Monsieur Vénus/07

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Brossier (p. -124).

CHAPITRE VII


Une vie étrange commença pour Raoule de Vénérande, à partir de l’instant fatal où Jacques Silvert, lui cédant sa puissance d’homme amoureux, devint sa chose, une sorte d’être inerte qui se laissait aimer parce qu’il aimait lui-même d’une façon impuissante. Car Jacques aimait Raoule avec un vrai cœur de femme. Il l’aimait par reconnaissance, par soumission, par un besoin latent de voluptés inconnues. Il avait cette passion d’elle comme on a la passion du haschich, et maintenant il la préférait de beaucoup à la confiture verte. Il se faisait une nécessité naturelle des habitudes dégradantes qu’elle lui donnait.

Ils se voyaient presque tous les jours, autant que le permettait le monde dont Raoule était.

Quand elle n’avait ni visites, ni soirées, ni études, elle se jetait dans un fiacre et arrivait boulevard Montparnasse, ayant à la main la clef de l’atelier. Elle passait quelques ordres très brefs à Marie et souvent une bourse royalement pleine, puis s’enfermait chez eux, dans leur temple, s’isolant du reste de la terre. Jacques demandait rarement à sortir. Il travaillait lorsqu’elle ne venait pas, et lisait toute espèce de livres, science ou littérature pêle-mêle, que Raoule lui fournissait pour tenir ce cerveau naïf sous le charme.

Il menait, lui, l’existence oisive des orientales murées dans leur sérail, qui ne savent rien en dehors de l’amour et rapportent tout à l’amour.

Il avait quelquefois des scènes avec sa sœur au sujet de sa tranquillité. Elle lui aurait voulu un train de maison, d’autres maîtresses et l’envie de gaspiller le luxe de la pécheresse. Mais lui, toujours calme, déclarait qu’elle ne pourrait pas savoir, qu’elle ne saurait jamais.

D’ailleurs, les portières empêchaient qu’elle pût regarder au trou de la serrure. Elle était obligée, en effet, de demeurer étrangère aux mystères de la chambre bleue. Raoule allait, venait, ordonnait, agissait en homme qui n’en est pas à sa première intrigue, bien qu’il en soit à son premier amour. Elle forçait Jacques à se rouler dans son bonheur passif comme une perle dans sa nacre. Plus il oubliait son sexe, plus elle multipliait autour de lui les occasions de se féminiser, et, pour ne pas trop effrayer le mâle qu’elle désirait étouffer en lui, elle traitait d’abord de plaisanterie, quitte à la lui faire ensuite accepter sérieusement, une idée avilissante. Ce fut ainsi qu’un matin elle lui envoya, par son valet de pied, un énorme bouquet de fleurs blanches, en y ajoutant ce billet : « J’ai ramassé pour toi cette jonchée odorante dans ma serre. Ne me gronde pas, je remplace mes baisers par des fleurs. Un fiancé ne peut faire mieux !… »

Jacques, recevant ce bouquet, devint très rouge, puis il disposa gravement les fleurs dans les potiches de l’atelier, se jouant la comédie vis-à-vis de lui-même, se prenant à être une femme pour le plaisir de l’art.

Au début de leur liaison, il se serait senti grotesque. Il serait descendu et, sous prétexte de respirer un air plus pur, il serait allé boire un bock au cabaret voisin, en compagnie de petits commis ou d’ouvriers cascadeurs.

Raoule s’aperçut tout de suite de la transition qu’elle avait amenée dans ce caractère mou, en voyant la distribution de son bouquet, et, chaque matin, son valet de pied fut chargé de déposer chez le concierge de Jacques des fleurs blanches, immaculées.

Pourquoi blanches, pourquoi immaculées ?

C’est ce que Jacques ne demandait pas.

Un jour, on était à la fin de mai, Raoule commanda un landau couvert et elle alla chercher Jacques pour l’heure du Bois.

Il fut joyeux comme un écolier en vacances, mais il profita très discrètement de cette faveur bizarre. Il resta couché au fond de la voiture, tout près d’elle, la tête abandonnée sur son épaule, répétant de ces bêtises adorables qui rendaient sa beauté plus provocante encore.

Raoule, de l’index, lui indiquait, à travers la glace relevée, les principaux personnages passant près d’eux. Elle lui expliquait les termes de high-life qu’elle employait et le mettait au courant d’une société dont l’accès lui paraissait défendu, à lui, pauvre monstre sans conscience.

Ah ! disait-il souvent, se serrant contre elle avec effroi, tu te marieras, un jour, et tu me quitteras ! Ce qui donnait à son type si frais, si blond, la grâce attendrissante du tendron séduit, en revoyant la possibilité de l’oubli.

