Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XIIIb

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 183-189).


CHAPITRE XIII.


Escarmouches politiques.




iiie extrait de la correspondance d’odille.


« Ma chère sœur, pour peu que Paul ait quelque disposition à être jaloux, je te préviens qu’il a de quoi l’être : Isabelle est au mieux avec son cousin d’Armentières, qui aime beaucoup les enfants, et qui lui a donné la plus jolie poupée qu’on puisse voir. Depuis ce jour-là, elle a accepté le titre de sa petite femme, et je n’ai pas osé dire qu’elle avait déjà un petit mari à Arles. Ce qui doit rassurer Paul, c’est que ce nouveau mari n’est que le deuxième en date, et qu’il a dix-sept ans de plus qu’Isabelle. La poupée n’existera plus quand Paul sera d’âge à réclamer son rang de priorité.

» Cependant, si Paul conservait de l’ombrage et voulait se fâcher, il aurait, je crois, un second tout prêt dans M. Mazade, qui ne voit pas de bon œil que M. d’Armentières se soit ainsi rapproché de son cousin. Est-ce seulement antipathie d’opinion, jalousie d’amitié, ou ces deux sentiments réunis ? Je ne sais, mais j’ai surpris plus d’un regard de défiance et de haine même que Mazade jetait à la dérobée sur M. d’Armentières. Dans la conversation la plus ordinaire, il ne lui passe rien : c’est toujours pour lui le garde du corps de la restauration en présence du lieutenant de l’empire ; il s’irrite surtout lorsque Maurice, plus impartial, fait quelques concessions à son cousin, et il sait assez adroitement ranimer leurs discussions quand elles paraissent au moment de se terminer à l’amiable, s’emparant des conclusions pour les interpréter avec une exagération marquée, tantôt au profit d’un parti, tantôt au profit d’un autre ; peu lui importe, pourvu que celui des deux adversaires qui se disait satisfait se rétracte et rompe la trêve. Jusqu’ici ce ne sont que des querelles fort innocentes et qui amusent Maurice ; mais parfois je vois percer quelque aigreur, et Maurice, plus âgé de trois ans, abuse un peu de son droit d’aînesse pour lancer à son cousin quelques uns de ces sarcasmes qu’il est le premier à regretter quand ils ont blessé plus profondément qu’il n’eut voulu. Par bonheur, M. d’Armentières accorde volontiers à Maurice une véritable déférence. Il se mord les lèvres quand il sent que la réplique serait trop vive. On voit qu’il veut réparer sa longue négligence de la parenté. Il y avait eu du reste autre chose entre eux que la bouderie de l’opinion. Maurice m’a raconté que le père de son cousin, cadet de la famille d’Armentières, avait vu dans le temps avec chagrin que son père à lui eût pris ce nom d’Armentières en épousant une fille du président, ce qui, sans la révolution, pouvait décider un grand-oncle des deux frères à laisser tous ses biens à sa petite-nièce au préjudice de son petit-neveu. Mais cette querelle de famille dort depuis long-temps, et la réconciliation parait devoir être durable, si M. Mazade daigne renoncer à brouiller de nouveau les deux cousins. J’espère qu’il finira par prendre généreusement son parti là-dessus ; car à mon tour, dans ma petite politique de ménage, sans être précisément jalouse de M. Mazade, et tout en rendant justice à son amitié dévouée, je ne serais pas fâchée qu’il ne fût pas si indispensable à mon Maurice.

» Cet ascendant qu’il exerce sur lui m’ôte quelque chose de mon importance : Maurice n’a qu’un ami, comme il n’a qu’une femme. Il ne peut pas plus se passer de l’un que de l’autre : deux amis feraient mieux mon affaire. Tu vois que je pense tout haut avec toi ; mais je t’assure que ce petit égoïsme, que cet instinct d’une femme jalouse de son petit crédit, ne va pas au-delà de la pensée. Je me tiens dans une impartialité admirable, laissant ces messieurs se chamailler, ne me prononçant pour personne, ou plutôt donnant raison à chacun tour à tour.

Cette impartialité est d’autant plus méritoire que M. Mazade, qui aurait voulu me mettre de son côté, mécontent de ma neutralité diplomatique, a essayé de me piquer en m’accusant de favoriser plutôt son adversaire, et cela par une vraie provocation à la révolte. — En vérité, disait-il l’autre jour à Maurice, M. d’Armentières se plaint à tort que nous sommes ici deux contre un : les femmes ne sont-elles pas au fond toutes des royalistes et des aristocrates ?

» C’est bien imprudent à M. Mazade d’avoir révélé ainsi mon opinion à M. d’Armentières, qui depuis ce temps-là se tourne de mon côté pour me demander mon approbation du regard, toutes les fois qu’il se fait le champion de notre cause, et que l’ennemi l’accable sous le nombre. Mais il faut voir avec quelle gravité je dissimule mon sentiment, alors même que le vaincu excite mon intérêt ou ma pitié. M. Mazade seul a conservé le droit de me faire rire, quand, acculé dans les derniers retranchements d’une question, cerné de deux ou trois dilemmes, il s’échappe par une de ses éternelles bouffonneries. Que je te répète un de ses mots à M. d’Armentières, qui croyait l’embarrasser, en opposant à son ardent libéralisme d’aujourd’hui, son ancien amour pour Napoléon : — Voilà de beaux principes, sans doute, monsieur Mazade, un patriotisme digne de Sparte et de Rome ; mais aimez-vous toujours l’Empereur ?

» — Toujours, monsieur ! — répond Mazade qui ne craint pas de se mettre en contradiction avec lui-même, pourvu que ce soit un moyen de renouveler la dispute.

» — Toujours ! dit Maurice ; prends garde, mon ami, mon cousin va te prouver qu’on ne peut aimer à la fois la gloire du despote et la charte de la restauration.

» — Pourquoi pas ? reprend M. d’Armentières ; c’est très commun aujourd’hui ; Louis XVIII n’aime-t-il pas le grand homme ?

» — Louis XVIII ! s’écrie Maurice.

» — Oui, mon cher Maurice, dit Mazade avec un admirable sang-froid ; M. d’Armentières a raison, j’ai entendu certifier le fait par d’autres que par lui, et même hier encore par un vieux troupier de l’ex-garde qui prouvait cet amour extraordinaire à un conscrit incrédule en lui disant : Pourquoi Louis XVIII n’aimerait-il pas le petit caporal ? j’aime bien ma pipe moi, et il y a vingt ans qu’elle me fait fumer.

» Je n’ai pas besoin de t’avertir que ce mot n’est nullement authentique et que M. Mazade en est le seul auteur ; c’est son genre, d’attribuer ses saillies à de vieux soldats pour leur emprunter, à son tour, la grossière énergie de leur langage, quand il veut frapper juste et fort….

» Ta sœur bien-aimée,
» Odille. »