Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 51

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 441-446).
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XIX.

UNE APPARITION.


Dix-huit mois se passèrent ainsi pour Lionel en plaisirs, en indifférence, en bonheur. Il commençait à s’ennuyer.

Un soir, il retourna à l’Opéra, qu’il avait négligé depuis quelque temps.

— Quelle est cette nouvelle loge, demanda-t-il à M. Rapart, qu’il avait amené au spectacle.

— Je ne sais ; c’est, je crois, la loge de lord ***. Il est depuis quinze jours de retour à Paris.

— Cette tenture est de bon goût…

Le spectacle finit.

— Eh bien, il n’est venu personne dans cette loge si richement décorée ! Votre Anglais est donc resté sous la table ? dit en riant M. de Marny.

En cet instant M. Bonnasseau arriva.

— Savez-vous qui a loué cette loge ? lui demanda M. Rapart.

— Non ; ce doit être quelque grand personnage. C’est une loge de huit places, ma foi !… Qui ça peut-il être, et pourquoi n’y vient-on pas ?… Oh ! voilà Ferdinand, il nous dira cela.

— Connais-tu les gens de cette loge ?

— Sans doute ; c’est moi qui l’ai louée ; j’ai eu de la peine, vraiment. L’arrangement est de bon goût, n’est-ce pas ?

— C’est charmant… Mais dis-nous, quel astre allons-nous voir apparaître dans ce boudoir ?

— Ah ! vous voilà bien, rêvant toujours de belles femmes !… Vous y verrez un vieux Suédois ; c’est tout ce que je vous promets.

En effet, le surlendemain, un vieux personnage chamarré de plaques et de rubans entra dans la loge mystérieuse. Ferdinand Dulac parut bientôt à côté de lui. Mais, plus tard, quand le premier acte fut joué, à l’heure où il était élégant d’arriver, la porte de la loge s’ouvrit avec bruit… les deux hommes se levèrent avec empressement, et toutes les lorgnettes se braquèrent sur une femme éblouissante de parure et de beauté…

Laurence !… s’écria M. de Marny malgré lui.

Sa femme devint tout à coup très-pâle.

Madame de Pontanges, qui n’était jamais venue à l’Opéra, fut si préoccupée du spectacle nouveau qui s’offrait à ses yeux, qu’elle ne s’aperçut point de l’effet que son entrée avait produit. Elle regardait beaucoup, et ne voyait rien ; elle n’avait pas encore l’habitude de chercher quelqu’un dans une salle d’Opéra ; elle ne vit ni Lionel, ni sa femme.

La toile se lève, et la scène captive toute son attention.

— Est-ce le commencement ? dit-elle.

— Non, il y a déjà un acte de joué.

— Eh bien, vous m’avez fait venir trop tard ! pourquoi ?… Monsieur le duc, vous aviez raison, dit-elle au vieux homme comme il faut qui l’avait amenée ; mais M. Dulac m’avait tant recommandé de ne venir qu’à huit heures et demie…

— Vous ne pouviez venir plus tôt, dit Ferdinand.

— Si vraiment, je n’avais rien à faire.

M. Dulac sourit.

— Si l’on vous avait vue arriver à sept heures, vous étiez une femme perdue… comme élégance, ajouta-t-il en riant.

— Ah ! c’est vrai, reprit Laurence, j’oublie toujours mon rôle ; mais je le trouve difficile… J’ai déjà fait bien des sacrifices à l’élégance… voilà trois représentations que vous me faites manquer pour satisfaire à vos idées… Vous êtes un tyran ! je crois que je vais me révolter.

— C’est le moment, vous n’avez plus besoin de moi.

— Je ne suis pas ingrate. Ce que vous dites là n’est pas bien.

— Ma tâche est finie, continua Ferdinand. J’ai fait arranger votre maison…

— À merveille ! reprit Laurence.

— Grâce à madame de Champigny, je vous ai indiqué les meilleures marchandes de modes et couturières de Paris ; vous êtes mise dans le dernier goût. J’ai choisi vos chevaux, ils sont de pur sang ; vos gens sont les mieux tenus… Vous n’avez plus rien à attendre de moi, il est juste que vous me renvoyiez. Allez, il ne vous reste plus qu’à suivre mes instructions et mes conseils.

— J’ai mauvaise mémoire, répondit Laurence, j’ai peur de les oublier. Vous resterez pour me les rappeler.

Puis elle se tourna vers le théâtre, et bientôt rien ne put la distraire de son attention.

On donnait Gustave III.

Madame de Pontanges se serait amusée à moins ; elle était tout yeux, tout oreilles… Laurence s’amusait, elle s’amusait à faire envie. Le lustre serait tombé, qu’elle ne l’aurait pas remarqué, je crois !

Les personnes qui la lorgnaient, et elles étaient en grand nombre, se divertissaient beaucoup de cette naïveté de plaisir. M. Dulac s’en aperçut. — On va se moquer d’elle, pensa-t-il.

Il voulut la distraire.

— Madame… dit-il, madame !…

Elle n’entendit pas.

— Madame la marquise !

Elle ne répondit pas.

— Madame de Pontanges !

Enfin, elle entendit.

— Que me voulez-vous ?

— Vous vous amusez trop ; on ne regarde pas ainsi. On dirait que vous n’êtes jamais venue au spectacle.

— Eh bien, on dirait vrai, puisque c’est la première fois que j’y viens.

