Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 58

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 478-483).


XXVI.

UNE RÉSOLUTION.


— Madame est très-souffrante, dit Lionel à la femme de chambre qui venait d’aider madame de Marny à se mettre au lit… vous la veillerez. Il est inutile qu’elle le sache… mais qu’il y ait toujours quelqu’un d’éveillé cette nuit dans la maison.

Il était dix heures.

M. de Marny partit pour l’Opéra… Il était fort agité, presque joyeux… Il semblait qu’on venait de lui promettre un bonheur… mais non un de ces bonheurs suaves qu’on enferme en son cœur comme un trésor divin ; un bonheur qui épanouit la pensée, qui nous berce d’harmonie et d’encens… Non, c’était un bonheur coupable et agitant, une joie méchante qu’on se reproche et qu’on se cache, et qu’on aurait horreur de montrer… Lionel avait fait un effort de bonté… il était charitable avec conscience… Il n’aurait pas aidé, avancé d’une heure l’événement qu’il attendait… Il était noble, bon, incapable d’un crime ; il repoussait de toute la force de son âme une espérance coupable, dont il était honteux ; mais il ne pouvait pas s’empêcher d’être heureux… parce qu’il est des pressentiments qu’on ne peut vaincre… parce que nos désirs, quand ils sont trop violents, nous avertissent d’avance que l’événement qu’ils appellent va s’accomplir.

M. de Marny rencontra Melchior Bonnasseau dans l’escalier de l’Opéra.

— Diable ! s’écria celui-ci en l’apercevant, tu es en veine ce soir, tu as l’air rayonnant !…

Ils échangèrent quelques plaisanteries ; puis M. de Marny entra dans sa loge.

— Ma sœur ne vient pas ? dit Valérie en voyant son beau-frère arriver seul.

— Non, elle est un peu fatiguée, elle s’est couchée.

— Ah ! mon Dieu, s’écrie M. Bélin, est-ce qu’elle est malade ?

— Ce n’est rien, reprit Lionel ; elle est sortie ce matin, et par prudence elle s’est couchée de bonne heure.

— Elle a raison… la pauvre petite était bien pâlotte hier… Je lui conseille maintenant de ne plus sortir… Si sa mère m’avait écouté !…

Lionel tressaillit… Ses pensées lui devenaient insupportables en présence de ce père et de cette sœur.

Il quitta la loge.

D’ailleurs, devant eux, il n’osait lorgner madame de Pontanges ; il se promena un instant dans le foyer.

— J’ai la fièvre… pensa-t-il. Oh ! quelle journée !… Madame d’Auray doit être ici ce soir…

Et Lionel alla lui rendre une visite.

— Bonsoir, monsieur ; comme vous êtes venu tard ! dit-elle ; vous avez manqué le pas de mademoiselle Taglioni… Mais je ne vois pas Clémentine dans sa loge ; est-ce qu’elle est malade ?…

Lionel, en cet instant, venait d’apercevoir madame de Pontanges. Elle était éblouissante de beauté !…

Belle… belle à étourdir.

— Pardon, madame, dit Lionel ; vous m’avez fait l’honneur de me demander ?…

— Oh ! je comprends à merveille que vous n’ayez pas écouté… Regardez, lorgnez, ne vous gênez pas. Je disais qu’elle était ce soir belle comme un ange.

— Ce n’est pas cela que vous disiez, madame.

— Je vous demandais pourquoi Clémentine n’était pas ce soir à l’Opéra…

— Elle est souffrante ; sa grossesse la fatigue.

— Mon Dieu ! qu’elle ne fasse pas d’imprudence ; madame de N… est morte en couche hier… Cela fait frémir.

— On lui défend le spectacle.

— Oh ! ce n’est pas le plaisir qui rend malade ; rire est moins dangereux que de pleurer… Pauvre Clémentine !…

Puis elle ajouta avec coquetterie :

— Vous êtes un monstre, Lionel !

— À qui le dites-vous ? reprit-il en feignant de plaisanter.

— Ah ! s’écria-t-elle tout à coup, voilà le prince de Loïsberg… Je le croyais parti… c’est charmant : il est venu il y a deux jours me faire ses adieux… et je le retrouve à l’Opéra !… Que s’est-il donc passé ?

— Je n’en sais rien, dit M. de Marny sèchement.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela ; vous ne pouvez plus me tromper… Lionel, je vous connais maintenant.

— Je vous jure, madame, que je ne sais rien des projets de M. de Loïsberg S’il doit partir, j’ignore où il va.

— C’est cependant pour votre compte qu’il voyage… Vous lui faites parcourir l’Europe depuis deux ans d’une manière très-profitable pour tous deux… Ses voyages le forment ; ils en feront un homme fort distingué… Il vous devra beaucoup.

