Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 23

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 329-334).
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XXIII.

LE CRÉTIN.


Le jour venait de paraître, le temps était superbe.

Lionel, que la fièvre agitait, descendit dans le jardin pour respirer l’air du matin.

Il marcha doucement dans les longs corridors du château, traversa la grande salle à manger, si triste, si humide. Il lui fallut entr’ouvrir un volet pour donner un peu de lumière et ne point se heurter contre les meubles, car personne n’était encore levé dans la maison.

Connaissez-vous rien de plus attristant au monde qu’une maison où personne n’est encore réveillé, un salon qui n’est pas fait, où l’on trouve encore la table de jeu et le trictrac de la veille ; — des cartes et des jetons par terre ; — des épluchures de tapisserie, de la laine rouge et bleue, des brins de soie sur les tables à ouvrage ; — des fins de verres d’eau sucrée dans les angles de cheminée… — des bandes de journaux dans tous les coins, — et des grains de tabac sur toutes les places d’honneur ?

Oh ! cela serre le cœur rien que d’y songer.

Lionel ouvrit la porte du salon qui donnait sur la terrasse ; il passa le pont et se promena un instant de l’autre côté du fossé, en regardant les fenêtres du château.

Tout le monde dormait.

Deux cygnes éblouissants de blancheur vinrent au-devant de lui : on voyait que leur maîtresse les avait accoutumés à venir chercher du pain dans sa blanche main ; mais Lionel n’avait rien à leur jeter, et ils se remirent à voguer dédaigneusement loin de lui.

Lionel contempla longtemps ce vaste édifice empreint de tant de souvenirs. Il s’étonnait de le voir si bien conservé, entretenu avec tant de soin. L’intérieur était incommode et négligé, les appartements étaient froids et mal tenus, et l’extérieur au contraire semblait dans le meilleur état. Le caractère de madame de Pontanges se trahissait dans ce contraste, non pas qu’elle sacrifiât tout aux apparences, au contraire ; mais on voyait que chez elle les plaisirs de l’imagination l’emportaient sur les agréments de la vie réelle. Laurence n’avait pas encore appris à préférer ce qui est commode à ce qui est beau (elle tenait moins au bien-être qu’aux souvenirs) ; les besoins de la pensée étaient chez elle les plus puissants ; et si la salle à manger de son château n’était pas tenue à la mode anglaise, la chapelle, en revanche, aurait fait honneur aux plus riches églises de l’Italie.

Lionel fit le tour du château ; il erra le long des ruisseaux, dans les bois, essuyant la rosée, emportant les blancs cheveux de la Vierge, un des plus mélancoliques ornements de l’automne. L’aspect de ce séjour plein de gravité et de tristesse le consolait. « Une femme qui habite ces lieux toute l’année, se disait-il, ne doit point ressembler à nos vulgaires Parisiennes ; elle doit aimer… aimer naïvement. Ces ombrages ont quelque chose d’imposant, de sérieux, qui défend la coquetterie. On est forcé à la passion sous ces beaux arbres !… »

Et il sourit tristement de cette réflexion. Au bout d’une heure il revint vers le château. En passant le long d’une haie très-touffue qui bordait une assez vaste pelouse qu’on nommait le jardin de M. le marquis, — jardin sans fleurs et sans fruits, où nul étranger n’était admis, — le nom de Laurence, qu’il entendit crier, attira son attention. Il s’arrêta pour écouter.

— Ah ! mon Dieu, dit au même instant une voix bien chère, Jacques, est-ce vous ? Venez vite. Il a pris votre faux, il va se blesser… Venez donc vite ! Quelle imprudence de laisser une faux dans ce jardin !

Lionel, qui n’était point Jacques, ne répondit rien.

Madame de Pontanges appela de nouveau : — Jacques ! François ! François !… Ah ! mon Dieu, personne ! — Puis d’un ton plus doux elle continua : — Allons, soyez raisonnable ; laissez là cette faux… Amaury, tu vas te faire mal ; donne-moi cette faux.

Lionel était au supplice ; il comprenait que le pauvre fou avait entre ses mains un instrument qui pouvait le blesser ; il craignait aussi qu’en voulant ôter la faux des mains de son mari, madame de Pontanges ne se blessât elle-même… Mais il ne voyait rien, la haie était si haute et si épaisse ! il ne savait de quel côté leur porter secours.

Tout à coup Laurence jeta un cri.

Lionel aussitôt s’élance et saute brusquement par-dessus la haie, au risque de se casser les jambes. Heureusement il retomba sans accident.

Son apparition subite dans ce jardin mystérieux fut un coup de théâtre.

M. de Pontanges, ou plutôt le crétin qu’on voulait bien appeler M. le marquis de Pontanges, épouvanté à la vue de cet homme qui tombait du ciel pour le punir, jeta sur le gazon la faux qu’il serrait avec opiniâtreté dans ses deux mains, et s’enfuit.

Madame de Pontanges parut anéantie.

— Quoi ! c’était vous, monsieur, que j’entendais marcher… derrière cette haie ?

— Vous vous êtes blessée, madame ? interrompit Lionel.

— Ce n’est rien, reprit-elle ; et ses yeux suivaient avec inquiétude Amaury, qui courait vers le château. Dès qu’il fut rentré dans son appartement, elle parut plus tranquille.