Ferdinand fut déconcerté par cette réponse.

— Que faire, pensa-t-il, contre cette femme qui ne rougit pas d’être une provinciale ?

— Mais vous avez vu l’Opéra de Londres ?

— Non…

— Comment ! vous êtes restée deux mois à Londres, et vous n’êtes pas allée à l’Opéra ?

— J’étais en deuil.

— Je vous reconnais bien là : des délicatesses encore ! À Londres, où personne ne vous connaissait !…

— J’étais triste….

— À la bonne heure, voilà une raison.

Laurence se mit à écouter de nouveau, d’abord la Sorcière, qui l’intéressait beaucoup, puis le Roi déguisé, puis la musique du trio, qui est ravissante.

M. Dulac commençait à s’impatienter. — Il faut la distraire à tout prix, se dit-il. Nous verrons si elle résistera à cette épreuve-là… Et il s’écria : — Ah ! voici M. de Marny avec sa femme !…

Laurence tourna vivement la tête.

— Enfin !… dit M. Dulac.

— Où est-elle ? demanda Laurence.

— Je vais vous le dire ; mais ne les regardez pas tout de suite : ils s’apercevraient qu’on parle d’eux… Regardez aux secondes, cette loge où il y a un grand turban.

— C’est elle ?

— Non ; mais c’est là qu’il faut regarder, et puis, par degrés, baissez les yeux vers la loge de dessous. Voyez-vous cette jeune femme en bonnet, avec des roses ?

— Ah !

— Contraignez-vous.

— Comme elle est pâle !

— Elle est grosse de six mois, et très-souffrante.

Laurence rougit.

— Comme vous voilà troublée ! Pauvre femme, vous l’aimez encore !

— Non, oh ! non, je vous assure. Il serait là que je lui parlerais comme à vous.

— Merci, reprit M. Dulac en riant ; je voudrais vous être aussi indifférent que lui.

— C’est trop fin pour moi, dit-elle.

— Gageons que vous ne pourrez le revoir sans une vive émotion ?

— Si vous êtes là, je serai sans doute embarrassée ; mais c’est vous qui me ferez peur.

— Ah ! vous reculez déjà.

— Non, je me sens très-brave.

— Voulez-vous en faire l’épreuve ? je vais le chercher.

— Pas ce soir ! dit-elle vivement.

— Ah ! madame, vous voyez bien que j’ai raison.

— Eh bien, j’y consens ! j’aime mieux le revoir tout de suite et n’y plus penser.

— Alors préparez-vous bien, il va venir…

M. Dulac sortit de la loge. Quelques moments après, il y rentra accompagné de M. de Marny.

Madame de Pontanges fit bonne contenance, elle soutint le défi courageusement.

Lionel fut moins brave : il pâlit, se troubla ; son cœur battait avec violence. Chose incroyable ! lui qui avait oublié, trahi son amour, le retrouvait en cet instant tout entier… Il revoyait cette femme qu’il avait trompée, après dix-huit mois d’absence et d’oubli ; il la revoyait avec la même émotion, la même tendresse que le jour où il l’avait quittée pour la dernière fois. — Et elle… était presque indifférente. La passion de Laurence s’était usée dans le chagrin ; celle de Lionel, au contraire, s’était conservée pure et intacte dans l’infidélité. Ô mystère ! son amour s’était suspendu et non éteint.

C’est à peine si M. de Marny peut articuler quelques mots de politesse. Laurence parle librement.

— Vous viendrez me voir, dit-elle, je suis chez moi tous les matins.

Il s’inclina avec respect. En ce moment, la porte de la loge s’ouvrit et la duchesse de Champigny entra. Lionel profita de cette occasion pour sortir. Il étouffait.

— Elle n’a jamais été plus séduisante, pensa-t-il.

Il retourna dans sa loge, sa femme venait de partir.

— Elle s’était trouvée mal, dit quelqu’un, elle a prié son père de l’emmener.

Cette circonstance n’avait rien d’étonnant, madame de Marny était grosse et le spectacle la fatiguait.

— Je vous fais mon compliment, dit M. Dulac à Laurence, vous vous êtes conduite à merveille ; je commence à croire que nous ne l’aimons plus.

— Savez-vous ce qui a fait mon courage ? c’est que je l’ai trouvé bien changé, enlaidi : comme il est engraissé ! Il a des joues affreuses, on ne voit presque plus ses yeux, qui étaient si beaux !

— Oh ! c’est charmant ! s’écria Ferdinand en éclatant de rire. Dites donc que vous ne l’aimez plus ! Il a toujours été comme cela. Vous le voyiez autrement quand vous l’aimiez, voilà tout.

— Non, il était mieux aussi. Je le trouve fort engraissé, et ce n’est pas très-romanesque, après dix-huit mois d’absence.

— Ah ! les femmes ! les femmes ! continua Ferdinand ; elles n’ont jamais le dernier. Elles disent que vous êtes changé, elles vous trouvent laid, sitôt qu’elles sont infidèles… Mais voilà qui mérite votre admiration, on vous permet d’être attentive.

Laurence tourna ses regards vers la scène, et la superbe décoration du bal masqué du Gustave l’éblouit.

Elle se livra au plaisir du spectacle ; charmée de se convaincre par le plaisir qu’elle était guérie de son amour, et fière de se croire dégagée, elle répétait dans sa joie : — Quel bonheur ! je ne l’aime plus !