Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap X

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 137-143).


CHAPITRE X.


Lettres de deux amis. — Le capitaine donne des armes contre lui.




Quinze jours s’étaient à peine écoulés que M. Babandy reçut, par le même courrier, deux lettres de Paris : la première portait le timbre du ministre de la guerre, qui lui annonçait qu’il était replacé sur les contrôles de l’armée avec son grade ; la seconde était de M. Mazade, cet ami que notre capitaine avait invité à venir le joindre.

« Mon cher Maurice, lui écrivait M. Mazade, tu me pardonneras, j’espère, d’avoir tant tardé à t’aller trouver ; maintenant c’est moi qui t’attends. Je t’annonce que le général *** m’a choisi pour son second aide-de-camp, et comme il lui en fallait un premier, je t’ai désigné : le général t’accepte avec joie. Allons, en route, ami, le chemin de la gloire et de l’avancement nous est r’ouvert. Avais-tu pu croire que l’astre de Napoléon s’éclipserait sans retour comme une pauvre étoile qui file ? Le voilà plus brillant que jamais à l’horizon. Après la campagne (car le père La Violette veut la paix selon le proverbe classique : la paix en préparant par la guerre) ; après la campagne, tu es sûr d’avoir les graines d’épinards sur l’épaule, et moi de devenir capitaine. Tu sais que lorsque, ayant assez de la drogue, je me faisais faire les cartes au régiment, le roi de carreau ne manquait jamais de me promettre les galons de général, et qu’une vieille sorcière d’Italie m’a prédit que je ne mourrai qu’après avoir obtenu ce grade. Napoléon est revenu exprès pour moi de l’île d’Elbe. Juge de la satisfaction avec laquelle j’ai salué son aigle volant de clocher en clocher jusque sur les tours de Notre-Dame. As-tu remarqué comme il entend toujours supérieurement la blague des proclamations, ce mauvais écolier que les journaux des Bourbons accusent de ne pas savoir l’orthographe. Louis XVIII est peut-être plus fort en thèmes, en effet ; mais Louis XVIII ne blague pas mieux en latin que l’autre en français. Plaisanterie à part, ne te fais pas attendre à Paris comme je me suis fait attendre à Arles. Le général est prévenu par moi de ton exactitude, de ton zèle, de ton dévouement : tu es trop mon ami pour me faire mentir. Je te donne deux jours pour embrasser ta femme et ta petite hussarde, que j’aime autant que Marie-Louise et le roi de Rome ; mais ensuite, pas accéléré, en avant, marche et arrive.

» Adieu, mon roi, je suis toujours

» Ton mauvais sujet,      Mazade.

» P. S. Ton cousin d’Armentières est rentré dans le civil. »

M. Babandy hésita un moment ; mais quoi qu’il lui en coûtât, il comprit qu’il ne pouvait se dispenser de partir. Il répondit donc à son ami Mazade :

« Mon cher Mazade,

» Si je refusais de reprendre du service, je t’écrirais une belle litanie de prétextes et de mauvaises raisons ; comme je pars, tu me permettras bien de t’exhaler toute ma mauvaise humeur de mari et de père. Je ne suis pas un Spartiate, moi, et j’avais fait mon deuil de la gloire. Je ne suis donc pas aussi enthousiasmé que le séide Mazade de la réapparition du grand Empereur, ce météore glorieux et fatal, qui à tes yeux surpasse le soleil, et que tu aurais pu, en effet, comparer à Alcide, en le voyant se lever encore une fois radieux sur la France du fond de sa couche humide de la mer Méditerranée. Je n’ai conservé pour Napoléon, tu le vois, qu’une admiration toute poétique. Dans mon égoïsme, je ne faisais qu’un souhait pour ton Empereur, celui de lui voir rendre sa femme et son fils, afin qu’après avoir savouré ces plaisirs de la vie domestique qu’il ignore encore, l’exil lui fût plus doux que le mouvement et le bruit de la guerre ; et voilà que son ambition vient m’arracher moi-même au seul bonheur que je croyais pouvoir loyalement désirer pour l’Empereur qui a abdiqué comme pour l’obscur capitaine démissionnaire. Mazade, je ne lui pardonnerai pas, si je ne te vois un jour avec ces galons de général qui t’empêchent de dormir depuis qu’une sorcière t’a prédit ce haut degré de fortune, auquel tu sacrifierais joyeusement amis, parents, patrie. Je ne m’explique pas comment ton égoïsme héroïque triomphe de mon égoïsme bourgeois. Est-ce que c’est sérieusement que tu ne crois pas un mot de mes vertus pacifiques ? Je parie que tu t’attends à être remercié de l’excellente place que tu me procures auprès du général ***, et des excellents renseignements que tu lui as donnés sur ton camarade de livrée ? Vil esclave ! quand tu auras épuisé tous les grades militaires, je te verrai dans les antichambres, te pavanant sous le costume de chambellan… Je ne comprends rien à cette rage de grandeur. Avant de remettre le sabre au côté, j’ai cherché bien des faux-fuyants pour refuser ; remercie la stérilité de mon invention, si je me décide à quitter le nid solitaire que je me suis fait ici, au bord du Rhône. Il n’y a pas huit jours, je lisais à mon Odille la fable des Deux Pigeons, et je l’ai fait pleurer, tant il y avait de larmes dans ma voix. Je te battrais, tiens, de te voir si heureux de la guerre, buveur de sang que tu es !

» Enfin il le faut : je ne déserterai pas le drapeau de mes camarades ; je ne resterai pas les bras croisés quand l’ennemi vient sur nos frontières nous menacer d’une autre invasion. Maudit Mazade ! c’est moi qui trouve encore les motifs de patriotisme et d’honneur qui te donnent raison.

» Je pars donc ; passe chez M. Gibert, et prie-le de suspendre toute vente de mes rentes. Je suspends moi-même l’achat que j’allais faire ici d’une île tout entière, à défaut de la Bellugue, d’une île plantée de saules, et que je sacrifie à ton Empereur en lui disant, comme le poëte Boubin d’Arles à Louis XIV :


Laisse-moi dans mon île, il n’y croît que des saules ;
    Et tu n’aimes que les lauriers. »


» Adieu, séide de l’ogre de Corse ! j’espère que tes épaulettes à grosses cloches ne me coûteront ni un bras, ni une jambe, ni un œil. Je n’ai fait qu’une fille qui sera jolie, ma foi, et je veux revenir en état de faire un garçon qui ait tous ses membres, comme son père. Je pars sous trois jours ; annonce-le au général ***. Je remercie mon cousin d’être resté à Paris ; j’avais peur qu’il ne lui prît envie de jouer à l’émigré et de me tirer un coup de fusil de la frontière.

» Ton ami,    Maurice Babandy. »