Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXVI

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 315-324).


CHAPITRE XXVI,


Contenant les dernières dispositions de Maurice.




Upon sur— If I shall be condemn’d
Upon surmises, all proofs sleeping else
But what your jealousies awake, I tell you,
’Tis rigour not Law[1].

Shakspeare, Winter’s tale.


On devine la désolation d’Odille à la lecture de cette lettre et du journal, où elle était si perfidement désignée, double sentence qui interdisait tout appel à son innocence. Le monde et son mari semblaient d’accord pour la juger, sans vouloir l’entendre, sur de simples apparences, ou plutôt, sur une odieuse interprétation de ces apparences.

Par une singulière fatalité, le seul homme qui pouvait la justifier était forcément un témoin suspect, un complice intéressé. Il y avait certes de quoi égarer une tête plus forte que la sienne, et la vue seule de sa fille put préserver la pauvre Odille du désespoir ou de la folie.

Elle tomba à genoux, invoqua Dieu, son dernier refuge, et éprouva quelque consolation à pouvoir le prier avec le sentiment d’une conscience pure, en se reprochant toutefois d’avoir accusé Dieu aussi, dans le premier cri de sa douleur, d’abandonner une faible et malheureuse mère au jugement des hommes. Elle eut alors la pensée d’écrire à sa sœur, mais elle n’en eut pas le courage. J’attendrai, se dit-elle, ces dernières volontés que Maurice m’annonce. Peut-être ne me laissera-t-il pas du moins ignorer où je puis le revoir et lui parler une dernière fois ! Oh ! le revoir, mon Dieu ! une heure, un moment, je n’en demande pas davantage. Je consens à ne lui faire entendre que ces paroles : — je suis innocente…, et à mourir après, pour leur donner cet accent de conviction et de vérité que prennent les paroles des mourants.

Quelques jours se passèrent avant qu’Odille reçût ce second papier, qu’elle attendait avec une cruelle impatience. Chaque jour elle se répétait : Hélas ! il veut donc mettre entre lui et moi une infranchissable distance, de peur que je puisse retrouver ses traces. Aurait-il dit vrai ? renonce-t-il à revoir jamais son Odille, son Odille qu’il croit coupable sans doute, mais qu’il croit du moins repentante ?

Parfois aussi, Odille ne pouvait s’empêcher d’accuser Maurice d’injustice et même de cruauté, tant il est difficile à un cœur aimant, mais fier, de se résigner à un malheur mêlé de honte.

Enfin, arriva le pli qui contenait cette espèce de testament d’un homme faisant ses adieux à son pays, où il pouvait se regarder comme mort civilement, et à cette compagne par qui il croyait avoir été odieusement trahi.

« Vous ne trouverez plus dans cet écrit, madame, je l’espère, ni plaintes ni reproches ; je tâcherai de me tenir dans les limites d’une lettre d’affaires. Notre séparation est probablement éternelle ; car ma proscription politique cesserait demain, que je ne remettrais les pieds en France que pour y donner ou recevoir la mort. Fasse le ciel que je la trouve ailleurs plus honorable, ou du moins plus naturelle. Je ne marchanderai pas avec elle, n’importe le péril qui, en abrégeant mes jours, préservera ma fille d’avoir pour père un soldat fusillé, ou un citoyen souillé par le couteau du bourreau.

» Notre fortune consiste, vous le savez, en vingt-cinq mille francs de rentes, non compris le pavillon de Bellevue, dont j’ai voulu acquitter le prix avant de liquider notre avoir et nos dettes. Ce pavillon vous appartient.

» Cinq mille livres de rentes sont inscrites, en votre nom, sur le grand-livre : notre maison de Paris, qui est à vous par contrat, rapporte la même somme, les titres vous en seront remis. Ce revenu doit vous suffire pour vivre, soit que vous vous retiriez auprès de votre sœur, soit que vous habitiez les environs de Paris, et Paris même, afin d’y surveiller l’éducation de votre fille.

» Dix mille livres de rentes sont inscrites au nom d’Isabelle ; d’ici à ce qu’elle soit en âge d’être établie, ce capital doit s’élever à plus de trois cent mille francs, alors même qu’il supporterait tous les frais de son éducation.

» Quand Isabelle aura atteint sa septième année, un papier cacheté vous sera remis par la maîtresse de pension à qui je désire qu’elle soit confiée, jusqu’à ce qu’il se présente un parti avantageux pour elle.

» Je me suis réservé le reste de ce que je possède : il faudrait que la vie aventureuse à laquelle me voici condamné fût bien longue, pour que ce reste ne me fût pas suffisant ; en tout cas, j’ose croire que lorsqu’un jour notre Isabelle aura trouvé un époux plus heureux que celui de sa mère, si un exilé, rendu à son pays par les vicissitudes des révolutions, revenait, pauvre et oublié de tous, réclamer d’elle un asile et un souvenir, en se faisant reconnaître pour son père, sa maison ne lui serait pas fermée !

