Monsieur Vénus/09

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Brossier (p. 143-156).

CHAPITRE IX


Marie Silvert, pour voir et entendre ce qui se passait chez son frère, avait pratiqué un trou dans le mur de sa chambre attenante à l’atelier.

La mouche de feu que Jacques voyait scintiller dans l’obscurité était ce trou, qu’illuminait une lampe.

De Raittolbe trouva la fille couchée, buvant une tasse de rhum, qu’elle venait de faire chauffer sur un petit appareil flambant encore auprès du lit.

Cette chambre ne ressemblait en rien au reste de l’appartement meublé par les soins de Raoule de Vénérande. Sur un papier rayé, quelque peu moisi, se détachait une armoire à glace, très lourde, en acajou ardent ; le lit, sans rideaux, était du même acajou, mais moins foncé ; quatre chaises, recouvertes de percale cerise, prenaient des poses effarées autour d’une table de bois blanc, çà et là, noircie par les fonds de poêle ; à gauche de la porte, sur le fourneau, où pêle-mêle s’étalait la vaisselle, certain chapeau, rehaussé de plumes, trempait l’une de ses brides dans la soupière pleine de beurre fondu.

Marie Silvert, le sang aux pommettes, humait son rhum en faisant clapper sa langue ; tout en le dégustant, elle couvait de son vil attendri un veston orné du ruban rouge, jeté sur la plus proche des quatre chaises.

— Quel imbécile je suis ! mâchonna de Raittolbe, les bras croisés debout devant cette couche que, mentalement, il ne pouvait s’empêcher de comparer à celle de Jacques.

— Toi, mon gros, un imbécile ! fit Marie scandalisée.

— Mordieu ! reprit l’ex-officier, je viens de me conduire comme un brutal et non comme un justicier.

— Qu’as-tu fait ? interrogea la fille, lâchant sa tasse.

— J’ai fait, j’ai fait, mille millions de diables ! j’ai rossé Mademoiselle ton frère, et cela sans m’en douter, tant j’en avais envie depuis quelques semaines.

— Tu l’as battu ?

— Corrigé d’importance !

— Pourquoi ?

— Ah, voilà ce dont je n’ai pas idée, je crois qu’il m’a insulté, et encore je n’en suis pas très sûr.

Marie, blottie dans ses draps, prenait des allures de chatte heureuse.

— Tu étais monté….., soupira-t-elle, l’amour produit souvent cet effet-là ; j’aurais dû me douter que tu allais le secouer !…

— N’en parlons plus ! Si Raoule se plaint, tu me l’adresseras… Bonsoir ! décidément, j’ai eu tort de me mêler de vos affaires. C’est trop compliqué pour le cerveau d’un honnête homme.

— Tu es fâché aussi contre moi ? interrogea la fille, se dressant tout anxieuse.

— Peuh !…

Et de Raittolbe acheva sa toilette, sans vouloir dire autre chose.

Sur le boulevard, la fraîcheur du matin rasséréna le baron, mais une idée fixe et presque douloureuse lui resta implantée au cerveau comme une pointe de couteau au milieu du front : il avait frappé Silvert qui ne se défendait pas, Silvert nu sous le velours de sa robe, Silvert, les membres déjà broyés par une énervante fatigue.

Qu’avait-il besoin, lui, l’esprit fort, d’aller moraliser un pauvre être absurde ? Une jolie besogne ! ma foi. Encore s’il avait fait cette exécution le premier jour, mais non ! Il était devenu d’abord l’amant de la plus dégoûtante des prostituées…

Il se rendit à pied rue d’Antin où il avait un entresol, et, arrivé dans son fumoir, s’enferma pour écrire à Mlle de Vénérande.

Dès le début de sa lettre, la plume lui glissa des doigts. Loyalement, il ne pouvait lui laisser ignorer la cause de sa brutalité ; d’autre part, se disait-il, en vertu de quel droit vais-je m’interposer entre les hontes mutuelles de ces deux amants ? Si Raoule voulait épouser Silvert, le scandale ne concernerait qu’elle ; le devoir ne lui incombait pas de veiller sur l’honneur de cette femme.

Il avait déjà déchiré trois feuilles, à peine commencées, quand soudain, se rappelant le trou percé par Marie dans le mur séparant du monde entier les amours dont il venait de cravacher la moitié, il se sentit tellement coupable qu’il répudia toute pensée d’accuser personne.

Il se contenta donc de révéler à Raoule la situation exacte de cette ouverture pratiquée sur sa vie privée, avoua que, pour calmer l’humeur dangereuse de Mlle Silvert, il avait cru nécessaire de céder à sa fantaisie, que l’admiration de celle-ci pour sa personne augmentant dans d’inquiétantes proportions, il allait prendre le parti de lui envoyer, en guise d’adieu, un billet de banque et ne remettrait plus les pieds à l’atelier du boulevard Montparnasse.

