Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XIII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 169-181).


CHAPITRE XIII.


Le démon de la politique. — Mademoiselle Mars en 1816. — Le cousin de Maurice.




IIe extrait de la même correspondance.


« Ma chère sœur, je ne saurais te décrire toutes les gentillesses de mon Isabelle : il faut voir comme elle joue déjà avec son père ; j’en serais jalouse, si elle ne me ressemblait, à ce qu’il prétend ; mais je t’assure qu’elle lui ressemble bien plus qu’à moi. C’est tout son front avec ses yeux ; il a été forcé de convenir, hier encore, de cette ressemblance en retrouvant une miniature qu’on fit de lui à l’âge de sept ans, et qui est tout le portrait d’Isabelle. Tu rirais bien en voyant cette petite mine de dix-huit mois froncer les sourcils comme les fronce Maurice, lorsqu’il voudrait faire le méchant. Juge donc si je m’intéresse à tous les détails que tu me donnes des enfantillages de ton Paul. Je n’ose pas te dire de t’en séparer jamais, même pour son bien, selon la phrase banale ; mais si le dévouement venait de toi-même, tout à l’heure qu’il sera d’âge à entrer en pension, tu n’as qu’à nous l’envoyer pour le collège de Henri IV. Nous surveillerons ses études, et il fera de bonne heure connaissance avec sa cousine, que je lui destine toujours, fidèle à nos secrets projets de sœurs.

« Maurice a fait dernièrement l’acquisition de la maison où nous sommes logés, et il a voulu le faire sous mon nom. C’est un petit cadeau de cent vingt mille francs : tu vois comme il y va ; malheureusement il est généreux dans ces proportions-là avec tous ceux qui savent lui demander, et je suis tout étonnée de voir qu’avec autant de débiteurs il ne fasse pas lui-même des dettes. Après tout, nous n’avons que vingt-cinq à trente mille livres de rentes et cela ne suffit pas pour être riche à Paris. Eh bien, Maurice a une telle facilité de cœur et de caractère, qu’il ne sait rien refuser à un ami. Or, le mot d’ami comprend ici un régiment ; tantôt c’est un camarade de collège, tantôt un camarade d’armée, puis les amis d’opinion qui ont perdu leur grade, leur place, leur fortune, etc. Or, ma chère sœur, tous ces gens-là tendent la main, les uns avec humilité, les autres avec une effronterie qui réussit également. Il me semble que je n’ai pas droit de contrôle ; je n’ose trop exprimer mon avis dans le département de nos finances, lorsque je me dis que je n’ai pas payé en me mariant avec Maurice un cens suffisant pour voter en ménage. Tu vois que les phrases du langage politique me viennent tout naturellement : — que veux-tu ? la politique est tout ici. Dans notre maison, surtout, on ne parle guère d’autres choses ; et les élections, et les chambres, et le côté droit, et le côté gauche ! etc. Si encore on en parlait paisiblement, mais ce sont des séances de clubs que nos dîners et nos soirées. Dans son oisiveté, Maurice a trouvé là un aliment à son inquiétude d’esprit ; le libéralisme est devenu pour lui une passion : je ne sais s’il n’aime pas autant la charte que sa femme et sa fille. Comme, au fond, Bonaparte ne lui a jamais beaucoup tenu au cœur, il en fait bon marché à présent, et n’a plus à la bouche que le mot libertés au pluriel. L’ami Mazade s’est rallié au constitutionalisme libéral, comme tant d’autres militaires en demi-solde ; mais il est aisé de voir que cette modification de son opinion véritable n’est pas aussi sincère, et il se met souvent en contradiction avec lui-même quand il cherche à concilier son ancien dévouement à Napoléon avec son amour nouveau pour la charte. De là maintes discussions entre lui et Maurice ; mais quand un tiers royaliste survient, il est juste de dire que Mazade se réunit à Maurice pour l’accabler, et l’élève indocile se montre plus libéral que son maître. Du reste, rien n’est changé dans les rapports des deux intimes : c’est toujours le lieutenant qui conduit le capitaine ; l’étourdi, l’homme raisonnable. Avec toutes ses qualités solides, Maurice a le défaut de l’indécision, il ne sait pas vouloir ; Mazade est toujours décidé : pendant que l’un pense, l’autre a déjà commencé d’agir ou au moins de parler, et, folie ou sagesse, sa parole est engagée, son parti est pris ; il marche, et tout fier de pouvoir lui crier qu’ils font une sottise, l’autre marche aussi, au lieu de l’abandonner pour la faire avec lui.