» M. B. »


Ce paquet n’avait aucune date, aucune indication du lieu où il avait été écrit.

Plus d’espérance ! s’écria la pauvre Odille ; je suis condamnée sans aucun recours, et il se croit généreux ! Hélas ! il l’est, puisqu’il me croit infâme. Étouffons cette dernière révolte de mon désespoir contre son aveugle sentence : il est peut-être encore plus à plaindre que moi !

Odille se décida enfin à écrire à sa sœur, mais avec le découragement d’une femme qui se croyait vouée à une véritable fatalité, et persuadée qu’elle aussi allait la trouver coupable. Elle se rappelait les lettres où madame Ventairon l’accusait presque d’une partialité imprudente envers M. d’Armentières.

Madame Ventairon, en répondant à sa sœur, ne lui cacha pas qu’elle avait été prévenue par une lettre de Maurice qui lui adressait de tristes adieux, trouvant une consolation mêlée d’amertume à épancher sa douleur dans le sein de la femme qu’il estimait le plus au monde. Cependant madame Ventairon disait à Odille qu’elle ne doutait plus de son innocence, persuadée que, coupable, elle n’eût pas osé lui écrire ; mais madame Ventairon ne pouvait s’empêcher d’excuser son beau-frère de son jugement précipité : elle ne croyait pas au dévouement absolu de M. d’Armentières, et, usant de ses droits de sœur aînée, elle exprimait la crainte qu’Odille eût été un peu imprudente, sinon légère, dans sa partialité avouée pour ce généreux cousin. Elle terminait sa réponse en invitant Odilie à quitter Paris et à venir se fixer dans la maison maternelle jusqu’à des temps meilleurs.

Odille avait pensé elle-même à adopter ce parti, dans son délaissement ; et si elle en fut bientôt détournée, ce n’était pas que l’espèce de blâme que madame Ventairon mêlait à ses consolations eût irrité cet amour-propre de sœur cadette, si facile à effaroucher. Peut-être trouva-t-elle, en effet, que le blâme, quelque léger qu’il fut, aurait pu être épargné à son désespoir ; mais ce qu’elle redoutait en allant à Arles, c’était cet affreux supplice du regard curieux de ces commères, hélas ! aussi nombreuses dans notre dévote cité qu’ailleurs, et qui auraient humilié de leur malice ou de leur pitié la grande dame de Paris, redevenue leur compatriote malgré elle, la femme innocente mais non justifiée. Et puis, avant peu, Isabelle aurait atteint l’âge où devait commencer son éducation : Odille consentait bien à confier sa fille à la personne désignée par son père, mais à condition qu’elle veillerait elle-même sur elle. Madame Babandy se décida donc à rester à Bellevue au moins jusqu’à la fin de la saison.

Elle y vécut dans une solitude à peu près complète, ne recevant qu’à de longs intervalles des visites à peu près indifférentes, et n’en rendant aucune.

Il était impossible qu’au milieu de son pénible retour sur les derniers et funestes événements de cette crise de sa vie, le souvenir de M. d’Armentières ne se présentât pas quelquefois à son esprit. Elle s’étonnait de n’entendre plus parler de lui, depuis qu’elle avait appris par une tierce personne qu’il était sorti de prison ; lorsqu’une de ces amies persévérantes, qui ne savent que faire de leur journée à la campagne comme à la ville, lui apporta charitablement un journal, où elle lut ce qui suit :

« Le capitaine Babandy a éludé jusqu’au bout les recherches de la police. Une lettre du Havre nous annonce qu’il s’est embarqué, il y a dix jours, sur le brick la Zéphirine, faisant voile pour les colonies espagnoles. On croit que le lieutenant Mazade est encore caché en France, et l’on parle même d’un duel qui a eu lieu, la semaine dernière, entre lui et un ancien garde du corps ; celui-ci aurait été blessé gravement. »

Madame Babandy remercia le ciel d’avoir sauvé Maurice ; quant à la seconde partie de cette nouvelle, elle comprit que ce ne pouvait être que M. d’Armentières qui était le garde du corps poursuivi si opiniâtrement par la haine de Mazade, et sa blessure expliquait suffisamment son silence à l’égard de sa malheureuse cousine. Puisse Dieu conserver ses jours aussi précieusement que ceux de Maurice, pensa-t-elle, puisque seul il peut rendre témoignage à l’horrible calomnie dont son dévouement a été la fatale cause !




  1. Si vous me condamnez sur des apparences, et sans autres preuves que celles qui irritent votre jalousie, je vous dis que c’est plutôt rigueur que justice.