Montcalm et Lévis/02
DEUXIÈME ACTE
La scène se passe à Carillon — le 8 juillet 1758, en deux tableaux.
Le théâtre représente le camp, les tentes, les retranchements en terre et en arbres abattus — Sur une hauteur : le Fort — À gauche : la rivière « la Chute » et au-delà, la montagne du « Serpent à sonnettes » — Il est trois heures et demie du matin. L’aurore grandit à l’horizon.
On aperçoit Montcalm qui visite les retranchements —
Il interroge les sentinelles, et plusieurs soldats sortent des tentes et se groupent autour de lui.
Le jour qui se lève, mes amis, sera un grand jour. Nous allons nous battre, et la bataille sera rude.
Avez-vous des nouvelles de M. de Lévis, général ?
Non, mais il est averti, et je l’attends ce matin avec sa troupe. Puisse-t-il arriver à temps !
En tous cas, si les Anglais nous attaquent, il faudra bien nous défendre.
C’est cela. Nous ne pouvons pas refuser la bataille. Et si l’ennemi s’avance, nous ne reculerons pas.
Voyez donc, général, comme l’eau de la rivière est rouge.
C’est un reflet d’aurore. Hélas ! Elle sera plus rouge ce soir, car des flots de sang s’y mêleront à l’eau des savanes ! O Dieu des batailles, épargnez celui des nôtres.
Des cris retentissent au loin dans la forêt.
C’est Lévis ! (s’écrient les soldat) Ce sont nos gens qui arrivent !…
Oui, c’est Lévis, que le gouverneur avait envoyé au fort Duquesne sans nécessité, et malgré moi. Par bonheur, il nous revient à temps. Dieu soit béni ! C’est la victoire !
Tout le camp se met en mouvement.
Lévis et ses quatre cents hommes défilent au cri de « Vive la France ! » Les deux généraux se jettent dans les bras l’un de l’autre
Ah ! quelle joie de te voir arriver en ce moment, mon cher Lévis !
Mon bonheur est aussi grand que le vôtre. Imaginez-vous que je m’en allais aux Cinq Nations iroquoises quand j’ai reçu l’ordre de venir vous rejoindre. Il ne me paraissait pas possible d’être ici avant le 10 juillet, et je l’ai écrit à M. de Vaudreuil ; mais quand j’ai appris que l’ennemi vous pressait, et que le 10 serait peut-être trop tard, j’ai pris avec moi quatre cents hommes et M. de Senezergues, et nous avons marché jour et nuit pour arriver ici ce matin, 8 juillet, deux jours plus tôt que je n’avais cru possible. Que je suis heureux d’être arrivé à temps !
C’est le ciel qui t’envoie, mon cher Lévis, et je pleure de joie en te revoyant. Tout est possible avec toi, et, quand il le faut, tu as des ailes pour voler où le devoir t’appelle.
Tu vas commander ma droite. C’est là qu’est le danger, et c’est là qu’il faut vaincre !
Soit, nous vaincrons !
Vois-tu, mon ami, quand tu n’es pas là, je perds confiance en moi-même. Je ne me sens plus complet. Il me semble qu’il me manque un bras, mon bras droit.
Mais quand tu es à mes côtés, je ne doute plus de rien. Dans ce lointain pays, à mille lieues de la mère-patrie, sans communications pendant huit mois de l’année, la patrie, c’est toi, c’est moi, ce sont ces braves gens qui sont toujours prêts à mourir pour elle. Mais pour qu’elle soit bien vivante, il faut que nous vivions tous les deux ; si nous étions tués, ce serait la mort de la France en Amérique.
Ce n’est pas modeste, peut-être, mais c’est vrai.
En Europe, dans les guerres ordinaires, quand un général est tué, on le remplace par un autre, et tout est dit. Mais ici, dans cette lutte suprême que nous soutenons, la vieille France est incarnée en nous, et dans cette petite armée que nous commandons, notre défaite serait sa mort en Amérique.
Donc, il faut vaincre pour vivre.
Et il faut vivre pour vaincre !
Bravo ! Bravo ! Bravo ! Vive Montcalm ! Vive Lévis ! Vive la France ! — (l’allégresse est à son comble.)
