Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XI
Maurice se fit violence pour ne pas mêler ses pleurs à ceux de sa femme, lorsqu’il la quitta : elle gardait encore la chambre des suites de ses couches. Tout son stoïcisme était épuisé au pied de l’escalier où madame Ventairon l’accompagna avec sa fille dans les bras ; il n’eut pas la force de prononcer le nom d’adieu, et le dernier baiser qu’il déposa sur le front de la petite Isabelle couvrit l’enfant de larmes.
L’histoire de Maurice Babandy n’étant pas celle de la France, je ne raconterai ni la seconde invasion de 1815, ni la bataille de Waterloo, où il assista et reçut une des dernières croix d’honneur que Napoléon jeta à ses braves pendant toute cette campagne mémorable ; plus il était triste, plus il croyait devoir prouver à Mazade qu’il ne boudait pas le danger en boudant la gloire. Les deux amis restèrent auprès du général *** tout le temps que celui-ci conserva ses fonctions ; mais elles cessèrent avant le licenciement de l’armée de la Loire, et alors ses aides-de-camp furent remerciés.
— Mon pauvre Maurice, dit Mazade en reprenant avec Babandy la route de Paris, me voilà encore ton débiteur sans trop savoir maintenant combien de temps il va s’écouler avant que je puisse être général…
— Quoi ! tu n’y renonces pas ?….
— Non certes, tant que Napoléon vivra : il est revenu une fois, il peut revenir une seconde.
— En l’attendant, veux-tu venir avec moi en Provence ?
— Non, non ; je ne suis pas sûr que tu y restes aussi volontiers désormais.
— Pourquoi ?
— Parce que avant tout c’est le repos et l’obscurité que tu cherches ; lis les journaux et dis-moi si l’air du midi convient à la santé d’un échappé de Waterloo. Va chercher ta femme et ta fille ; reviens à Paris : il n’y a que là que nous pourrons nous perdre dans la foule, en attendant que l’aigle reprenne son vol.
Babandy réfléchit, et, sans en convenir encore, il pensa que Mazade pourrait bien avoir raison. En entrant dans Paris, une des premières personnes qu’ils rencontrèrent fut M. d’Armentières ; Babandy allait naturellement tendre la main à son cousin. Celui-ci, au lieu de s’arrêter, passa outre en doublant le pas, comme quelqu’un qui avait peur de se compromettre en avouant sa parenté avec un officier des cent jours.
— Eh bien ! dit Babandy à Mazade, tu vois que nous sommes les bienvenus à Paris !…
— Ton cousin est un drôle, reprit Mazade ; mais vous ne vous êtes jamais beaucoup aimés ; après tout, il ne fait que nous éviter. Tu verras si tes cousins royalistes du midi se contentent de te saluer froidement.
Babandy ne resta à Paris que le temps indispensable pour y régler quelques affaires ; sans accepter tous les sinistres augures de Mazade, il prépara son départ pour Arles, préoccupé, soucieux, indécis et admettant qu’il pourrait bien être forcé d’élire un autre domicile.
La veille du jour où il se mit en route, Mazade offrit de l’accompagner en lui rappelant que ce voyage ne serait pas sans ennui et même sans danger : — Maurice, lui disait-il, je suis à ta solde ; laisse-moi te faire escorte ; ce n’est plus simplement à coups de cailloux qu’on reçoit là-bas ceux qui ont servi l’usurpateur. C’est moi qui t’ai entraîné à Waterloo, je ne me pardonnerais jamais s’il t’arrivait quelque mésaventure et que je ne fusse pas là pour en avoir ma part.
Il insista tellement que Babandy consentit à son offre, et ils firent le voyage ensemble. En arrivant à Avignon, le 6 août, ils trouvèrent que la messagerie d’Arles ne partait que le surlendemain. Ils louèrent deux chevaux et prirent le chemin de Tarascon. Ils firent à Tarascon une halte de deux heures et continuèrent leur route le long du Rhône. Un peu au-dessus du Mas-des-Tours, là où le fleuve a creusé dans les terres une espèce de baie semi-circulaire, les deux voyageurs virent un cadavre accroché aux oseraies de la rive ; ils s’approchèrent : le corps était livide, et tout annonçait qu’il y avait déjà plusieurs jours qu’il flottait sur le Rhône ; ils crurent devoir se détourner pour avertir le fermier de la propriété voisine. Cet homme leur avoua qu’il n’avait pas osé encore accorder quelques pieds de terre dans un coin écarté à cette victime de la fureur avignonnaise.
— Vous ignorez peut-être, ajouta-t-il, que c’est le cadavre de Brune !
Mazade et Babandy pâlirent en se regardant ; mais ils ne s’éloignèrent qu’après s’être assurés que la sépulture serait donnée enfin, cette nuit même, au malheureux maréchal.
En entrant dans Arles, ils entendirent un joyeux bruit de fanfares qui sonnaient la retraite. Leurs regards se ranimèrent à cette musique militaire qui leur rappelait Berchigny… mais à peine avaient-ils traversé quelques rues qu’ils rencontrèrent les hussards hongrois du comte de Nugent. Mazade sourit avec amertume ; son ami retomba dans le sombre silence qu’il avait gardé depuis le Mas-des-Tours.
Ils franchirent le pont : au bout de quelques minutes Maurice Babandy embrassait sa femme et sa sœur ; il pressa sur son cœur sa fille, et oublia un moment le cadavre proscrit et les hussards étrangers. Quand il eut présenté Mazade à madame Babandy et à madame Ventairon :
— Eh bien, lui dit-il, avais-je tort d’en vouloir à l’Empereur ?