» Jusqu’ici je ne remarque les effets de cette singulière liaison que dans les petites choses de la vie ; mais il en serait de même si ces deux hommes, qui gouvernent l’État au coin du feu de leur maison, devenaient jamais deux hommes d’État. Tu me demanderas où j’ai pris tant de sagacité et de bon sens : ta pauvre sœur, exclue de toute conversation comme les autres femmes de ce galant pays, tout entier à la politique, est bien forcée d’observer, pour ne pas ressembler tout-à-fait à une huître dans sa coquille ; et puis, je te répète un peu le jugement de Maurice sur Maurice, car il s’analyse lui-même très finement, et ne nie pas l’influence que son ami exerce sur lui. Il est bien convenu entre eux que, dans leur utopie libérale, Maurice ne sera jamais qu’un des graves sénateurs de la république, et Mazade un de ses généraux… le pauvre lieutenant n’y renonce pas.

» Malgré l’insignifiance où ces grands libéraux réduisent les femmes en ne s’occupant que de politique, nous avons nos petits triomphes en passant, et j’ai eu le mien l’autre semaine au Théâtre-Français. Mademoiselle Mars jouait dans le Misanthrope. Ah ! ma chère sœur, quelles leçons de finesse notre sexe pourrait recevoir en étudiant ses regards, ses sourires, les intonations tantôt rapides, tantôt ralenties, de cette voix toujours contenue, comme tout ce qui émane de l’actrice, alors même qu’une émotion plus vive semblerait devoir faire perdre à toute cette coquetterie un peu de son assurance. Il y a là un art qui est tout d’inspiration ; car tout est calculé, et tout est naturel.

» Je ne sais si M. Mazade avait apprécié au même degré les qualités de mademoiselle Mars avant une anecdote qu’on lui avait racontée la veille et qu’il nous répétait à table pour nous décider à préférer la partie du Théâtre-Français à toute autre, puisque nous voulions passer la soirée au spectacle. On prétend que mademoiselle Mars se promenant aux Tuileries avait été suivie par des gardes-du-corps qui affectaient de parler d’elle assez désagréablement, et de manière à en être entendus. Impatientée, elle se retourne et leur dit avec ironie : En vérité, messieurs, je ne croyais pas qu’il y eût rien de commun entre Mars et messieurs les gardes-du-corps. Mazade raconte plus longuement cette anecdote en la brodant à sa manière, mais je la cite en abrégé, pour t’expliquer comment, à peine mademoiselle Mars était entrée en scène, voilà M. Mazade qui la salue d’une triple salve de claquements de mains. Puis, chaque fois que le parterre applaudissait, Mazade faisait chorus, comme un claqueur à gages ; car, ma chère sœur, mademoiselle Mars elle-même paie, dit-on, tribut aux gens qui assurent tous les talents et tous les succès à Paris.

» Je crus devoir enfin me tourner vers notre applaudisseur et lui faire remarquer que son tapage faisait de nous un point de mire pour toute la salle, et entre autres pour la loge vis-à-vis, qui était occupée par quatre militaires.

» — Je le crois bien, me répondit Mazade, ces quatre militaires sont effectivement des gardes-du-corps ; j’ai le plaisir de les vexer. Qui sait s’ils n’étaient pas venus pour siffler la pauvre actrice ? Et M. Mazade recommence de plus belle, enchanté de voir que les gardes-du-corps se passent tour à tour une lorgnette dirigée sur nous beaucoup plus que du côté de la rampe.

» — Voyez comme ils sont furieux, nous disait-il, ils n’osent même pas regarder Mars en face. Bravo ! charmant, délicieux !… admirable actrice !

» — Ah çà ! mon cher, dit enfin Maurice, tu me forces, pour t’ouvrir les yeux, d’adresser à ma femme un compliment qui pourrait la rendre aussi coquette que Célimène. Si ces messieurs ne regardent pas mademoiselle Mars, c’est qu’ils trouvent plus de plaisir à regarder Odille, sous prétexte d’examiner l’insupportable claqueur qui l’étourdit de sa bruyante admiration.