Leur joie me rappelle un épisode de mon histoire romaine : Les cohortes de Rome commandées par Quintus Cicéron, et bloquées par les Gaulois, manifestèrent la même joie quand elles virent arriver les légions de Labiénus.
Et maintenant, mon cher Lévis, nous avons une rude journée à faire. Les Anglais sont là-bas, auprès des ruines du fort William-Henry, et ils ont une armée de vingt-six mille hommes : Tu entends ? vingt-six mille hommes !
Oui, et nous sommes un peu plus de trois mille. Un contre huit.
À peu près — C’est assez ?
Oui, c’est assez pour vaincre ; mais ce n’est pas assez pour poursuivre l’ennemi vaincu, et l’anéantir.
Non, tu vois d’ici le terrain, les lignes de retranchements, le fort, la rivière, et voici mon plan de bataille.
Au premier appel des clairons, les bataillons marcheront en avant, et borderont les retranchements, en se groupant plus nombreux aux angles des redans.
Derrière eux, les grenadiers rangés en bataille attendront l’ordre de marcher où besoin sera.
Là-bas, dans la pente qui borde la forêt, les Canadiens se battront en tirailleurs, en se cachant derrière les arbres.
Bourlamaque est chargé de la gauche avec les régiments, LaSarre et Languedoc.
Toi, tu prendras la droite avec Guienne, Béarn, et la Reine.
Moi, je me tiendrai au centre avec le premier de Berry, et le Royal Roussillon.
Le deuxième bataillon de Berry, commandé par Trécesson, gardera le fort.
Ce plan me paraît très bon, sauf à le modifier pendant la bataille, comme nous faisons toujours, quand les péripéties de l’action l’exigent.
C’est bien entendu.
Pendant que Montcalm et Lévis causent ensemble, les soldats groupés à la porte des tentes prennent leur déjeuner. Il fait grand jour, les conversations, badinages, éclats de rire prouvent la bonne humeur de tous.
Quand je vois nos deux chefs se concertant ensemble, je n’ai plus peur de rien, moi.
Moi, non plus.
Nous, non plus.
Et maintenant, les Anglais peuvent venir. — Nous allons leur servir la soupe chaude.
Ils en auront une indigestion ; car les pois canadiens sont durs… Nous le savons par expérience, surtout quand nous les mangeons avec de la viande de cheval.
Eh ! bien, mes amis, j’ai dîné chez l’Intendant l’hiver dernier, et pour nous prouver que la viande de cheval est excellente, il nous en a fait manger à toutes les sauces, et tout le monde a trouvé que son menu était délicieux.
Je me souviens d’une langue de cheval en miroton, d’un filet de cheval piqué à la broche, d’un rognon de cheval à la Pompadour, d’un entrecôte au jus, et tout cela était succulent. Mais il faut dire que les sauces étaient merveilleuses.
Ah ! Voilà ! la sauce relève tout. C’est comme la forme dans un discours. Une belle phrase fait tout avaler.
Avec la viande et les pois qu’il nous envoie, l’Intendant devrait nous envoyer son cuisinier, ou ses sauces.
Et nous lui enverrions en retour notre aumônier pour le soulager des poids qu’il doit avoir sur la conscience.
Tout de même, c’est un rude métier que celui de la guerre en ce pays. Mal nourri, mal vêtu, mal payé…
Oui, mais, à l’automne, nous revenons couverts de gloire ; c’est un vêtement somptueux.
Il n’est pas chaud l’hiver.
J’aime mieux un bon poêle, avec beaucoup de bois de chauffage.
Mais comme tu es pâle, Baptiste ! As-tu peur ?
Je n’ai pas peur pour moi, mais pour Françoise.
Ah ! C’est Françoise qui t’inquiète ? C’est ta fiancée ?
Non, c’est ma blonde.
Ah ! Elle est blonde ?
Non, elle est brune.
Et si elle perdait son Jean-Baptiste, ce serait une grosse perte, car tu es gros et gras, mon garçon — Quel âge as-tu ?
Seize ans.
Ah ! voilà, c’est ton début — mais ne t’inquiète pas de Françoise, va, elle se consolera avec un autre.
Pas avec un Français toujours, car elle les trouve trop blagueurs.
Eh ! bien, ce sera avec un Canadien.
Ça ne sera pas plus gai pour moi.
Tu t’en moqueras bien, toi, tu seras mort.
