournait vers de Raittolbe glissant un : n’est-ce pas, monsieur ? si timide que, de dégoûté qu’il avait été en arrivant, le baron finissait par ressentir une compassion immense pour cette p…, travestie.

Raoule, étendue dans une fumeuse, suivait tous les mouvements de Jacques ; lorsqu’elle lui vit accepter une cigarette, elle faillit bondir de rage. Il fumait par petites aspirations comme un enfant qui craint de se brûler, puis il tenait ça en essayant des airs canailles,

— Jacques, interrogea Raoule, tu n’as plus la fièvre ?…

Il posa la cigarette immédiatement et devint rouge. Alors, elle expliqua à de Raittolbe que, si elle tutoyait Silvert, c’est qu’elle était son aînée et que, d’ailleurs, l’atelier tolère cette sorte de familiarité entre artistes. Le baron opina du bonnet. Après tout, puisqu’on voyageait dans la lune… Le cadre de cette idylle monstrueuse était si sincèrement asiatique, la misère de cette passion infâme était si adroitement dorée, on avait cloué un tapis si épais sur la boue que, lui, le viveur, n’était pas trop fâché d’effleurer ces choses navrantes du bout de sa cravache !…..

Il se compromettait, du reste, la fille de joie et l’amant de cœur à part, en excellente société.

De Raittolbe, bien qu’il eût été jusque-là un honnête homme, avait le siècle, infirmité qu’il est impossible d’analyser autrement que par cette seule phrase.

Il aurait préféré de beaucoup posséder Raoule par autre chose que par les secrets de sa vie privée ; mais enfin, une belle maîtresse n’est pas rare, tandis qu’on n’a pas toujours l’occasion de faire, sur le vif, l’étude d’une dépravation nouvelle.

Peu à peu, la conversation s’anima. Jacques se laissait gagner par la franchise du baron ; il eut des mots drôles et en vint aux confidences.

— Je parie que ce gamin qui n’a pas la taille pour être soldat nous a eu, en revanche, des grosses histoires de femmes ?….. risqua de Raittolbe, clignant de l’œil.

— Avec sa frimousse ! Sans doute !….. ajouta Raoule, qui pétrissait un de ses gants sous ses doigts nerveux.

— Oh ! non…, je vous jure, fit Jacques un peu étonné qu’on lui posât une pareille question dans un pareil lieu. Si j’ai couché dix fois dehors (et il rendit à de Raittolbe son clignement d’yeux), c’est bien tout, allez !…

Raoule se leva pour corriger l’esquisse du bouquet bleu.

— Pas d’amourette ? Pas d’intrigue ? appuya le baron.

— Il n’est permis d’être amoureux qu’aux riches ! murmura le fleuriste dont la gaieté tomba subitement.

Aux dernières cendres de sa cigarette, après avoir complimenté Jacques sur son beau talent, de Raittolbe le salua comme on salue une femme chez elle, c’est-à-dire avec un respect exagéré, puis il prit congé de Raoule en lui disant d’un ton bref :

— Ce soir, aux Italiens, n’est-ce pas ?…

Elle hocha le front, ne se retournant pas, et appela Jacques.

— Tiens, nigaud, dit-elle le souffletant de ses gants lacérés, tâche de faire vivre tes malheureux myosotis ! Tu te souviens trop de ton ancien métier ! Tu me peins des fleurs en bois !

— Je recommencerai, mademoiselle, car je les destine à votre tante.

— Ma foi, du moment que c’est pour ma tante, tu peux les faire en marbre, si tu veux !

De Raittolbe était parti.

— Je te défends de fumer ! s’écria-t-elle secouant le bras de Jacques.

— Eh bien ! je ne fumerai plus !…

— Et je te défends d’adresser la parole à un homme ici sans ma permission.

Jacques, stupéfait, demeurait immobile, gardant son sourire bête.

Soudain, elle se jeta sur lui, le coucha à ses pieds avant qu’il ait eu le temps de lutter ; puis, prenant son cou que le veston de molleton blanc laissait décolleté, elle lui enfonça ses ongles dans les chairs. ;

— Je suis jaloux ! rugit-elle affolée. As-tu compris à présent ?…

Jacques ne bougeait pas, il avait posé ses deux poings crispés, dont il ne voulait pas se servir, sur ses yeux humides.

En sentant qu’elle lui faisait mal, les nerfs de Raoule se détendirent.

— Tu dois t’apercevoir, dit-elle ironiquement, que je n’ai pas, comme toi, des mains de fleuriste et que, de nous deux, le plus homme c’est toujours moi ?