Il terminait en déplorant l’accès de vivacité dont Jacques avait été victime.

Raoule devait rester peu de temps chez la duchesse d’Armonville, elle ne faisait que de courtes absences de Paris, sacrifiant à ses amours les voyages d’été prescrits par les usages mondains ; cependant, le baron n’oublia pas sur sa lettre cette mention : « Faire suivre. » Puis, la conscience tranquillisée, il reprit son train de vie habituel.

Jacques n’ignorait pas l’adresse de Raoule, mais la pensée de se plaindre ne lui vint pas. Il prit simplement un bain et évita toute explication avec sa sœur. Jacques, dont le corps était un poème, savait que ce poème serait toujours lu avec plus d’attention que la lettre d’un vulgaire écrivain comme lui. Cet être singulier avait acquis au contact d’une femme aimée toutes les sciences féminines.

Malgré son silence, Marie s’étonna de lui voir une balafre sur la joue.

— Il paraît que tu as fait ton fanfaron, lui dit-elle, goguenarde ; est-ce que M. de Raittolbe t’aurait manqué de respect.

La fille soulignait ses paroles d’une cruelle ironie, car elle trouvait, au fond, que son frère allait un peu loin dans ses complaisances pour celle qui payait.

— Non ! il voulait me défendre de me marier, répondit amèrement Jacques.

— Tiens ! grommela-t-elle, ce n’est pas ce qu’il me promettait de te dire. Ah ! il voulait te défendre ça… eh bien, tu te f… de lui parbleu ! Ta Raoule est trop empaumée pour ne pas légaliser vos amusements un jour ou l’autre. Je te conseille même de pousser la chose, j’ai mon idée.

— Quelle idée ?

Marie se campa devant son frère, se haussant sur les pointes :

— Si tu épouses Mlle de Vénérande, une fille de la haute, riche à millions, moi, ta sœur, je pourrais bien me ranger, comme on dit, et devenir Mme la baronne de Raittolbe.

Jacques s’absorbait dans la contemplation d’une petite boîte d’écaille remplie de pâte verte.

— Tu crois !…

— J’en suis sûre ; et dame, alors, on oublierait ensemble les mauvais jours, on serait tous de la belle société.

Jacques eut un éclair dans les yeux, son teint délicat se colora tout à coup.

— Je pourrai punir ses anciens amants quand j’aurai le droit d’être honnête !…

— Sans doute ! mais de Raittolbe n’a jamais été son amant, imbécile ! Il trouve les vraies femmes trop à son goût, je t’en réponds.

— Oh ! pourquoi m’aurait-il frappé si fort ? objecta le jeune homme, tandis qu’une larme brûlante montait à sa paupière.

Marie se contenta de lever les épaules, ayant l’air de prétendre que Jacques était naturellement destiné aux coups de fouet.

Raoule annonça par dépêche, le lendemain, qu’elle viendrait la nuit suivante.

En effet, vers huit heures du soir, l’hôtel de Vénérande était mis en rumeur par le retour précipité de mademoiselle. Tante Élisabeth, croyant à une catastrophe, courut à sa rencontre.

— Comment, mignonne, s’écria-t-elle, tu reviens déjà ! quand on étouffe ici et qu’il fait si bon respirer dans les bois !…

— Oui, je reviens, ma chère tante. Notre amie la duchesse a ses nerfs d’une façon effroyable, parce que le baron de Raittolbe ne veut pas aller sonner du cor chez elle. Ce pauvre baron a des passions mystérieuses qui le retiennent loin de nous.

— Voyons, Raoule, ne sois pas médisante, soupira la chanoinesse intimidée.

Raoule se coucha de très bonne heure, prétextant une immense fatigue. À minuit, elle roulait en fiacre vers la rive gauche.

Jacques l’attendait, confiant dans la vengeance qu’elle lui apportait, car la dépêche disait : « Je sais tout. »

Sans se demander comment elle savait tout, Jacques comptait sur une explosion terrible pour celui qu’il accusait d’avoir été un amant heureux.

Raoule se jeta avec une fougueuse impétuosité dans l’atelier dont les lustres et les torchères, en signe de réjouissance, étaient brillamment illuminés.

— Jaja ? où est Jaja ? cria-t-elle, en proie à une impatience fiévreuse.

Jaja s’avança, souriant, les lèvres tendues.

Elle lui saisit les mains et l’ébranla d’une seule pression.

— Parle vite… Que s’est-il passé ? M. de Raittolbe m’écrit qu’il regrette d’avoir discuté avec toi sur un sujet scabreux… ce sont ses propres termes. Tu vas me donner des détails, hein ?

Elle se penchait sur lui, le dévorant de ses regards fulgurants.

— Tiens ! qu’as-tu donc sur la joue… cette grande raie bleue ?…

— J’en ai bien d’autres, viens dans notre chambre, et tu verras.

