Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 59

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 483-486).


XXVII.

« FATALITÉ. »


Lionel rentra avec des sentiments moins cruels que ceux qu’il avait emportés en sortant.

— Elle m’aime plus que jamais, pensait-il ; je vaincrai ses scrupules, quelle que soit sa position, ou la mienne ! j’ai sur son cœur un empire que rien ne peut m’ôter.

Lionel ne se trompait pas ; son empire était même si terrible, que l’on se sacrifiait pour y échapper.

À peine de retour chez lui, M. de Marny demanda des nouvelles de sa femme avec sollicitude.

Cet intérêt n’était pas joué… il était sincère… Lionel, nourrissant des rêves plus charitables, n’avait plus besoin de devenir veuf pour être heureux ; son égoïsme d’amour n’allait pas jusqu’à désirer une mort que n’exigeait plus le triomphe de sa passion.

Ce fut donc avec un véritable chagrin qu’il apprit que Clémentine était fort mal. Elle souffrait depuis quelques moments des douleurs horribles ; tous les gens de la maison étaient sur pied ; on attendait l’accoucheur qu’on venait d’aller chercher.

L’aiguille de la pendule marquait onze heures et demie… l’Opéra n’avait pas fini tard.

— Clémentine, dit Lionel effrayé des souffrances auxquelles il assistait ; pourquoi ne m’as-tu pas envoyé chercher ?…

— Je voudrais revoir mon père… dit-elle. Ah ! mon Dieu, que je souffre !

— Germain, cours vite chez M. Bélin ; qu’il vienne… il ne doit pas encore être couché.

— Mon père !… allez chercher mon père !

— Il va venir, cher ange, on est allé chez lui… Mais moi je reste, je ne veux pas te quitter.

Vous

Elle eut en cet instant un spasme effrayant ; on aurait dit qu’elle allait mourir…

Lionel était au désespoir, l’aspect de douleurs si violentes lui faisait mal. Les hommes les plus durs, qui sans pâlir entendent à l’armée gémir les blessés, sont sans force contre les souffrances d’une femme.

Beaucoup de maris tueraient leurs femmes peut-être, s’ils n’avaient peur de les entendre crier.

— Comme elle souffre ! disait Lionel ; pauvre enfant !

Il avait des larmes dans les yeux, et il réchauffait les mains de Clémentine avec tendresse ; il lui soutenait la tête, il écartait ses cheveux, il les baisait avec une pitié passionnée qui était touchante : Lionel était bon en cet instant.

Clémentine eut un moment de calme.

— Tu es mieux ? lui demanda-t-il.

Elle répondit :

— Je me meurs !…

— Clémentine…

— Comme tu pleures !… Pourquoi ?… tu ne peux pas me regretter cependant !…

— Je t’aime.

— Oui, parce que je vais mourir… Oui, tu m’aimeras quand je serai morte… je ne te gênerai plus !

— C’est horrible ce que tu dis là ! Mais tu vivras, Clémentine ; calme-toi, mon amour, je t’en prie.

— Oh ! je ne t’en veux pas, reprit-elle. Si je t’ai rendu malheureux, ce n’était pas ma faute, pardonne-moi…

— Eh ! mon Dieu, je n’ai rien à te pardonner, à toi, si douce, si bonne, si pure La fièvre t’égare, Clémentine… ne parle pas… sois raisonnable ; si tu te tourmentes ainsi, tu perdras ton enfant.

— J’étouffe… j’étouffe ! embrasse-moi vite !… Et mon père !… mon père !… je ne le reverrai donc pas ?… Valérie !… ma sœur !… Ô Lionel !…

Elle ne dit plus rien, elle resta immobile sur son lit.

Le médecin arriva. — C’est un spasme, dit-il.

On fit à la malade une saignée abondante.

Puis l’accoucheur prononça le nom de la princesse Charlotte.

Lionel tressaillit.

M. Bélin entra. À peine eut-il jeté un regard sur sa fille, qu’il comprit son malheur.

— Sa pauvre mère, dit-il d’une voix étouffée, sa pauvre mère mourut comme cela !

Il s’approcha du lit. Clémentine était toujours sans connaissance… Il se pencha vers elle.

— Elle respire encore, dit-il.

Il y avait quelque chose d’horrible dans ces mots… Pendant ce temps, on prodiguait tous les soins imaginables à la mourante.

Lionel espérait malgré le danger… tant de jeunesse laisse presque toujours des chances.

Six heures… six longues heures se passèrent ainsi… Clémentine mit au monde un enfant qui vécut à peine quelques instants.

On espéra jusqu’au matin sauver la mère ; mais, quand le jour se leva, Clémentine était encore immobile, évanouie…

Ses pieds, ses mains étaient glacés.

Les médecins qu’on avait fait appeler de toutes parts, en toute hâte, venaient de moment en moment, l’un après l’autre, lui tâter le pouls.

M. Bélin interrogeait leurs visages.

Enfin, on vit l’un d’eux froncer le sourcil, puis recommencer une dernière épreuve. Le cœur ne bat plus ! dit-il.

— Morte ! s’écria Lionel en tombant à genoux.

Un cri se fit entendre dans la chambre voisine.

— Ma fille ! ma fille ! dit M. Bélin en courant vers la porte du salon où était Valérie… hélas ! la seule fille qui lui restât !…

La sœur de Clémentine, ne voyant pas rentrer son père de toute la nuit, s’était alarmée, et dès le jour elle était accourue ; elle n’osait pénétrer dans la chambre de l’accouchée, mais elle attendait en silence de ses nouvelles.

En entendant le mot prononcé par Lionel : « Morte ! » Valérie s’était évanouie ; on s’empressa autour d’elle. M. Bélin, les médecins, les femmes qui servaient madame de Marny, tous s’élancèrent pour porter secours à Valérie.

Sa pauvre sœur n’avait plus besoin de personne.

Lionel seul resta près de la morte. Son désespoir était affreux, ses sanglots étaient déchirants. Dans ce moment terrible, ses regrets l’absorbaient tout entier, sans que rien les profanât. Clémentine régnait toute-puissante à cette heure dans sa pensée… elle dominait tout son cœur… Il avait rêvé sa mort la veille… et dans ce moment, il aurait donné mille fois son sang pour la ranimer… Sa passion si violente, il l’avait oubliée !… Ô merveille ! ô sublime solennité de la mort ! il pleurait ce qu’il avait maudit… il aimait celle qu’il avait trahie !… il n’imaginait pas qu’il y eût une autre femme au monde… et dans cette chambre funèbre, au pied de ce lit de douleur, pas une voix dans son cœur n’osait lui crier :

tu es libre !