Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap VIII

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 117-128).


CHAPITRE VIII.


Lettre qui prouve que tous les soldats de l’empire n’étaient pas des mangeurs d’enfants, quoique Napoléon ait été appelé quelquefois l’Ogre de Corse.




Je ne crois pas qu’on puisse citer le mariage du capitaine Babandy avec mademoiselle Odille comme une exception à ce que j’ai dit en terminant le chapitre de son mariage. On pouvait dire du capitaine qu’il était plus Arlésien que s’il fût né à Arles. La lune de miel ne fit qu’augmenter cet amour pour le pays natal de son aïeul, où tout lui souriait, où il voyait tout avec les yeux prévenus d’un amant pour sa maîtresse, et d’un nouveau marié pour celle qui a réalisé tous les rêves de son cœur. La lune de miel avait déjà fait place à un autre mois, que le charme durait encore ; on le verra du reste dans la lettre suivante qu’il écrivait à l’un de ses compagnons d’armes :

« Oui, mon cher Mazade, notre camarade Sergy est dans l’erreur ; je n’ai nullement eu l’idée de faire un acte politique en donnant ma démission : mon cœur n’est pas à l’île d’Elbe, il est tout entier ici. Sans doute, si la guerre eût continué, j’aurais volontiers conservé ma place dans les rangs de l’armée, sous le drapeau blanc comme sous le drapeau tricolore. J’ai vu avec douleur les princes nouveaux — ou anciens, comme tu voudras, — se faire un passeport des victoires de l’ennemi ; mais, complices malgré eux de notre défaite, ils sont de race chevaleresque et ils ne négligeront rien pour dédommager la France. Déjà n’est-ce pas quelque chose que cette liberté de la parole et de la presse qu’ils nous rendent en place de la gloire ? Qu’est-ce qui les empêchait de nous imposer l’ancien régime pur et simple, s’ils avaient la secrète intention de rester les très humbles serviteurs de la Sainte-Alliance ? Ainsi donc, mon cher Mazade, je ne suis pas un boudeur ; je n’ai fait de la paix que les Bourbons nous donnent que ce que j’eusse fait de celle que Napoléon nous eût donnée, si toutefois la paix eût jamais été possible sous son règne. J’aurais eu mauvaise grâce à le dire lorsque le canon grondait encore ; mais apprends ce que je pensais depuis long-temps : je m’étais trompé en embrassant la carrière militaire. J’avais cru en enfant que j’étais né pour être un héros. Je m’étais laissé enivrer du bruit du tambour, ou plutôt, dans mes rêves d’indépendance, je me figurais que l’état de guerrier était l’état le plus libre du monde. Je m’aperçus trop tard que c’était celui où il y a le moins de liberté. Quand, désabusé par ma triste expérience, je vis que j’avais naïvement confondu un capitaine de cavalerie au dix-huitième siècle avec un paladin du moyen âge, je me promis bien de ne pas mourir sous mes harnais brodés, si les boulets daignaient ne m’emporter qu’un membre. Voilà pourquoi j’ai saisi avec empressement la première occasion de suspendre mon épée au foyer domestique, persuadé, suivant la maxime du cardinal de Retz, que « chaque condition des hommes a sa réputation particulière, et que l’on doit estimer les petits par la modération, comme les grands par l’ambition et le courage. » Juge si j’ai ri quand j’ai appris par ta lettre que mon cousin maternel, Théodose d’Armentières, après avoir fait trois hommes sous l’empire pour éluder la conscription, les gardes d’honneur et la garde nationale mobile, s’était bravement enrôlé dans la maison rouge. Là, par exemple, mon cher Mazade, quelque respect que j’aie pour le souverain légitime, il y aurait pour moi plus que servitude ; ce serait la domesticité. Je n’envie donc pas à mon cousin son soudain héroïsme et son élégant uniforme. Pour toi, mon ami, je te plains : pauvre soldat de fortune, ayant au fond de ta sabredache ton bâton de maréchal, et condamné à rester lieutenant peut-être toute ta vie. Adieu l’avancement, surtout si ta mauvaise tête te fait mettre sous peu à la demi-solde, comme je le crains en voyant avec quelle amertume tu parles de la restauration. Tu m’as dit souvent que tu m’étais dévoué autant et plus qu’à l’Empereur lui-même : eh bien ! mon ami, n’hésite donc pas entre nous deux…… J’ai abdiqué comme lui ; c’est moi que tu feras bien de venir joindre. Je ne te dicterai pas le récit des grandes choses que nous avons faites ensemble, pour parler comme le grand capitaine ; mais si tu as le moindre goût pour la charrue de Cincinnatus, je t’associerai à mes grands projets d’agriculture. Je veux me faire fermier : c’est ici une terre neuve à la culture ; il y a des marais à dessécher, des arbres à planter. J’aurais déjà