Madame d’Auray se mit à rire.

— Je n’accepte pas ces compliments, reprit M. de Marny, moitié fâché, moitié flatté. Je ne suis pas responsable du choix des pays qu’il parcourt.

— Vous vous chargez de l’envoyer au loin, et voilà tout.

— Par exemple, cette fois je ne sais quelle route il doit prendre.

— Vraiment ?

— D’honneur !

— Il va en Espagne.

— J’en suis charmé.

— Encore une fois renvoyé pour vous !… Vous devez être bien fier ?

— Non, dit Lionel ; c’est un homme qui a la manie des voyages, qui n’en veut pas convenir… et qui motive son départ pour que dans l’absence on s’occupe de lui…

— J’ai peur que, pour cette fois, son départ ne soit par trop motivé !

En disant cela, madame d’Auray avait une expression de visage très-méchante.

— J’en ignore complètement la cause ; et vous me donnez envie de la savoir.

Alors Lionel sortit de la loge de madame d’Auray et on le vit bientôt entrer dans celle de madame de Pontanges.

Le prince, qui était assis derrière Laurence, se leva et céda sa place à M. de Marny.

Madame de Pontanges et M. de Marny restèrent seuls un moment.

— On ne dirait jamais que vous avez pleuré ce matin, dit Lionel ; vous êtes belle, ce soir, à désespérer… Votre lettre, Laurence, je l’ai là !…

— N’en parlons plus, répondit tristement madame de Pontanges ; il faut l’oublier, Lionel !

— Hélas ! je croyais vous avoir retrouvée… Ce matin vous sembliez encore aimer… Oui, dans vos larmes il y avait encore de l’amour.

— Ce n’était qu’un souvenir.

— Un souvenir n’aurait pas tant de puissance… Ah ! malgré vous, je suis heureux !…

Madame de Pontanges leva sur Lionel un regard sombre : elle fut frappée de l’étrange expression de ses traits… Il y avait quelque chose d’égaré dans ses yeux, de convulsif dans ses lèvres, qui l’effraya.

Elle ne voulut pas l’irriter.

— Il sera bien à plaindre !… pensa-t-elle. Elle s’épouvantait de son désespoir. Puis elle fit cette réflexion : — J’ai souffert aussi, moi, et je n’en suis pas morte… C’est à son tour maintenant… Alors elle dit : — Je suis fâchée d’avoir promis d’aller à ce bal… L’Opéra me plaît ce soir… j’y voudrais rester.

Lionel la remercia. — Oh ! c’est un beau jour pour moi que celui-ci !…

Elle sourit amèrement.

— Vous vous moquez de moi, dit Lionel ; je suis devenu bien ridicule, n’est-ce pas ?… mais j’ai dans votre cœur une confiance opiniâtre que toute votre indifférence ne pourra m’ôter aujourd’hui…

— Gardez-la, répondit-elle, je ne cherche pas à vous l’ôter !

Ce mot fut dit d’une si étrange manière, que M. de Marny n’osa s’en réjouir.

— Oh ! que je suis malade ! fit tout à coup madame de Pontanges.

— Malade ! vous êtes fraîche comme une rose, ce que je ne vous pardonne pas.

— Rassurez-vous, cette fraîcheur est factice. J’ai mis du rouge pour la première fois… je suis décidée à tous les mensonges…

— Pas avec moi, puisque vous avouez celui-là.

— Hélas ! pas encore !

— Madame, dit M. Dulac en entrant dans la loge, on m’envoie vous dire que vous vous oubliez. Madame de B… est déjà sous le péristyle ; elle vous attend.

— J’ai promis de la conduire au bal… Je vous quitte… Adieu.

Et sa voix était troublée ; elle semblait en le quittant lui demander pardon… Son regard était plein de mélancolie et de bonté… C’est qu’elle pensait : « Pauvre Lionel, quel chagrin je vais lui faire ! mais il le faut… »

— Adieu, répéta-t-elle, à demain.

Elle s’appuya sur le bras de M. Dulac pour descendre l’escalier. Elle tremblait… elle eut peur un moment de se trouver mal.

Elle rejoignit madame de B… sous le péristyle. Tandis qu’elle attendait sa voiture, le prince vint lui parler.

— Je vous cherchais, madame, dit-il, pour vous faire mes adieux.

— Vous partez ! s’écria madame de B…

— Demain.

— Où allez-vous ?

— En Espagne.

— La voiture est avancée, dit un valet de pied.

Madame, de Pontanges prit le bras de son cousin.

— Gaston, dit-elle avec une émotion impossible à cacher, suivez-nous au bal…

vous ne partirez pas !