Monsieur Vénus/14

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Brossier (p. 227-238).

CHAPITRE XIV


Ils étaient restés en plein Paris pour lutter, pour braver. L’opinion publique, cette grande prude, se refusa au combat. On fit le vide autour de l’hôtel de Vénérande. Mme Silvert fut peu à peu rayée du clan des femmes recherchées ; on ne lui ferma pas les portes, mais il y eut des audacieux qui ne repassèrent plus son seuil. Les fêtes d’hiver ne réclamèrent plus sa présence, on ne la consulta plus au sujet de la nouvelle pièce, du nouveau roman, des nouveautés de la mode. Ils allaient, Jacques et Raoule, beaucoup au théâtre, mais leur loge ne s’ouvrait jamais pour un ami ; ils n’avaient plus d’amis, ils étaient les maudits de l’Éden, ayant derrière eux, non pas un ange brandissant un glaive flamboyant, mais une armée de mondains. L’orgueil de Raoule tint bon.

L’épisode de la tante, se rendant au couvent la nuit même de leurs noces, défrayait mainte conversation, et, comme personne n’avait plaint la chanoinesse, alors qu’elle ne menait pas l’existence de ses rêves, on la plaignit énormément lorsqu’elle eut réalisé son vœu le plus cher.

Quant à Marie Silvert, elle ne reparaissait pas. Dans une classe qui n’avait aucun rapport avec la société dont Raoule faisait partie, on savait seulement que certaine maison se fondait dans le genre tout à fait luxueux, et quelques habitués de ces sortes de maisons savaient qu’une Marie Silvert la dirigerait.

Tant il est vrai que les aumônes des saints ne sanctifient souvent pas ceux qui les reçoivent.

Rien pourtant ne transpirait dans l’entourage de Raoule ; elle-même ignorait ce fait honteux. On la respectait, voilà tout. Et on se garait sur son passage, comme sur le passage d’une femme menacée par une prochaine catastrophe.

Un soir, Jacques et Raoule retardèrent, d’un accord tacite, l’heure du plaisir. Il y avait trois mois qu’ils étaient mariés, trois mois que chaque nuit les retrouvait s’étourdissant de caresses sous la coupole bleue de leur temple. Mais ce soir-là, près d’un feu mourant, ils causaient : on ne sait pas quel attrait il y a quelquefois dans l’agonie de la braise. Jacques et Raoule avaient besoin de causer l’un près de l’autre, sans transports féminins, sans cris voluptueux, en bons camarades qui se revoient après une longue absence.

— Qu’est donc devenu de Raittolbe ? fit Raoule, lançant au plafond la fumée d’une cigarette turque.

— C’est vrai, murmura Jacques, il n’est pas poli !

— Tu sais que je n’en ai plus peur, fit Raoule en riant.

— Moi, cela m’amuserait de jouer à ton mari devant ses moustaches hérissées.

— Tiens ! voyez-vous ce petit fat !….. Elle ajouta gaiement :

— Veux-tu que nous lui offrions demain une tasse de thé….. nous n’irons pas à l’Opéra et nous ne lirons pas de vieux livres.

— Si tu n’y vois pas d’inconvénient.

— La lune de miel ne permet pas les surprises, madame, fit Raoule, portant à ses lèvres la main blanche de Jacques.

Celui-ci rougit et haussa les épaules dans un imperceptible mouvement d’impatience.

Le lendemain soir, le samovar fumait devant de Raittolbe qui n’avait pas fait d’objection à l’invitation de Raoule.

Les premières paroles échangées sentirent l’ironie de part et d’autre. Jacques frisa l’impertinence, Raoule la dépassa, de Raittolbe appuya fortement.

— Vous nous boudez, dit Jacques en lui offrant l’index, comme s’il y mettait de la condescendance.

— Le cher baron serait-il jaloux de notre bonheur ? interrogea Raoule, se dressant comme un gentilhomme offensé.

— Mon Dieu ! mon excellent ami, fit de Raittolbe, affectant la confusion et ne s’adressant qu’à Mme Silvert, je crains toujours les lubies des femmes nerveuses ; si par hasard mon élève, et il désignait Jacques, s’était passé la fantaisie de démoucheter un de ses fleurets, vous comprenez…..

