Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 42

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 413-415).


X.

DES COURBATURES DE L’ÂME.


Lionel n’éprouvait plus qu’un sentiment, l’envie de se venger. Il se demandait pourquoi il n’avait pas satisfait sur-le-champ sa rage, pourquoi il avait attendu un jour avant de punir son ennemi ; il ne comprenait pas ce qui l’avait obligé de partir, quelle force l’avait éloigné de Laurence ; il oubliait qu’elle-même avait dit : « Partez, je le veux, partez… » et qu’à cet ordre il avait bien fallu céder. Mais son amour n’était alors qu’une peine secondaire. Sa haine pour Ferdinand, voilà ce qui enflammait son cœur. Il lui semblait que cet homme était son mauvais génie, et que tout irait bien dans sa vie lorsqu’il aurait tué Ferdinand. Il le haïssait plus qu’un rival. Un rival, au moins, aurait eu un intérêt à lui nuire ; mais à Ferdinand qu’importaient ses amours ? De quel droit osait-il troubler son bonheur ? Combien il le trouvait lâche, perfide ! Oh ! qu’il avait soif de son sang !

Ce fut bien pis encore lorsqu’il arriva à Paris, et qu’il interrogea Germain qui arrivait de chez M. Bélin.

— On est donc bien inquiet de moi au château ?

— Non, monsieur. On sait bien que monsieur ne doit pas revenir avant mardi ; il est même question de revenir tout le monde à Paris, si par hasard monsieur était retenu ici pour affaire.

— Quoi ! personne n’est inquiet ? Pourquoi donc M. Dulac est-il venu me chercher ? Vous lui avez donc dit où j’étais ?

— Moi, monsieur ! Comment aurais-je pu le lui dire ? je ne le savais pas.

— C’est juste ; Ferdinand l’a deviné… Cet homme est un démon… Ah ! je me vengerai !…

— Dès que M. Dulac a su que monsieur était parti, reprit Germain, il s’est vite mis en route.

— Et qu’a-t-il dit en apprenant que j’étais parti ?

— Il a dit que cela ne l’étonnait pas ; que vous aviez, sauf votre respect, de l’argent qui courait des risques chez un banquier, et que c’est pour ça…

— Bien, bien, c’est bon !… Il craignait qu’on ne fût inquiet… il m’a joué !…

Lionel courut chez Ferdinand ; il savait bien qu’il était absent ; n’importe ! il avait besoin d’aller chez lui, d’y laisser sa carte, de lui rappeler l’heure, le jour de sa vengeance… Il courut aussi chez les témoins : il ne les trouva pas ; il leur écrivit de venir le voir, qu’il avait un service à leur demander, qu’il les attendait le soir même.

Lionel était épuisé de fatigue lorsqu’il revint chez lui. Ses nerfs étaient détendus. Il n’avait plus la force d’être malheureux ; son âme n’était point faite pour de si violentes agitations ; cette passion était trop forte pour cette âme appauvrie par le monde. Sa passion était sincère, elle était puissante ; mais cette grandeur ne lui venait pas d’elle-même, elle venait de son objet, et loin de son objet elle devait s’affaiblir. Le caractère élevé, grandiose, exalté de Laurence, avait donné aux sentiments de Lionel une impulsion vive, il est vrai, mais qui devait nécessairement se ralentir, se perdre même dans l’absence.

Et puis les continuelles contrariétés dans l’amour finissent par le lasser, l’éteindre. On lutte avec courage contre le malheur ; mais les tracasseries, les taquineries dans la passion, usent, désenchantent ; notre désespoir se tourne en mauvaise humeur et notre chagrin en ennui. L’âme enfin éprouve une courbature qui lui ôte la vie, et l’on sent le besoin de se débarrasser de sa passion, comme d’un fardeau trop pesant qui accable, comme d’un travail trop aride qu’on n’a plus le courage d’accomplir.