— J’en conviens, reprit Mazade, et pour une femme aussi jolie, je renoncerais presque à devenir général.
On soupa : pendant le repas, Babandy demandait des nouvelles de tous ceux qui l’intéressaient de plus près à Arles.
Quelques réponses l’affligèrent, car, dans le nombre étaient quelques amis qui, accusés de bonapartisme, avaient été forcés de se cacher dans la ville ou de s’exiler dans les départements voisins. Les royalistes s’étaient persuadés que si le parti contraire les avait ménagés pendant les cent jours, ce n’était que parce que ce parti doutait que la fortune fût fidèle à l’Empereur. En conséquence ils se vengeaient non seulement de ce qu’ils avaient réellement souffert, mais des mauvaises pensées qu’ils supposaient à leurs ennemis. Enfin Babandy voulut savoir comment se portait Hector ; c’était le nom de son cheval de régiment dont, à son grand regret, il n’avait pu se servir dans cette dernière campagne.
— Hélas ! dit madame Ventairon, le pauvre Hector ! il nous a été enlevé par le Borgne.
— Enlevé par le Borgne ! et quel est ce Borgne ?
Madame Ventairon et Odille lui racontèrent alors comment le colonel Magnier aimait lui-même à se donner ce surnom. Le colonel Magnier était un ancien soldat de la république, devenu tout-à-coup un ardent royaliste, et que le comité de Marseille avait envoyé pour gouverner militairement le 3e arrondissement des Bouches-du-Rhône. La réaction n’aurait pu trouver un chevalier plus digne de la représenter. Avec un œil de moins, une jambe boiteuse et je ne sais combien d’autres cicatrices de Mars et de Vénus, le colonel Magnier avait une brutalité de langage et de procédés qui n’aurait pas mal été à un chef de bandits. Autour de son drapeau s’était ralliée une soldatesque bourgeoise, composée des véritables enfants perdus de la bonne cause, et qui comprenaient à merveille sa justice expéditive.
— Mes camarades ! disait-il souvent à ces janissaires de la légitimité, les jacobins et les bonapartistes sont les ennemis nés du roi et des royalistes ; pendez-les de peur qu’ils ne vous pendent. Dites à ceux qui se plaindront que c’est le Borgne qui vous commande, ils ne vous demanderont pas leur reste. J’ai encore un de mes yeux pour les voir, un de mes talons pour les écraser.
C’est une grande preuve du bon caractère des Arlésiens, qu’ils n’aient pas, avec un pareil matamore à leur tête, imité les crimes d’Avignon, de Nismes et de Tarascon. Le Borgne résidait, il est vrai, plus volontiers dans cette dernière ville qu’à Arles ; mais son voisinage était déjà un fatal encouragement à tous les désordres de la guerre civile. La terreur dont il frappa les partisans de Napoléon eut ce bon effet, qu’en les forçant de fuir, il les sauva des fureurs qu’il attisait. Mais il sut en atteindre plusieurs par ses exactions ; car il levait des contributions de guerre en argent ou en nature : ici tirant un mandat payable à vue, là faisant enlever le blé, la farine, les chevaux, les mules. Tant qu’il ne s’adressa qu’aux propriétaires riches de l’opinion vaincue, on trouva la chose assez plaisante, comme, par exemple, lorsqu’il exigeait je ne sais quelle somme et quelles denrées de l’agent du général Miollis, en lui disant que son maître savait mieux que personne que la guerre nourrit la guerre ; mais le colonel Magnier ayant épuisé les ressources des jacobins et des bonapartistes prononcés, inventa une classe nouvelle de contribuables qu’il appelait les égoïstes ; comprenant dans cette dénomination d’honnêtes mais tièdes royalistes qui furent forcés à leur tour de remonter la cavalerie du redoutable Borgne, ou de lui fournir au moins la solde et le fourrage. Tel était l’homme qui avait, sur une gracieuse dénonciation, envoyé chercher Hector dans son écurie, et l’avait jugé digne de porter son corps mutilé.
Notre ex-capitaine de hussards, en apprenant le sort de son cheval, ne put contenir une expression de colère qui fit trembler sa femme et sa sœur, qui craignirent qu’il n’allât lui-même demander au Borgne une dangereuse explication ; aussi, pour l’en détourner, exagérèrent-elles peut-être encore la terreur qui régnait dans l’arrondissement.
— Délicieux pays ! s’écria Mazade, où un bandit mettrait tout à feu et à sang, n’était la présence d’un régiment étranger. Mais rassurez-vous, mesdames, c’est moi qui irai réclamer Hector, car cette réclamation est en effet, comme vous le dites, un acte de mauvaise tête, et il est convenu depuis long-temps, entre le capitaine et moi, que j’aurai dans notre amitié le monopole des extravagances.
À son tour, Babandy se vit obligé d’adresser à Mazade de sages représentations pour lui prouver qu’il n’avait droit tout au plus qu’à être son second si la querelle se terminait par une explication militaire ; à cette supposition, l’inquiétude des dames redoubla, et les deux amis furent obligés de promettre aux larmes d’Odille qu’on dissimulerait sur l’enlèvement d’Hector.
Le lendemain toute la famille se rendit en Camargue ; et à peine si, pendant le mois qui suivit, on avait rencontré deux fois Babandy dans les rues de la ville, lorsqu’on apprit qu’il quittait Arles avec sa femme et sa fille.