Tiens, c’est vrai. Tout de même, vous avez de drôles de consolations, vous autres.
Ça vaut mieux que rien.
Non, je crois que c’est pire.
Des coups de feu retentissent du côté de la rivière. Quelques soldats y courent, et reviennent en riant.
Ce sont des Anglais et des Sauvages qui tirent sur nous, de la montagne du Serpent-à-Sonnettes ; mais leurs balles tombent dans la rivière.
Plusieurs éclatent de rire. Ah ! Ah ! Ah !
Alors leurs sonnettes sont des sornettes. Laissons-les assaisonner la rivière avec leur poivre et leur sel. Le sel anglais est si lourd qu’il cale au fond tout de suite.
Plusieurs officiers canadiens, Saint-Ours, Gaspé, de Lanaudière s’approchent des deux chefs et leur serrent la main.
Vous allez tous bien, je vois ? Et toujours au poste d’honneur ?
Oui, certes, puisque nous sommes à vos côtés, général.
Merci, mais dans une heure, ce sera le poste du danger.
C’est la même chose.
Lévis s’approche de Lanaudière.
Bonjour de Lanaudière ; quelles nouvelles as-tu de la famille ?
Elles sont bonnes — quoique ma femme soit toujours inquiète.
Et Giselle ?
Elle est toujours pleine d’espoir et de courage. Elle est persuadée que le général et vous ne pouvez pas être vaincus.
Elle a peut-être raison ; mais nous pouvons mourir : ce qu’il faut surtout, c’est que la patrie ne meure pas !
Les clairons sonnent.
Tiens ! L’ennemi est plus près que je ne le pensais. Allons, soldats, à vos postes !
Officiers et soldats courent vers les retranchements en criant :
Vive Montcalm ! Vive Lévis !
(Le rideau tombe)
Mêmes décors. (Au fond, des nuages de fumée enveloppent les retranchements qui brûlent. Au delà, retentissent encore quelques coups de feu — c’est la poursuite des fuyards. — Au pied des retranchements, des morts gisent dans l’herbe et des blessés se traînent. D’autres blessés sont emportés par leurs camarades dans la direction des tentes).
Les fanfares jouent l’air de la victoire, et les groupes se rapprochent.
Enfin, la victoire est à nous, et nos morts d’avant-hier sont vengés.
Au pied du grand chêne où je l’ai enterré hier, mon pauvre Trepezec a dû tressaillir en entendant nos acclamations victorieuses.
Oui, mais de nouveaux camarades sont allés dormir à ses côtés. Cette victoire nous coûte cher.
Elle coûte plus cher à nos ennemis — quatre mille morts ou blessés ! Les nôtres se comptent par quelques centaines. Gloire à eux ; car ils sont tombés au champ d’honneur, et ce sont leurs drapeaux victorieux qui flottent aujourd’hui sur leur couche funèbre.
Les Canadiens en ont perdu beaucoup. Ce pauvre Baptiste a été tué. Il s’est battu comme un lion, et il m’a recommandé sa Françoise.
Pauvre garçon ! Tous, Français et Canadiens, se sont admirablement battus.
Oui, certes, mais les Anglais aussi ont été braves ; et ce fut un moment terrible, quand, repoussés avec pertes, ils sont revenus contre nous, et nous ont chargés à la baïonnette, en marchant sur les corps de leurs camarades expirants.
Du poste que j’occupais, j’ai très bien vu ce choc formidable, et j’ai tremblé pour nos troupes.
À chaque décharge qui sortait de nos retranchements en jets de flamme, les rangs des ennemis s’éclaircissaient : mais à chaque fois leur colonne se reformait et les baïonnettes plus serrées continuaient d’avancer. Les Écossais surtout étaient admirables. Leurs longues jambes nues se teignaient dans le sang des morts, et comme des géants invulnérables, enjambant par-dessus les grands arbres abattus, ils venaient tomber au pied des retranchements, et se couchaient dans les feuillages ensanglantés. Je n’oublierai jamais ce spectacle terrifiant.
Mais si les assaillants furent si héroïques, que dire de ceux qui les ont vaincus !
Le poids de la bataille a pesé surtout sur notre droite, et c’était là notre point faible ; car la nature du sol ne nous fournissait aucune protection de ce côté, et les Anglais en contournant notre aile droite pouvaient nous prendre en flanc. Mais Lévis était là, et vous savez qu’il n’a pas son égal pour faire la bataille à l’œil.