» — Mon mari est plus galant que vous, dis-je à Mazade. Mais lui, trop plein de son idée pour se rendre complétement à l’observation de Maurice et me faire raison de mon reproche, n’y répondit qu’en souriant, de ce demi-sourire par lequel on veut bien s’avouer battu, mais en continuant à soutenir son dire sous la forme de plaisanterie :

» — En vérité, je me croyais un chevalier français, mais je n’étais qu’un Iroquois, et je mériterais, madame, que, pour me punir, les ennemis de Mars vinsent vous donner raison : ce sont des héros de salles d’armes, et ils auraient d’ailleurs l’avantage du nombre… car, encore du renfort qui leur est arrivé !… quelque camarade qui vient d’entrer, que nous ne pouvons voir derrière les autres et auquel on passe la lorgnette, pour voir s’il connaîtrait par hasard… j’aurais dit tout à l’heure l’officier en demi-solde… mais c’est la jolie dame qu’il faut dire. Du reste, dans l’entr’acte tout s’éclaircira ; mais la toile est baissée, personne ne bouge… excepté le dernier venu qui est ressorti. Attendons-le.

» Au bout de quelques instants, M. Mazade retourne la tête et voit en effet, à travers le carreau de la porte de la loge, un garde du corps qui, après y avoir plongé son regard pour vérifier s’il s’adressait bien, prie l’ouvreuse de l’introduire. Rassure-toi pour ma vanité, ma chère sœur ; cet adversaire de notre Don Quichotte libéral n’était ni un géant ni un moulin à vent, mais ce beau cousin dont Maurice nous a parlé quelquefois, M. Théodose d’Armentières qui venait nous saluer. Maurice n’a jamais aimé beaucoup M. d’Armentières ; mais celui-ci faisait les avances du rapprochement, et malgré l’air boudeur de M. Mazade, il fallut bien lui serrer la main et lui présenter sa cousine, lui offrir même sa chaise à côté d’elle pour nous laisser faire connaissance. Peut-être en toute autre occasion Maurice eût été plus froid, mais il riait sous cape du rôle de Mazade et il n’était pas fâché d’entendre confirmer sa supposition que MM. les gardes du corps lorgnaient plutôt sa timide et honteuse moitié, que le fier champion de Célimène. Le cousin n’y manqua pas : entre nous, il avait aussi à cœur de montrer à ses camarades qu’il connaissait la dame qui avait fixé leur attention, et il fit des frais pour mériter la place qu’il voulait leur faire envier.

» — Nous ne sommes de retour de Saint-Germain que depuis huit jours (dit-il à mon mari, en commençant par un petit mensonge sans doute, mais ne pouvant faire autrement), et je me proposais bien de ne pas venir cette fois à Paris sans te voir, mon cher Maurice ; notre famille n’est pas si nombreuse que nous puissions nous bouder, parce que nous ne pensons pas de même en politique, et je tenais à faire ma paix, ignorant encore que tu m’avais donné une semblable cousine. Maintenant, je serais inexcusable si je négligeais la parenté. Ma foi, je l’avouerai, j’ai été fier pour toi lorsque tout à l’heure mes camarades, là vis-à-vis, m’ayant fait signe de venir les joindre, ont voulu me faire admirer avec eux la plus jolie dame de toute la salle, dont je me suis trouvé justement être le cousin. Je vais tout à l’heure recueillir des félicitations dont je te remercie.

» Comme tu vois, ma sœur, les Parisiens mettent tous les compliments au superlatif. Je fus un peu confuse de celui-ci ; mais je ne cherchai pas à faire trop la modeste en voyant que Maurice le prenait en très bonne part et poussait du coude l’ami Mazade réduit à l’immobilité la plus pacifique. Avant que le rideau fût relevé, M. Théodose d’Armentières, avec cette volubilité et cette facilité de discours dont nos chevaliers arlésiens n’ont pas le secret encore, avait eu le talent de combler les lacunes d’une liaison oubliée depuis des années.

» Aussi nous devions compter sur sa visite, et elle ne s’est pas fait attendre long-temps. Je ne sais pas si les deux cousins en deviendront meilleurs amis, mais Maurice n’a pas fait mauvais visage à M. d’Armentières quand il est venu. Il l’a même invité à dîner pour jeudi prochain, après lui avoir toutefois fait entendre par lui de ces petits mots épigrammatiques qui contrastent avec son bon cœur, qu’il n’était nullement dupe de ses excuses. Au fond, Maurice a été plus sensible que moi à la flatterie du cousin. Ah ! ma bonne sœur, dans l’amour de nos seigneurs et maîtres il y a donc aussi un peu de vanité ? Ici c’est presque une distinction sociale d’être le mari d’une jolie femme ; heureusement Maurice est un homme trop supérieur pour n’avoir que celle-là, car j’en connais pour qui c’est la seule, et qui en sont bien ridicules.

» Adieu, chère amie. Dis à notre Paul qu’avec Isabelle pour femme il ne risquera pas de rester à jamais brouillé avec ses cousins, quelque nobles qu’ils soient et quelle qu’ait été la cause de leur mésintelligence.


» Odille. »