Elle était si honteuse pour lui de l’état d’abjection où il végétait, qu’elle eût voulu le cacher à tous les yeux ; elle souffrait de sa démence ; et son premier sentiment, lorsque Lionel vint à son secours, ne fut pas celui de la reconnaissance, ce fut un mouvement pénible d’embarras. « Pauvre Amaury ! pensait-elle, on va le voir !… »

M. de Marny devina ce sentiment plein de bonté ; et par une délicatesse qu’elle dut apprécier, il feignit de n’avoir vu qu’elle.

— Vous êtes tombée sur cette faux ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle avec empressement, heureuse de cette explication à sa blessure et dupe de cette feinte erreur. Oh ! je ne souffre presque pas…

En disant cela, elle entourait le bas de sa jambe avec son mouchoir pour arrêter le sang qui s’échappait de sa blessure…

— Vous ne pouvez marcher, je vais chercher quelqu’un, dit Lionel.

— Non, ce n’est pas la peine, j’irai bien d’ici au château.

— Prenez mon bras.

Lionel la soutenait doucement, elle marchait avec difficulté, elle était obligée de s’appuyer contre lui : Lionel était heureux. Il la conduisit ainsi jusque vers la terrasse.

Arrivés là, il leur fallait monter quelques marches ; en posant le pied sur la première, Laurence poussa un léger cri. La douleur fut plus forte que son courage, elle devint tout à coup très-pâle.

— Mon Dieu ! comme vous souffrez ! dit-il ; laissez-moi vous aider.

Et passant ses deux bras autour de sa taille, il la souleva doucement et l’aida à franchir l’escalier.

Il était huit heures du matin ; madame de Pontanges n’était pas encore habillée ; elle portait un simple peignoir blanc qu’une ceinture retenait à peine, et Lionel sentait frémir et plier dans ses mains cette taille charmante que nul obstacle ne roidissait.

Et le cœur de Laurence battait avec violence.

Elle l’aimait donc toujours… Elle était si troublée qu’elle essaya de rire ; elle voulut marcher seule.

— Décidément, dit-elle d’une voix tremblante, je suis boiteuse.

Lionel la regarda ; la plus ravissante émotion embellissait ses traits ; c’était un mélange de douleur et de grâce qui était plein de charme. Il y avait de la souffrance dans le mouvement de ses sourcils, de la joie dans son sourire, et tant d’amour dans sa rougeur !…

Lionel était rassuré.

En entrant dans la bibliothèque, qui était l’appartement de son mari, madame de Pontanges parut de nouveau embarrassée ; elle se laissa tomber dans un fauteuil.

— Sonnez, je vous prie, dit-elle vivement ; je vous remercie ; je n’ai plus besoin de vous, on va venir.

— Mais peut-être vous êtes grièvement blessée ?…

— Non, la faux n’a touché ma jambe que légèrement. Allez, je vous reverrai à déjeuner.

Lionel s’éloigna ; en fermant la porte qui communiquait aux salons, il aperçut sous la grande table de la bibliothèque deux yeux fixes qui le regardaient. Le pauvre marquis était rentré dans sa cachette, il passait sa tête sous le tapis de la table, et roulait çà et là ses yeux stupides ; sur son visage, ordinairement sans physionomie, la curiosité et la frayeur se peignaient tour à tour ; ses longs cheveux en désordre lui donnaient l’air d’un sauvage ; ses traits, naturellement réguliers, paraissaient hideux par leur manque d’ensemble, car c’est l’harmonie qui fait la beauté. L’habitude de vivre accroupi sous cette table avait fait tourner sa taille ; ses jambes s’étaient tordues, son dos s’était voûté ; en vérité, il s’était rendu justice en choisissant cette singulière demeure ; car, avec sa figure difforme, sa grosse tête, son dos courbé, ses jambes torses, il ressemblait parfaitement au pied grotesque de la table ; à ces monstres de bronze qui soutiennent les guéridons, les encriers et les flambeaux ; à ces hideuses figures que les artistes nous forcent d’admirer en s’écriant : « C’est d’un beau style ! »

Lionel, en contemplant cet horrible personnage, comprit pourquoi madame de Pontanges s’était hâtée de l’éloigner.

« Qu’elle est bonne ! pensa-t-il ; comme elle a soin de cet imbécile ! Il pouvait la tuer avec cette faux… Pauvre jeune femme ! qu’elle est charmante ! »

Il remonta dans sa chambre, pénétré des plus doux sentiments.

Lorsqu’il était sorti le matin, ses pensées étaient bien différentes ; qu’il était triste alors, et maintenant qu’il se sentait joyeux !

Pourquoi ?

Aucune explication n’avait dû changer ses idées… Il trouva sur sa table la longue lettre qu’il avait passé toute la nuit à écrire ; il sourit en la voyant, et la jeta au feu.

Pourquoi ?

Qu’était-il arrivé ?… que lui avait-on dit qui rendît cette lettre inutile ?… Il ne se souvenait plus d’avoir souffert.

Sa lettre d’adieu, elle ne signifiait plus rien… Il l’avait complètement oubliée ; je crois même qu’il eût été fort embarrassé de se rappeler ce qu’elle contenait. Un instinct lui disait que sa pâleur, l’accent de sa voix, la passion de ses regards, avaient plus parlé en sa faveur que ces deux pages de tendresse ; et il avait raison. Cette nuit passée dans les souffrances d’un amour découragé, cette veille, ces fatigues d’un cœur désolé, avaient paré son visage d’une grâce ineffable, avaient doué sa voix d’un pouvoir irrésistible ; oh ! rien n’avait été perdu… Laurence avait tout compris ; elle avait deviné sa lettre ; elle y avait répondu… Il avait raison d’être heureux… et puis quand le jour commence si beau, on oublie les orages de la veille !