Non, je ne me marierai pas ! affirmait Raoule. Non, je ne vous quitterai point, Jaja, et, si vous êtes sage, vous serez toujours mienne !…

Ils riaient tous les deux, mais ils s’unissaient de plus en plus dans une pensée commune : la destruction de leur sexe.

Jaja, pourtant, avait des caprices, des caprices possibles. Il navrait sa sœur, dont les espérances allaient bien au delà de l’atelier rempli de chiffons. Il avait demandé une jolie robe de chambre en velours bleu et doublée de bleu…, et c’était les talons embarrassés dans la longueur de ce vêtement qu’il arrivait sur le seuil, au-devant de Raoule. Celle-ci vint une fois, vers minuit, vêtue d’un complet d’homme, le gardénia à la boutonnière, ses cheveux dissimulés dans une coiffure pleine de frisons, le chapeau haute forme, son chapeau de cheval, très avancé sur son front. Jacques dormait, il avait beaucoup lu en l’attendant, puis avait fini par laisser glisser le livre. La veilleuse éclairait mystérieusement le lit aux brocatelles soyeuses garnies de guipures de Venise. Sa tête ébouriffée reposait dans la batiste fine du drap avec une mollesse charmante. Sa chemise, fermée au cou, ne laissait rien deviner de l’homme, et son bras rond, sans aucun duvet, ressortait comme un beau marbre le long de la courtine de satin.

Raoule le contempla pendant une minute, se demandant avec une sorte de terreur superstitieuse si elle n’avait pas créé, après Dieu, un être à son image. Elle le toucha du bout de son gant. Jacques s’éveilla, bégayant un nom ; mais, en apercevant ce jeune homme debout à son chevet, il tressauta en criant, épouvanté :

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?…

Raoule ôta son chapeau d’un geste respectueux.

— Madame a devant elle le plus humble de ses adorateurs, dit-elle en fléchissant le genou.

Il fut un instant indécis, les yeux hagards, allant de ses bottes vernies à ses courtes boucles brunes.

— Raoule ! Raoule !… Est-il possible ? Tu te feras arrêter !…

— Allons donc ! petite folle ! Parce que j’entre chez toi sans sonner ?

Il lui tendit les bras et elle le couvrit de baisers passionnés, pour ne cesser que lorsqu’elle le vit se pâmer, n’en pouvant plus, implorant les dernières réalisations d’une volupté factice qu’il subissait autant par besoin d’apaisement que par amour vis-à-vis de la sinistre courtisane.

Il s’habitua au déguisement nocturne, ne pensant pas qu’une robe fût indispensable à Raoule de Vénérande.

Ayant une idée fort vague de la haute, selon l’expression si souvent répétée de sa sœur, il ne songeait pas du tout aux efforts d’imagination que Raoule devait faire pour sortir de la cour d’honneur de son hôtel sans qu’on la remarquât.

Tante Élisabeth dormait des huit heures les soirs où il n’y avait pas de réception, mais après le thé du samedi tous les domestiques allaient et venaient du vestibule au salon. De sorte que Raoule, pour fuir sa chambre par l’escalier de service, devait prendre les plus minutieuses précautions. Cependant, une fois, on venait à peine d’éteindre le grand lustre du salon, Raoule descendant rencontra un homme allumant son cigare. Rétrograder c’était perdre l’occasion, et sortir était risquer de se trahir… Elle continua, passa près de l’homme, qui toucha le bord de son chapeau, non sans l’examiner attentivement.

— Deux mots, monsieur, murmura l’attardé en lui touchant l’épaule. Pourriez-vous me donner du feu ?

Raoule avait reconnu de Raittolbe.

— Tiens, fit-elle accentuant sa mine hautaine, vous voyagez du côté des femmes de chambre, mon cher ?

— Et vous ? riposta l’ex-officier très piqué.

— Cela ne vous regarde pas, je suppose.

— Si, monsieur, car de ce côté on peut aussi gagner les appartements d’une femme que je respecte infiniment. Mlle de Vénérande a sa chambre au-dessus de nous, je crois. Je vous fournirai donc des explications en attendant les vôtres. Le minois de Mlle Jeanne m’a conduit ici. C’est très bête, mais très vrai… À votre tour ?

— Impertinent, fit Raoule, étouffant son envie de rire.

D’un geste très prompt, de Raittolbe fit voler sa carte et son cigare à la figure de Raoule, qui, malgré le péril, éclata franchement de rire. Elle se découvrit et tourna son beau visage vers son interlocuteur.