Il l’entraîna, ayant soin de refermer les portières après eux. Marie gardait son ricanement moqueur, mais elle était inquiète ; elle se retira chez elle pour mettre l’oreille au trou de la muraille.

Jacques fit glisser un à un ses habits et alors Raoule eut le cri de la louve qui retrouve ses petits égorgés.

La peau fine de l’idole était zébrée de haut en bas de longues cicatrices bleuâtres.

— Ah ! s’écria la jeune femme, grinçant des dents, on me l’a massacré !

— Un peu, c’est vrai, dit Jacques, s’asseyant sur le bord de son lit pour examiner à son aise les teintes nouvelles que prenaient ses meurtrissures. Ton ami de Raittolbe a la poigne solide.

— De Raittolbe t’a mis dans cet état, lui ?

— Il ne veut pas que je t’épouse… il t’aime, cet homme !

Rien ne peut rendre l’accent avec lequel Jacques dit ces mots.

Raoule, à genoux, comptait les traces brutales de la baguette.

— Je lui arracherai le cœur, tu sais ? Il est entré ici… réponds-moi ? ne me cache rien !

— J’étais endormi. Lui sortait de la chambre de ma sœur. Nous avons eu une explication à propos de mariage… Puis, il a voulu me toucher pour me faire mieux comprendre… J’ai reculé parce que tu m’avais défendu de me laisser toucher, te rappelles-tu ? Je lui ai même dit pourquoi il me déplaisait de sentir sa main sur mon bras…

— Assez, rugit Raoule au comble de la rage, cet homme t’a vu ! Cela me suffit, je devine le reste. Il t’a voulu et tu lui as résisté.

Jacques partit d’un éclat de rire :

— Es-tu folle, Raoule ? Si je t’ai obéi, en lui défendant de me toucher, ce n’est pas une raison pour croire qu’il… Oh ! Raoule, c’est très laid, ce que tu oses supposer ; il m’a frappé par jalousie, voilà tout.

— Allons donc ! mes sens me disent trop ce que peuvent éprouver les sens d’un homme, fût-il honnête, en se trouvant face à face avec Jacques Silvert…

— Mais, Raoule…

— Mais… je te répète que ce que j’apprends me suffit.

Elle le força à se coucher de suite, alla chercher une fiole d’arnica et le pansa, comme s’il se fût agi d’un enfant au berceau.

— Tu ne t’es guère soigné, mon pauvre amour ; il fallait appeler un médecin ! dit-elle quand elle eut fini.

— Je ne voulais pas qu’on pût me regarder encore !… Pour tout remède, j’ai pris du haschich !

Raoule demeura une seconde en muette adoration, puis elle se rua tout à coup sur lui, oubliant les marques bleues, envahie d’un vertige frénétique, d’un désir suprême de l’avoir à elle par les caresses comme ce bourreau l’avait eu par les coups. Elle le serra tellement fort que Jacques cria de douleur.

— Tu me fais mal !

— Tant mieux, râla-t-elle. Il faut que j’efface chaque cicatrice sous mes lèvres ou je te reverrai toujours nu devant lui…

— Tu n’es pas raisonnable, gémit-il doucement, et tu vas me donner envie de pleurer !

— Pleure ! Qu’importe, il t’a vu sourire !

— Oh ! tu deviens plus cruelle que sa plus cruelle injure. Il t’affirmera lui-même que je dormais… Je n’ai pas pu lui sourire… ensuite j’ai mis ma robe de chambre !

Les explications naïves de Jacques n’étaient que de l’huile jetée sur le feu.

— Qui sait ! Mon Dieu ! songea la jeune femme, si cet être, que je crois soumis à ma puissance n’est pas un fourbe dépravé depuis longtemps !

Une fois le doute entré dans son imagination, Raoule ne se maîtrisa plus. D’un geste violent, elle arracha les bandes de batiste qu’elle avait roulées autour du corps sacré de son éphèbe, elle mordit ses chairs marbrées, les pressa à pleines mains, les égratigna de ses ongles affilés. Ce fut une défloration complète de ces beautés merveilleuses qui l’avaient, jadis, fait s’extasier dans un bonheur mystique.

Jacques se tordait, perdant son sang par de véritables entailles que Raoule ouvrait davantage avec un raffinement de sadique plaisir. Toutes les colères de la nature humaine, qu’elle avait essayé de réduire à néant dans son être métamorphosé, se réveillaient à la fois, et la soif de ce sang qui coulait sur des membres tordus remplaçait maintenant tous les plaisirs de son féroce amour…

… Immobile, l’oreille toujours collée au mur de sa chambre, Marie Silvert tâchait d’entendre ce qui se passait ; soudain, elle perçut une exclamation déchirante.

— Au secours ! Je souffre ! Marie, au secours !

Elle fut glacée jusqu’aux moelles et, comme c’était une vraie femme, selon le mot de de Raittolbe, elle n’hésita pas à courir du côté de la tuerie…