Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 157-167).


CHAPITRE XII.


Correspondance d’une provinciale tombée des nues à Paris.




Mazade avait pris les devants pour louer un appartement provisoire à M. et madame Babandy qui firent la route en poste, dans une bonne calèche à peu près neuve, qu’une actrice courant la province avait laissée en vente chez M. Moulin, l’honnête et complaisant aubergiste du Palais-Royal d’Avignon.

Odille ressemblait à ces oiseaux qui, dans leur essor le plus élevé, ne perdent jamais de vue le buisson où fut leur nid. À peine si sa pensée avait franchi l’horizon du territoire d’Arles, lorsqu’elle se trouva tout-à-coup transportée au milieu de Paris.

Ce départ presque improvisé, ce voyage rapide, tout lui paraissait un songe ; elle resta quelque temps comme étourdie, atteinte de vertiges, et surtout sous le poids de cette tristesse indéfinissable qui étonne ceux-là même que le plaisir seul appelle dans la capitale. Mais une habitude en détruit une autre chez les personnes de son caractère, et à peine quelques mois s’étaient-ils écoulés, qu’elle commençait déjà à comprendre pourquoi une femme qui est belle et n’est pas sans fortune s’acclimate si bien à Paris. Faire suivre au lecteur ces sensations une à une me serait facile, car j’ai sous les yeux le recueil des lettres qu’Odille écrivait à sa sœur presque tous les huit jours ; mais toute cette correspondance égale en volume celle de Clarisse Harlowe, et quand bien même elle l’égalerait aussi en intérêt, il faudrait se défier de la patience d’un public qui n’est pas celui de Richardson. Je n’y puiserai donc que sobrement, par extraits, et uniquement pour préparer le récit des événements de cette histoire dont la seconde partie exigerait de trop longues digressions sans une introduction préliminaire.


lettres d’odille : premier extrait.


« Ma chère sœur, me voici un peu moins neuve et étrangère à Paris, un peu moins étonnée de tout ce que je vois, un peu moins assourdie de tout ce que j’entends. Tous les bruits dont se compose la grande voix de Paris m’avaient d’abord donné une idée de la confusion des langues de Babel. Je commence à être à peu près tout juste sûre, sans les comprendre encore, qu’ils parlent français tous ces gens qui, depuis le matin jusque bien avant dans la soirée, ne cessent de venir crier sous nos fenêtres et même dans notre cour, sans se répondre ni s’interrompre, chacun occupé de son affaire exclusive et sachant se faire distinguer par l’intonation particulière de sa voix, ou dominant à son tour les clameurs de ses concurrents.

» Maurice prétend que je marche déjà avec une certaine adresse sur ce pavé plus doux au pied que les petits cailloux mal joints de nos rues, mais où, pendant quelques jours, je ne croyais pas qu’il fût possible à un pied de femme de se poser sans glisser ou s’enfoncer. Je ne suis plus très inquiète de ma personne dans les foules, où il me semblait toujours qu’on pouvait m’arracher du bras de mon mari en me coudoyant, et me faire disparaître tout-à-coup de sa vue, comme un flot perdu dans le flux et le reflux continuel de cette mer humaine. Enfin, je sais garder un maintien au milieu des réunions publiques, où j’étais tout-à-coup confuse de me voir regarder sous le nez par le premier impertinent qui passait, si c’était dans une promenade, ou d’avoir braquées sur moi vingt lorgnettes dans une salle de concert ou de spectacle. Je sais m’isoler dans toute la liberté de mon indifférence, à force de m’être fait répéter par mon mari que personne ne nous connaît ou ne fait long-temps attention à nous ; je finirai par promener, moi aussi, mes yeux curieux sur tout ce monde qui me semblait n’être occupé que de moi.

» Mais, ma chère sœur, ce qui m’a rendue à demi Parisienne, c’est une couturière qui m’a transformée des pieds à la tête et m’a mise tellement à mon aise dans toutes mes robes, que je ne fais aucune différence entre les neuves et celles qui ont déjà été portées.

« Maintenant je puis te l’avouer, j’ai bien pleuré en secret les premiers mois, et non pas seulement du chagrin de ne plus te voir et du pressentiment que j’avais dit un éternel adieu à cette maison où tu as continué si bien pour moi la tendresse de notre mère ; mais encore je pleurais de l’isolement où je me trouvais au milieu de ce désert peuplé ; chaque fois que mon Maurice s’éloignait pour quelques heures, je prenais notre petite Isabelle dans mes bras, et je lui parlais patois comme si elle pouvait m’entendre, afin de me transporter ainsi à Arles par l’illusion que produisait pour moi les mots de la seule langue que je parlais dans mon enfance. Mon mari a senti le besoin de me distraire, et je l’assure qu’il n’a rien négligé. N’allant pas beaucoup dans le monde, car, là aussi, l’ennui me gagnait bien vite, nous avons parcouru et fréquenté tous les théâtres ; mais il y a tant d’étrangers et d’oisifs à amuser, que l’on donne presque tous les jours la même pièce, et maintenant nous ne pouvons plus guère y aller voir du nouveau que lorsqu’un acteur inconnu débute, ou un acteur en vogue revient de ses tournées de province.