Jacques, sans répondre, la regardait à la dérobée, ayant à chaque coin de ses lèvres un pli amer.

Dans l’inertie qu’on lui imposait, sa beauté féminine ressortait davantage, et de sa faiblesse, devenue peut-être volontaire, émanait une puissance mystérieusement attirante.

— Cruelle !… fit-il très bas.

Raoule saisit un coussin, au hasard, et le mit sous la tête rousse du jeune homme.

— Tu me rends folle ! balbutia-t-elle.

Je voudrais t’avoir à moi seule, et tu parles, tu ris, tu écoutes, tu réponds devant les autres avec l’aplomb d’un être ordinaire ! Ne devines-tu pas que ta beauté, presque surhumaine, déprave l’esprit de tous ceux qui t’approchent ?

Hier, je voulais t’aimer à ma guise’sans t’expliquer mes souffrances ; aujourd’hui, je suis toute hors de moi-même parce qu’un de mes amis s’est assis à côté de toi !…

Elle fut interrompue par de rauques sanglots et porta son mouchoir à son visage, espérant le lui cacher.

Ployée sur les genoux auprès de ce corps étendu, elle avait une fureur d’amant qui brûlait Jacques malgré lui ; alors, il se souleva pour mettre un bras autour de ses épaules.

— Tu m’aimes donc bien ?… demanda-t-il à la fois cynique et doucement calin.

— À en mourir !…

— Me promets-tu de me donner le délire encore toute la journée ?…

— Tu préfères ce délire à mes baisers, Jacques !

— Non !… et ton remède ne me grisera plus, va, car je le cracherai, si tu me le fais avaler de force !… Ce sera un autre délire meilleur…

Il s’arrêta un peu haletant, étonné d’en dire aussi long, puis il reprit la parole d’un accent où on sentait frémir des voluptés ardentes :

— Pourquoi es-tu venue accompagnée de ce monsieur ?… Ne puis-je pas être jaloux à mon tour ? Tu me fais des hontes affreuses ! Tu m’as acheté et tu me bats… C’est comme pour les petits chiens ! Si tu crois que je n’y vois pas clair. J’aurais dû m’en aller, mais voilà… ta confiture verte m’a rendu plus lâche que ma sœur ! J’ai peur de tout….. cependant je suis heureux, très heureux… ; il me semble que je redeviens un bébé de six semaines et que j’ai envie de dormir dans la poitrine de ma nourrice…

Raoule l’embrassait sur ses cheveux d’or, fins comme des effilures de gaze, voulant lui insuffler sa passion monstre à travers le crâne. Ses lèvres impérieuses lui firent courber la tête en avant, et derrière la nuque elle le mordit à pleine bouche.

Jacques se tordit avec un cri d’amoureuse douleur.

— Oh ! que c’est bon ! soupira-t-il se raidissant entre les bras de sa farouche dominatrice ; je ne veux pas savoir autre chose ! Raoule, tu m’aimeras comme il te plaira de m’aimer, pourvu que tu me caresses toujours ainsi !

Les lambrequins de l’atelier étaient baissés. Le bruit des omnibus et des voitures passant dans la rue s’affaiblissait à travers le double vitrage ; on ne percevait plus qu’un grondement sourd pareil au grondement d’un train express. Près du grand lit de repos contre lequel Raoule avait jeté Jacques régnait un demi-jour d’alcôve, et les coussins, entassés derrière eux, formaient comme la stalle capitonnée d’un compartiment de première classe… ; ils étaient seuls, emportés dans un effrayant vertige qui changeait toutes choses de place… ; ils couraient à des abîmes insondables et se croyaient en sûreté aux bras l’un de l’autre.

— Jacques, répondit Raoule, j’ai fait de notre amour un dieu. Notre amour sera éternel….. Mes caresses ne se lasseront jamais !…

— Est-il donc vrai que tu me trouves beau ? que tu me trouves digne de toi, la plus belle des femmes ?…

— Tu es si beau, chère créature, que tu es plus belle que moi ! Regarde là-bas, dans la glace penchée, ton cou blanc et rose, comme un cou d’enfant !… Regarde ta bouche merveilleuse, comme la blessure d’un fruit mûri au soleil ! Regarde la clarté que distillent tes yeux profonds et purs comme le jour tout entier… Regarde !…

Elle l’avait un peu relevé en écartant, de ses doigts fiévreux, ses vêtements sur sa poitrine.

— Ignores-tu, Jacques, ignores-tu que la chair fraîche et saine est l’unique puissance de ce monde !…

Il tressaillit. Le mâle s’éveilla brusquement dans la douceur de ces paroles prononcées très bas.