— Ah ! par exemple ! grommela de Raittolbe, voilà une mascarade à laquelle je ne m’attendais pas encore !

Tant pis, je vous emmène ! riposta Raoule.

Et ils gagnèrent le tilbury attendant dans l’avenue. De Raittolbe se répandit en lamentations sur les dépravées qui gâtent les meilleures choses. Il déclara que ce petit Jacques lui produisait l’effet d’un paquet de chairs pourries. Quant à sa sœur, elle avait bien raison d’aimer les jolis garçons. Parbleu ! Elle soutenait au moins l’honneur de sa corporation. Et, tout en maugréant, tout en jurant, il poussait le cheval dans la direction du boulevard Montparnasse, tandis que Raoule, renversée derrière lui, riait à gorge déployée. Ils arrivèrent très tard.

Une femme, sous un réverbère, semblait les attendre, en face de Notre-Dame-des-Champs, silencieuse.

Il y avait peu de monde dans la rue à pareille heure et l’on pouvait supposer qu’elle faisait le trottoir.

— Pstt !… Voulez-vous monter chez moi ? le monsieur à la décoration… Je suis aussi gentille qu’une autre, vous savez, fit la fille accostant de Raittolbe.

Elle était en toilette de soie, avec une mantille espagnole retenue par un peigne de corail. Son œil luisait de promesses et pourtant une toux creuse avait interrompu sa phrase.

— Vous !… s’exclama Mlle de Vénérande levant sa badine d’une main et lui saisissant le bras de l’autre.

Marie Silvert, se voyant reconnue par le maître de la maison, essaya de rétrograder.

— Faites excuse, bégaya-t-elle, je croyais rencontrer quelqu’un de connaissance ; vous savez, ne pensez pas à mal, j’ai aussi des connaissances dans la haute, moi.

Raoule, d’un mouvement irréfléchi, frappa la fille à la tempe, et, comme la badine avait une petite pomme d’agate, Marie Silvert tomba évanouie sur le trottoir.

— Cré mille tonnerres ! fit de Raittolbe exaspéré. Vous auriez pu retenir votre indignation, mon jeune camarade ; nous allons être conduits au poste, ni plus ni moins ! Sans compter que vous n’êtes pas logique. Si vous descendez, cette fille monte… La punition était inutile !

Raoule frissonna.

— Taisez-vous ! de Raittolbe. Ma passion n’a rien à démêler avec cette femelle de bas étage. J’aurais dû la chasser depuis longtemps.

— Je ne vous conseille pas d’essayer !… répliqua sèchement l’ex-officier de hussards.

Il ramassa Marie, qu’il chargea sur ses épaules, et, avant la venue des sergents de ville, ils se firent ouvrir la porte de la maison.

Raoule, ne s’inquiétant pas du tour que prendrait l’aventure pour de Raittolbe, le laissa entrer chez la sœur, pendant qu’elle se rendait chez le frère. Jacques n’était pas couché, il avait même entendu crier dans la rue.

Il courut à Raoule et se suspendit à son cou, exactement comme l’eût fait une épouse anxieuse.

— Jaja pas gai, déclara-t-il, d’un ton dont la naïveté contrastait avec son sourire effronté.

— Pourquoi cela, mon cher trésor ?

Et Raoule le porta presque jusqu’au prochain fauteuil.

— J’ai cru qu’on t’arrêtait, ma foi ; on s’est disputé, je crois, sous ma fenêtre.

— Non, rien ! À propos, tu ne m’avais pas dit que ton estimable sœur ne se contentait pas du bien-être que je lui donne. Elle provoque les passants sur les boulevards, une heure après minuit.

— Oh ! fit Jacques scandalisé.

— Me prenant pour un autre tout à l’heure, elle s’est permis…

Pareille idée eût amusé le fleuriste, trois mois plus tôt ; ce soir-là, elle l’indigna…

— La misérable, fit-il.

— Tu me permettras de supprimer Mlle Silvert, n’est-ce pas ?

— Tu es dans ton droit ! Te provoquer ?… ajouta-t-il d’un ton jaloux.

— Il paraît clair que j’ai les allures d’un monsieur… sérieux, comme disent ces demoiselles !

Et Raoule posait son pardessus avec une désinvolture très masculine.

— Pourtant, soupira Jacques, il te manquera toujours quelque chose !

Elle s’assit à ses pieds sur un tabouret bas, s’extasiant dans une muette adoration. Il avait sa robe de velours serrée à la taille par une cordelière, et sa chemise à plastron brodé avait juste ce qu’il fallait de col pour ne pas être complètement du linge de femme. Ses mains, qu’il soignait beaucoup, étaient d’un blanc mat comme les mains d’une paresseuse ; dans ses cheveux roux, il avait mis de la poudre à la maréchale.