» Je t’ai déjà écrit toutes les émotions que je devais au jeu tragique de Talma…… — Je suis à présent toute à mademoiselle Mars, et Maurice prétend que c’est une preuve que me voilà bien près d’être une vraie Parisienne. Cette grande comédienne est la grâce française personnifiée. — Quel sourire ! mais surtout quel son de voix ! elle m’a appris qu’il y avait une musique possible sans accent.

» J’espère que tu liras tout bas ce paragraphe à notre tante Sainte-Marthe, elle me croirait damnée pour avoir cherché mes consolations dans la maison du diable, quand il y a à Paris d’aussi belles églises que Notre Dame, Saint-Sulpice, Saint-Eustache, Saint-Roch, etc. Dis-lui, par exemple, que je suis toujours restée un peu royaliste, malgré l’indifférence dont j’étais bien résolue de m’armer pour rester neutre entre nos bons Bourbons et le grand Napoléon de M. Mazade. Mon royalisme, toutefois, a fait explosion l’autre jour aux Tuileries, où nous avons vu le roi, le comte d’Artois et la duchesse d’Angoulême se montrer au balcon. À ces mots de la foule : Voilà la duchesse d’Angoulême ! j’ai regardé avec attendrissement, et j’ai cru voir apparaître une sainte martyre chargée de toutes les douleurs de sa famille. En me rappelant tout ce qu’elle a souffert pour elle et pour les siens, les larmes me sont venues aux yeux, et j’ai avoué à Maurice pourquoi ; au lieu de m’en vouloir, il m’a pressé la main avec émotion et m’a dit qu’il respectait ce royalisme de sentiment. M. Mazade qui était avec nous a levé les épaules à cette phrase de Maurice. Je t’assure, ma chère sœur, que cet ami si cher est son mauvais génie politique. Il faut l’entendre quand il se trouve à dîner à la maison avec quelqu’un qui ne pense pas comme lui. Au moindre mot il entame une discussion où il a toujours l’art d’entraîner Maurice de son côté, ne disant jamais je, et toujours nous, un nous emphatique sur lequel il appuie en tournant vers Maurice un regard de complicité que celui-ci n’ose pas démentir devant le monde, quoique dans le tête-à-tête ils se chamaillent assez volontiers tous les deux. Maurice est persuadé du dévouement à toute épreuve de M. Mazade, et je crois qu’il aurait raison de compter sur lui dans l’occasion ; mais en attendant cette occasion qui ne vient jamais, c’est Maurice qui se laisse conduire et dominer par son ami et qui lui sacrifie ses opinions. N’est-ce pas extraordinaire qu’entre ces deux hommes, ce soit celui qui a la raison la plus sûre, l’instruction la plus solide, et même l’esprit le plus fin, qui cède à l’autre en protestant à peine. Je me suis imaginée quelquefois, qu’avec une femme comme quelques unes que nous connaissons, ce ne serait pas mon bon Maurice qui porterait les pantalons. Il prétend que sans M. Mazade il serait dominé par une mélancolie apathique, et qu’il a besoin de cet autre lui-même pour entretenir sa bonne humeur qui lui est moins naturelle que le sentiment contraire. Mazade, dit-il, est un fou aimable avec lequel il aime à avoir tort de temps en temps ; il se jette les yeux fermés dans l’espèce de tourbillon que forme sa bruyante gaieté ; il ajoute enfin que, rien qu’à le voir, il économise tous les jours une bouteille de vin de Champagne qui lui serait nécessaire pour émoustiller son tempérament rêveur. Il y a un peu de vrai dans ce qu’il dit là, et M. Mazade a un admirable talent pour mettre en train tous ceux qui l’écoutent. Il y a même dans son bonapartisme obstiné et exagéré un côté amusant ; il a toujours son mot : quand je serai général, dont Maurice fait une source intarissable de plaisanteries que M. Mazade prend en très bonne part. Tant d’ambition déçue aurait rendu un autre sombre ; M. Mazade en rit tout le premier.

» Ce qu’il a de plus perfide, c’est sa verve d’ironie contre les Bourbons : il va recueillir, je crois, tous les lieux communs des corps-de-garde et des cafés contre le roi et les princes ; puis, sous le prétexte de la liberté militaire, il les cite à tout propos, tantôt à haute voix, tantôt à l’oreille de son voisin, quand le mot est trop leste et qu’il y a des dames. Si la plaisanterie a du succès, il est si heureux, si heureux, qu’on rit deux fois de le voir rire : mais s’il y a quelque royaliste présent, son bonheur est de donner les nouvelles les plus fâcheuses, tour à tour avec un air comiquement contrit ou franchement enchanté ; là-dessus la discussion s’éveille, et voilà notre Mazade qui tranche les questions les plus difficiles du gouvernement par un ça finira mal, capable de démoraliser l’Ultra le plus sûr de lui-même. M. Gilbert, l’autre jour, le traita de conspirateur de société ; mais Dieu fasse qu’il ne conspire que dans les salons ! Quoi qu’il en soit, tu sens bien que les royalistes sont rares dans le nôtre, et qu’ils me font quelque vertu pour rester seule de mon sentiment ; je compte donc sur les bonnes prières de ma tante. Embrasse pour moi mon neveu Paul, et dis-lui qu’il a une jolie petite cousine.

» Odille. »