même acheté un domaine si je n’espérais décider le propriétaire d’une terre que possédait jadis mon bisaïeul à me la rétrocéder, moyennant tout le bénéfice qu’il voudra. Cette terre s’appelle la Bellugue en langue arlésienne. La Bellugue est située dans une île et n’a pas moins d’une lieue de tour ; c’est une terre propre à faire une principauté aussi vaste que celle de Sancho à Barataria. Si un gouvernement t’allait mieux qu’une ferme, la féodalité que la vie patriarcale, tu gouvernerais là en mon nom ; je serais le seigneur de la Bellugue ; quel joli titre ! Mon cousin en serait jaloux, lui qui est si heureux que je n’aie pas préféré le nom de d’Armentières avec l’apostrophe, à celui de Babandy, si bourgeois sans la particule. Attends-toi donc à recevoir bientôt l’ordre de vendre mes inscriptions sur le grand-livre, si le propriétaire actuel de la Bellugue consent à s’en défaire. En attendant, ne t’inquiète pas des mille francs que tu me dois, regarde-les comme un à-compte sur tes appointements de futur gouverneur, à moins que, fidèle à Mars, tu ne préfères me les devoir jusqu’à ce que tu puisses me les payer sur tes appointements de général. Je sais bien que tu vas me répondre que tu es trop mauvais sujet pour mériter tant de confiance de la part du mari d’une jolie femme ; je sais par cœur toutes tes plaisanteries de hussard, Mazade, épargne-les-moi. Tu sais que je n’ai nullement peur de tes moyens de séduction : tu ne séduis que les superbes, mon grand vainqueur, et tu dédaignes les ingénues ; or, mon Odille en est encore une. Quelle douceur, mon ami ! J’essaie même quelquefois de la taquiner un peu pour lui donner des velléités d’impatience, à peu près comme tu faisais à la tourterelle de la signora Damilati, qui te mordit un jour jusqu’au sang ; mais non, impossible : mon Odille a moins de fiel que la tourterelle, elle ne sait ni mordre ni jouer des griffes. À côté d’elle, il y a aussi une dame qui t’imposerait le respect : c’est sa sœur, madame Ventairon ; celle-là a du caractère, et je l’appelle en riant mon colonel, tant elle a pris de l’empire sur moi par son bon sens, son esprit et ses vertus. C’est elle qui a élevé Odille dont elle est l’aînée de près de quinze ans ; elle a un fils, petit garçon de cinq ans, qui me crie : mon oncle ! du plus loin qu’il me voit, et que j’aime à faire danser sur mes genoux, pour m’exercer à y bercer bientôt son futur petit cousin ou sa petite cousine, peu m’importe. Mon cher Mazade, tu ne saurais croire comme tous ces doux noms de mari, de frère, d’oncle et de père m’ont rajeuni ; comme toutes les habitudes de la famille sont entrées facilement dans mes sentiments et ma philosophie, combien celles de la vie militaire s’en éloignent chaque jour davantage ! Moi qui, orphelin de bonne heure, n’ai jamais reçu les caresses d’une mère, je me croyais l’homme le plus froid du monde ; eh bien ! je suis devenu la sensibilité même ; les larmes me gonflent les yeux à la moindre contrariété qu’éprouve ma femme. Me voilà tout-à-fait efféminé ; je disais tout à l’heure que la Camargue était mon île d’Elbe ; mais c’est plutôt ma ville de Capoue, quoique je ne ressemble guère plus à Annibal qu’à Napoléon. Allons, mon ami, décide-toi à couper ta moustache qui ferait peur à mon petit neveu, et viens achever la réconciliation de Berchigny avec les dames d’Arles. On commence à ne plus tant danser la farandole ; on crie un peu moins haut Vive le roi ! Tu voudras bien cependant modérer ton admiration pour le grand homme, qu’il n’est pas temps encore de replacer ici sur son piédestal. Quoique anciennes royalistes et bonnes chrétiennes, ma femme et sa sœur sont très tolérantes en politique et en religion ; mais tu voudras bien aussi, je t’en préviens, être un peu plus avare de tes jurons de païen ou de hussard, et ne pas te servir de certains termes peu polis en parlant du clergé : nous avons une sainte dans la maison. C’est une vieille religieuse, tante de ces dames, qui, ayant été mise hors du couvent pendant la révolution, est depuis lors restée cloîtrée chez ses nièces, ne sortant que pour aller à la messe et passant toute la journée en prières. Je ne te prends pas en traître, comme tu le vois. Je te permettrai quelques protestations à parte ; je ne prétendrai pas te forcer à te trouver ici aussi heureux que ton capitaine, jusqu’à ce que ta bonne étoile t’y fasse rencontrer une seconde Odille ; mais je t’assure que l’amitié t’attend avec toutes ses consolations. Tâche d’arriver avant une ferrade annoncée pour le mois prochain, spectacle curieux qui, m’a-t-on dit, est bien autre chose que la course des taureaux.