— Tu es divine !… ; fit Raoule. Je ne t’ai jamais vue si jolie ?

— C’est que je t’ai fait la surprise complète… Nous souperons !… J’ai ordonné du champagne et j’ai résolu de te paraître agaçante !

— Vraiment ?

Il alla reculer le paravent chinois et découvrit à Raoule une table servie flanquée de deux seaux de glace.

— Tiens ! dit-il, je veux même te griser !

— Voyez-vous ! mademoiselle reçoit !

À cet instant, on heurta derrière les portières.

— Qui est là ?… demanda Jacques très contrarié.

— Moi ! riposta Marie. Et, quand on eut tiré le verrou, elle entra très pâle, la mantille arrachée, un peu de sang sur la joue.

— Mon Dieu ! Qu’as-tu donc ?… s’exclama Jacques.

— Presque rien, dit la fille d’une voix rauque… C’est madame qui a failli me tuer.

— Te tuer !

— Allons ! du calme, fit Raoule méprisante ; il doit y avoir un médecin dans les environs, envoyez-le chercher par la concierge ou par de Raittolbe, s’il n’est pas parti.

— Je suis là, fit ce dernier, paraissant et faisant un signe de tête à Raoule, qui demeurait immobile.

— Explique-toi, murmura Jacques, versant un verre de champagne à sa sœur et la faisant asseoir dans un fauteuil.

— Voilà ! mon petit. Cette catin que tu aimes à l’envers m’a fichu une volée, sous prétexte que je raccroche à sa porte, nous ne sommes pas chez nous ici, faut croire !… Rien que pour elle ce serait un carnaval toutes les nuits, vois-tu ça ! Elle va se mêler des affaires des pauvres filles qu’ont d’autres goûts que les siens. Elle fait la police des mœurs, dresse la carte et assomme par-dessus le marché. Mais, malgré l’honnêteté de monsieur (et elle désignait le baron faisant toujours des signes désespérés à Raoule), je veux lui régler son compte tout de suite. Je me fous de vos sales amours et, puisqu’on est de la canaille ensemble, on peut se secouer un brin avant de se quitter, pas vrai !

En lâchant ces mots, qui détonnaient comme des coups de fusil à travers les splerdeurs de la pièce, la fille retroussa ses manches, et, quittant le fauteuil, vint se camper devant Raoule.

Elle était complètement ivre. Quand son haleine vint au visage de Mlle de Vénérande, il sembla à celle-ci qu’on répandait sur elle une bouteille d’alcool.

— Misérable, rugit Raoule, cherchant dans les poches de son veston le couteau-poignard qui ne la quittait jamais.

De Raittolbe s’élança entre elles deux, tandis que Jacques maintenait sa sœur en respect.

— Assez ! dit de Raittolbe, qui aurait voulu être à mille lieues du boulevard Montparnasse. Vous êtes une ingrate ! mademoiselle Silvert, et, de plus, vous n’avez pas votre raison. Retirez-vous !

— Non, hurla Marie, au comble de la démence, je veux démolir la drôlesse, avant de partir. Elle me dégoûte, que je vous dis ?

Jacques, consterné, essayait de la pousser dehors.

— Toi aussi, râla-t-elle, renie ta sœur, sale m……

Jacques devint pâle comme un mort ; lentement, sans riposter un mot, il gagna sa chambre dont il laissa retomber la portière sur lui. Enfin, de Raittolbe, à bout de patience, enleva Marie, et, en dépit de ses efforts et de ses cris furibonds, l’emporta chez elle, l’y enferma ; puis, revenant à Raoule :

— Ma chère amie, dit-il, évitant de la regarder en face, je crois que l’esclandre vous donne à réfléchir ; cette créature, si avilie qu’elle soit, me paraît très dangereuse….. prenez garde ! Si vous la chassez, après-demain le Tout-Paris élégant pourrait bien connaître l’histoire de Jacques Silvert.

— Voulez-vous, au contraire, m’aider à l’écraser, répondit Raoule, livide de rage.

— Ma pauvre enfant ! vous connaissez mal la véritable femelle. Il n’y a pas pour elle de métamorphose possible. Je vous promets de l’apaiser, voilà tout !

— Par quel moyen ? interrogea Raoule, fronçant le sourcil.

— Ceci est mon secret ; mais soyez sûre que votre ami saura se dévouer.

Raoule eut un mouvement de révolte ; elle avait compris.

— On fait ce qu’on peut, riposta de Raittolbe.

Et il se retira, très digne.