Elle ne le frappait plus, elle ne l’achetait plus, elle le flattait, et l’homme, si abject qu’il puisse être, possède toujours, à un moment de révolte, cette virilité d’une heure qu’on appelle la fatuité.

— Tu m’as prouvé, fit-il serrant sa taille avec un sourire hardi, tu m’as prouvé, en effet, que je n’avais pas à rougir devant toi. Raoule, le lit bleu nous attend, viens !…

Un nuage descendit des cheveux de Raoule à son front plissé.

— Soit…, mais à une condition, Jacques ? Tu ne seras pas mon amant…

Il se mit franchement à rire, comme il aurait ri en rencontrant, sur certain domaine, une fille récalcitrante.

— Je ne rêverai plus. C’est sans doute ce que tu veux me faire comprendre, mauvaise !… dit-il s’échappant avec une aisance de jeune daim qu’on met en liberté.

— Tu seras mon esclave, Jacques, si l’on peut appeler esclavage l’abandon délicieux que tu me feras de ton corps.

Jacques voulut l’entraîner, elle lui résista.

— Le jures-tu ?… interrogea-t-elle d’un ton devenu impérieux.

— Quoi ?… Tu es folle !…

— Suis-je le maître, oui ou non ! s’écria Raoule se redressant tout à coup, le regard dur et les narines ouvertes.

Jacques recula jusqu’au chevalet.

— Je vais m’en aller… je vais m’en aller ! répéta-t-il désespéré, ne comprenant plus les désirs de son maître et ne désirant lui-même plus rien.

— Tu ne t’en iras pas, Jacques. Tu t’es livré, tu ne peux pas te reprendre ! Oublies-tu que nous nous aimons ?…..

Cet amour, maintenant, était presque une menace ; aussi il lui tourna le dos, la boudant.

Mais elle vint, par derrière, elle l’enlaça de ses deux bras lascifs.

— Pardon ! murmura-t-elle, moi, j’oubliais que tu es une petite femme capricieuse qui a le droit, chez elle, de me torturer.

Allons !… je ferai ce que tu voudras…..

Ils gagnèrent la chambre bleue, lui, abasourdi par la rage qu’elle avait d’exiger l’impossible ; elle, le regard froid, les dents incrustées dans sa lèvre fine. Ce fut elle qui se déshabilla, se refusant à toutes ses avances et lui donnant des trépignements horribles… Sans aucune coquetterie, elle ôta sa robe, son corset, puis elle détacha les rideaux, l’empêchant de s’extasier devant sa splendide stature d’amazone. Lorsqu’il l’embrassa, il lui sembla qu’un corps de marbre glissait entre les draps ; il eut la sensation désagréable d’un frôlement de bête morte tout le long de ses membres chauds.

— Raoule, supplia-t-il, ne m’appelle plus femme, cela m’humilie… et tu vois bien que je ne puis être que ton amant…

La blasée eut, sur les oreillers, un imperceptible mouvement d’épaule qui témoignait de sa complète indifférence.

— Raoule, répéta encore Jacques, essayant d’animer par des baisers furieux la bouche, naguère si ardente, de celle qu’il croyait sa maîtresse. Raoule ! ne me méprise pas, je t’en conjure… Nous nous aimons, tu l’as dit toi-même… Ah ! je deviens fou… je me sens mourir… Il y a des choses que je ne ferai jamais… jamais… Avant de t’avoir à moi toute et de tout cœur !

Les yeux de Raoule se fermèrent. Elle connaissait ce jeu-là, elle savait, mot à mot, ce que la nature dirait par la voix de Jacques…

Combien de fois n’avait-elle pas entendu ces cris-là, hurlements pour les uns, soupirs pour les autres, préambules polis chez les savants, débuts tâtonnants chez les timides…..? Et quand ils avaient tous bien crié, quand ils avaient tous enfin obtenu la réalisation de leurs vœux les plus chers, selon l’éternelle expression, ils devenaient les assouvis béats qui sont tous également vulgaires dans l’apaisement des sens.

— Raoule ! bégaya Jacques retombant brisé de voluptés désespérantes, fais de moi ce que tu voudras à présent, je vois bien que les vicieuses ne savent pas aimer !…..

Le corps de la jeune femme vibra des pieds aux cheveux en entendant la plainte déchirante de cet homme qui n’était qu’un enfant devant sa science maudite. D’un seul bond, elle se précipita sur lui qu’elle couvrit de ses flancs gonflés d’ardeurs sauvages.

— Je ne sais pas aimer… moi… Raoule de Vénérande !… Ne dis donc pas cela puisque je sais attendre !…..