« Adieu, mon ami ; mille choses aux camarades, s’ils me jugent encore digne d’avoir été hussard.

» Ton dévoué,            Maurice Babandy. »

» P. S. — Parmi les expériences que nous aurons à faire dans notre ferme-modèle si tu viens t’associer à moi, nous n’oublierons pas en anciens hussards l’éducation des chevaux un peu négligée ici, par les fermiers, qui se contentent d’avoir ce qu’ils appellent des manades, c’est-à-dire des troupeaux de chevaux presque sauvages qu’on renvoie sans licou dans les roseaux quand on leur a fait fouler le blé. Le cheval arlésien est un animal dégradé qui mérite d’être rétabli dans sa noblesse primitive. Son origine n’est pas douteuse : j’en appelle à notre camarade polonais, le comte Wenceslas. En 788, deux cent mille Sarrasins envahirent tout le midi de la France et étendirent leur domination presque sur les bords du Rhône. Si des traces monumentales de leur séjour n’existaient pas à Arles, si une colline située non loin de cette cité n’avait pas conservé le nom de Mont Cordouan ou montagne de Cordes, en souvenir des camps des Maures de Cordoue, la race entière des chevaux de ce pays témoignerait assez de ce fait historique. Les chevaux trouvèrent dans le canton d’Arles une île qui, par sa configuration et par la nature des alluvions du Rhône, a été souvent comparée au Delta du Nil. Ce fut pour eux le sol comparativement le moins favorable, et c’est là que leur race abandonnée parmi les joncs et les roseaux a dégénéré facilement. Mais le cheval de Camargue a encore aujourd’hui la tête presque carrée du cheval arabe, son chanfrein creux plutôt que busqué, son encolure de cerf, sa sobriété, son fonds d’haleine excellent, son infatigable persévérance dans un long voyage. L’éducation peut lui rendre tout ce qu’il a perdu en Camargue, comme dans la vaste plaine de Crau sur la rive gauche du Rhône, où ses aïeux trouvèrent une autre Arabie par la nature du sol et des herbages.

» Il y a déjà ici un haras, où, pour achever de te décider, je te dirai qu’il vient d’arriver entre autres étalons l’élégant coursier arabe que Napoléon avait ramené d’Égypte. Mon cher Mazade, viens saluer le vieux compagnon de ton héros avec la dévotion d’un musulman pour la fameuse jument Borak, qui avait eu l’honneur de porter Mahomet sur sa selle.

» Mon Hector se porte bien et trouve l’avoine d’Arles excellente. »