En prenant le thé, on échangea encore quelques allusions sanglantes.

— Vous savez que les Sauvarès, les René, les d’Armonville, jusqu’aux Martin Durand, nous fuient, lança Raoule entre deux mauvais rires de diable qui constate sa damnation.

— Ils ont tort….. Je prends sur moi de les remplacer avantageusement….. On a des amis intimes ou on n’en a pas, repartit de Raittolbe.

À dater de ce moment, il revint tous les mardis à l’hôtel de Vénérande. Les leçons d’escrime furent remises en vigueur ; une fois même, Jacques alla, en compagnie du baron, essayer un cheval récemment acheté. Le mariage semblait avoir comblé tous les abîmes jadis ouverts sous les pieds de l’exofficier de hussards.

Il traitait d’égal à égal avec Jacques, et, en le voyant bien campé sur sa selle, le cigare au coin de la bouche, l’œil hardi, il pensait :

— Peut-être tirerait-on un homme de cet argile….. si Raoule voulait.

Et il songeait à une réhabilitation possible, provoquée, en une minute d’oubli, par une vraie maîtresse que Raoule serait forcée de combattre avec la tactique féminine habituelle.

Au retour du Bois, Jacques désira visiter l’appartement de de Raittolbe. Ils poussèrent jusqu’à la rue d’Antin.

En pénétrant dans cet intérieur, Jacques fronça les narines.

— Oh ! fit-il, ça sent rudement le tabac chez vous !

— Dame, mon cher mignon, objecta de Raittolbe, malicieux, je ne suis pas un apostat, moi ! J’ai mes croyances, je les garde.

Soudain, Jacques eut une exclamation ; il venait de reconnaître, un à un, tous les meubles de son ancien appartement du boulevard Montparnasse.

— Tiens, fit-il, je les avais laissés à ma sœur.

— Oui, elle me les a revendus ; ce n’étaient cependant pas les amateurs qui manquaient, mais…..

— Quoi ? interrogea le jeune homme intrigué.

— J’ai tenu à les avoir parce qu’ils sont autant de chapitres d’un roman vécu qu’il était inutile de voir publier un jour.

— Ah ! vous êtes fort aimable ! balbutia Jacques, en s’asseyant sur son ancien divan oriental.

Il n’avait trouvé que cette phrase banale pour remercier le baron de sa délicatesse. Celui-ci se mit à côté de lui.

— Ce temps est loin, n’est-il pas vrai, Jacques ?

Et, cavalièrement, il lui frappait sur la cuisse.

— Qu’en savez-vous ? murmura Jacques, laissant aller sa tête en arrière.

— Comment ? Je pense bien que Mme Silvert nous donnera bientôt l’occasion de sucer quelques dragées. Pour ma part, j’en commanderai au kirsch, ne pouvant les avaler qu’au kirsch.

— Voyons, mauvais plaisant, vous allez vous taire ?

— Hein ? grogna de Raittolbe.

— Eh ! oui, sans doute ? Ne voulez-vous pas que j’accouche par-dessus le marché ?

Le baron saisit au hasard un superbe narghilé de porcelaine et l’envoya se briser contre le mur.

— Mille millions de tonnerres ! rugit-il, vous êtes donc empaillé, vous ? Cependant, je n’ai pas eu la berlue certaine nuit.

— Bah ! fit Jacques avec abandon, une mauvaise habitude est si tôt prise !

De Raittolbe se promenait de long en large.

— Jacques, dit-il, avez-vous envie d’essayer autre chose, sans que jamais votre bourreau femelle en sache rien ?

— Peut-être…

Et Jacques eut un étrange sourire.

— Allez voir, au crépuscule, ce qui se passe chez votre sœur.

— Débauché ! fit le mari de Raoule, secouant sa jolie tête rousse.

— Vous refusez ?

— Non ! je demande des explications.

— Oh ! déclara de Raittolbe, plein d’une pudeur comique, je ne me charge pas de la réclame de ces maisons-là ; elles sont toutes charmantes et savantes, voilà tout.

— Ce n’est pas assez.

