Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap IX

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 129-136).


CHAPITRE IX,


Où l’on voit que les partis ne tiennent pas compte de la modération et de la philosophie.




J’ai transcrit la précédente lettre comme j’en transcrirai d’autres, parce que rien ne fait mieux connaître un homme que ces communications confidentielles qui ne furent pas écrites pour préparer la justification de sa vie. Or, je le demande, est-ce ainsi que se serait exprimé notre ex-capitaine de hussards s’il n’avait été dans cette complète indifférence politique qui est la seule impartialité permise à notre faible nature ? Eh bien, déjà à cette date, que disait-on de lui, à Arles comme à Paris ? que ce n’était pas un homme bien pensant ; qu’il n’avait donné sa démission que pour ne pas prêter serment à Louis XVIII. Il faisait semblant de se rattacher à la charte, comme si un ex-militaire pouvait être constitutionnel ; d’ailleurs constitutionnel et buonapartiste n’était-ce pas la même chose ? C’était un baptême bien commode pour toutes les opinions dangereuses que cet amour de la charte.

Sans vouloir réveiller indiscrètement tous les souvenirs pénibles de 1814, il faut bien rappeler ici que quelques mois après la restauration, à Arles comme en d’autres villes du Midi et peut-être du Nord, quelques royalistes peu touchés de l’empressement presque unanime avec lequel la cocarde blanche avait été mise à tous les chapeaux, fondèrent une véritable secte de royalistes purs, qui, procédant par la méthode d’exclusion, rejetaient de leurs rangs tous ceux qui n’étaient pas à la hauteur de leur politique, ou que leurs antécédents signalaient comme les irréconciliables ennemis du nouvel ordre de choses.

Louis XVIII lui-même finit par être exclu du petit nombre des élus de ce paradis légitimiste, où sa majesté très chrétienne fut traitée de jacobin en bonnet blanc : aux yeux de nos exclusifs, pour être des leurs, il fallait savoir non seulement aimer le roi, mais encore détester la charte ; il ne suffisait pas d’être royaliste, il fallait l’avoir toujours été, ou afficher un éclatant repentir pour avoir servi la révolution et l’empire.

Êtiez-vous trop jeune pour avoir vu la république et accepté quelque faveur ou emploi sous le tyran, on pouvait exiger de vous que votre père et votre grand-père fussent aussi purs que vous de cette double tache originelle, à moins que vous ne portassiez un nom à particule ; car la noblesse réclamait encore au nombre de ses priviléges celui d’avoir obéi à tous les gouvernements sans cesser d’être dévouée à celui des Bourbons : d’éclatants repentirs, de scandaleuses apostasies ne vous faisaient pas toujours admettre dans les rangs de cette sainte milice, où les femmes criaient plus haut que les hommes quand il s’agissait de repousser un royaliste suspect ou un fils de républicain de quelque fête privilégiée et même de la farandoule des places publiques. Il y avait sans doute dans cette secte des zélateurs de bonne foi ; mais à ceux-ci se mêlèrent bientôt des intrigants qui comprirent tout l’avantage qu’il y avait pour eux à entrer dans un parti tendant à s’emparer du gouvernement et de l’administration. La dynastie restaurée avait respecté d’abord toutes les positions particulières, les pensions, les grades, les places, etc. ; elle prouvait par là qu’elle n’avait rencontré aucune opposition. Rien n’était changé en France, il n’y avait que quelques Français de plus. Les ultras malheureusement ne tardèrent pas à se récrier contre ce système libéral ; non que tous voulussent les places pour eux, mais ils les réclamèrent pour les leurs ; de là les médisances politiques, et puis les dénonciations plus sérieuses.

Notre capitaine de hussards fut des premiers signalé par nos ultras comme un ennemi de la cause royaliste. Par cela même qu’il avait renoncé à toute ambition et s’était dépouillé de toute arrière-pensée sur les événements, il avait parlé peut-être avec un peu trop de franchise à quelques uns de ces chevaliers de la fidélité. Les meilleurs cœurs laissent échapper quelquefois sous une forme plus ou moins malicieuse l’effet que produit sur eux un ridicule ; la bonhomie elle-même a sa pointe d’ironie comme l’abeille son aiguillon, et notre capitaine si doux, si courtois, si facile à vivre, avait le défaut de ne pas se refuser une épigramme plus ou moins déguisée. S’il n’attaquait pas, il ne se faisait pas faute d’une riposte. Ce genre d’esprit, très bien venu à Arles, n’est pas précisément du goût de celui qui n’a pas les rieurs de son côté. Un de nos gentilshommes qui, ayant été enseigne de vaisseau en 1792, avait, pour prix de ses bons sentiments, à défaut de service actif réclamé et obtenu, en 1814 le titre de capitaine de frégate, la croix de Saint-Louis, la croix d’honneur et une pension de dix-huit cents francs, quoique affligé d’ailleurs d’un patrimoine de quarante à cinquante mille livres de rente ; ce grand marin, parlant un jour à M. Babandy, l’appelait lieutenant, soit parce qu’il ignorait son grade, soit parce qu’il affectait de l’ignorer pour mieux montrer sa familiarité envers un si jeune officier. Mais M. Babandy est capitaine, lui fit observer quelqu’un. — Bah ! bah ! dit M. Babandy en souriant ; capitaine ou lieutenant, qu’importe ? au bout de vingt ans de démission je n’en serai pas moins général de division par droit d’ancienneté. À compter de cette réponse, le capitaine de frégate dit partout que le capitaine de hussards était un de ces hommes que les bienfaits de la restauration ne pourraient jamais rallier.

Un autre chevalier pacifique, qui avait conquis de même des épaulettes de colonel, et tout fier de la croix d’honneur qui lui était arrivée tout récemment, affectait de s’étonner que le capitaine ne fût pas décoré. Patience, répondit le capitaine, si je n’ai pu l’avoir après avoir fait cent campagnes, je serai plus heureux dans quelques années, quand je ferai valoir mes services en temps de paix. — Le chevalier pacifique dit partout que l’officier de Napoléon n’était resté à Arles que pour être plus près de l’île d’Elbe.

Si, peu à peu, les royalistes purs qui connaissaient M. Babandy le saluèrent un peu plus froidement, d’un autre côté, les exclus et les mécontents lui levèrent le chapeau avec un respect plus marqué ; puis il se montra plus froid avec ceux qui le traitèrent plus froidement, et plus affectueux avec ceux qui redoublaient de politesse à son égard, mais sans trop chercher à savoir qui étaient les uns et qui étaient les autres, parlant peu politique, et plus occupé de sa nouvelle famille que des affaires d’État. Aussi fut-il surpris comme bien d’autres lorsque la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan retentit dans toute l’Europe comme le signal d’une audacieuse folie selon les uns, et d’une vaste conspiration buonapartiste pour les autres. Il s’en émut sans doute, mais ne prit aucune part au mouvement général : madame Babandy était sur le point d’accoucher, et ce fut le jour où l’on apprit à Arles l’entrée de l’Empereur à Paris qu’elle mit au monde une fille. Quand, tout fier et tout heureux de sa paternité, le capitaine Babandy alla en personne faire sa déclaration à la mairie, il aperçut un nouvel étendard au bout de la pique de l’Homme de Bronze. On lui trouva un air radieux lorsqu’il redescendit les degrés de l’Hôtel-de-Ville pour s’arrêter un moment chez M. Petit ; mais un royaliste qui le rencontra s’en souvint quelques mois après, pour assurer que c’était le capitaine qui, à la tête des marins de la Roquette, avait arboré le drapeau tricolore.