— Fichtre ! le canard décapité, alors ? marmotta de Raittolbe furieux. Jacques leva son œil étonné, pur comme un cil de vierge, sur le viveur à poil rude qui lui parlait.

— Que dites-vous, baron ?…

Ah ! c’est drôle, morbleu ! sacrebleu !

Et de Raittolbe s’étreignait les tempes ; puis, il contempla ce visage fatigué, mais si délicat dans ses traits de blonde voluptueuse.

— Je ne puis pourtant pas vous raconter une histoire qu’ensuite vous irez répéter à notre fougueuse Raoule…, espèce de fille manquée.

— Non ! je ne dirai rien…, racontez tout ce que vous voudrez… si c’est drôle.

Et, saisi d’une curiosité malsaine, Jacques oubliait à qui il avait affaire ; confondant toujours les hommes dans Raoule et Raoule dans les hommes, il se leva et vint joindre ses mains sur l’épaule de de Raittolbe.

Un moment, son souffle parfumé effleura le cou du baron. Celui-ci frémit jusqu’aux moelles et se détourna, regardant la fenêtre qu’il eût bien voulu ouvrir.

— Jacques, mon petit, pas de séduction ou j’appelle la police des mœurs.

Jacques éclata de rire.

— Une séduction en veston de cheval ? oh ! quel vilain dépravé ! Baron, vous êtes inconvenant, ce me semble !…

Mais le rire de Jacques était devenu nerveux.

— Eh ! eh ! je vous le paraîtrais moins si vous étiez en veston de velours !… eut la folie de répliquer de Raittolbe.

Jacques fit une moue. Quand il vit se plisser la bouche du monstre, de Raittolbe fit un bond jusqu’à la fenêtre :

— J’étouffe, râla-t-il.

Lorsqu’il revint auprès de Jacques, celui-ci se tordait sur le divan, dans un accès de rire inextinguible.

— Sortez, Jacques ! fit-il, la cravache levée.

Puis, l’abaissant :

— Sortez, Jacques, reprit-il avec une voix presque défaillante, car cette fois vous pourriez vous faire tuer.

Jacques s’empara de son bras.

— Nous ne savons pas encore assez bien nous battre, fit-il, l’entraînant de force jusqu’à leurs chevaux, piaffant près du trottoir.

Ils dînèrent à l’hôtel de Vénérande, côte à côte, sans qu’aucune allusion à la scène de l’après-midi pût alarmer la confiance de Raoule.

Une nuit, Mme Silvert pénétra seule dans le temple azuré. Le lit de Vénus demeura vide, le brûle-parfums ne s’alluma pas, Raoule n’endossa point l’habit noir…

Jacques, sorti après le déjeuner pour assister à un assaut de maîtres en renom, n’était pas rentré.

Vers minuit, Raoule doutait encore de la possibilité d’une trahison. Machinalement, ses yeux se fixèrent sur l’amour soutenant le rideau ; elle crut lui voir une expression moqueuse.

Elle sentit ses veines se glacer d’un effroi inconnu… Elle courut au fond de la chambre chercher un poignard dissimulé derrière son portrait, et se l’appuya sur le sein.

Un bruit de pas se fit entendre dans le cabinet de toilette.

— Monsieur ! cria la voix de Jeanne.

La soubrette prenait sur elle de l’annoncer sans ordre, pour rasséréner madame, dont la physionomie bouleversée lui avait fait peur.

En effet, monsieur entrait quelques secondes plus tard.

Raoule s’élança avec un cri d’amour ; mais Jacques la repoussa brutalement.

— Qu’as-tu donc ? balbutia Raoule, affolée… on dirait que tu es ivre !

— Je viens de chez ma sœur, dit-il d’une voix saccadée… de chez ma sœur la prostituée… et pas une de ces filles, tu m’entends ? pas une n’a pu faire revivre ce que tu as tué, sacrilège !…

Il tomba, très lourd, sur la couche nuptiale, répétant dans une grimace de dégoût :

— Je les déteste, les femmes, oh ! je les déteste !

Raoule, atterrée, recula jusqu’au mur ; là, elle s’affaissa sur elle-même, évanouie.