Là aussi se trouvaient les milices canadiennes avec de Langis, et de Gaspé, et elles étaient spécialement chargées d’empêcher l’ennemi de tourner notre position.
C’était une manœuvre difficile et périlleuse, et je les ai vus plusieurs fois, nos braves miliciens, sauter par-dessus les retranchements, s’éparpiller dans les bois, et diriger contre l’aile gauche de l’ennemi une fusillade terrible, pour lui ôter l’envie de tourner notre flanc droit.
Ils disparaissaient dans les branches, et quand les Anglais s’approchaient du bois, le croyant abandonné, les coups de feu éclataient sous le feuillage, des fumées blanches montaient en spirales comme l’encens des sacrifices, et les Anglais ployaient comme des blés trop mûrs sous un vent d’orage. C’était effrayant.
À toi la parole, Larochebeaucourt ; et dis-nous un peu ce que faisait notre général.
Je puis vous assurer qu’il n’était pas inactif, il avait perdu son casque, et enlevé son uniforme. En chemise, tête nue, le visage enflammé, il galopait sur son grand cheval noir, à gauche, à droite, au centre, indiquant de son épée qui flamboyait au soleil tous les mouvements à faire et les points faibles à défendre.
Desandrouins et moi, nous transmettions ses ordres — mais Desandrouins faisait plus de besogne que moi, il transmettait aussi aux soldats toutes sortes de faux rapports pour les encourager. J’espère que le ciel le récompensera pour tous les mensonges patriotiques qu’il a semés dans ses courses.
Allons Desandrouins, conte-leur donc ça un peu.
Je ne m’en souviens plus, raconte-le toi-même.
Eh ! bien, voici : À droite, il exagérait les succès de la gauche, et à gauche, les succès de la droite. Sa voix de stentor criait : — Courage, camarades, il y a là-bas près de nos retranchements quinze cents Écossais le ventre en l’air. L’aile droite de l’ennemi est enfoncée par Bourlamaque. Le centre est en déroute. Les tirailleurs anglais se cachent derrière les souches ; mais ils sont trop grands, et les souches sont trop courtes pour sauver leurs têtes !
Bravo ! Desandrouins !
O mes amis, ce qui fut terrible, ce fut la fin dé la bataille. L’ennemi avait concentré ses forces sur notre droite, pour nous porter le coup décisif ; et il nous aurait été fatal si nos deux chefs ne s’étaient pas réunis pour décider la victoire.
Montcalm avec les grenadiers, et Lévis avec les Canadiens n’étaient pas de trop pour soutenir le choc des Montagnards écossais et des Rangers.
Les retranchements grondaient comme la foudre. Le feu prit aux arbres entassés sans mettre fin à la fusillade. Montcalm, toujours nu-tête, couvert de sueur, noirci par la fumée, les yeux chargés d’éclairs était au plus fort de la mêlée.
Lévis avait encore son chapeau, mais il était percé de deux balles. Tout-à-coup il cria : En avant Canadiens ! — ils étaient sept cents groupés alors, et couchés dans les broussailles à l’extrême droite.
Couverts de sueur et de poussière, menaçants et farouches, rampant comme des tigres prêts à bondir sur leur proie, ils s’élancèrent sans pousser un cri, sautèrent par-dessus les retranchements et disparurent. En un instant, les taillis voisins devinrent une fournaise ardente.
C’était par là que les forces concentrées de l’ennemi espéraient entrer. Mais elles se rencontrèrent avec la foudre. Chaque arbre cachait un fusilier. La forêt faisait explosion comme une batterie formidable, et des profondeurs de l’ombre et de la fumée jaillissaient des flammes meurtrières.
Le nombre des assaillants décroissait à vue d’œil, et bientôt les coureurs des bois sortirent de leurs cachettes et s’élancèrent à la poursuite des survivants qui retraitaient.
La bataille était gagnée.
Pendant ces récits les soldats arrivent de toutes les directions et Montcalm et Lévis n’ont pas encore paru.
Où sont donc nos deux chefs ?
Ils parcourent le champ de bataille. Ils font porter des secours aux blessés. Ils font distribuer un peu d’eau de vie à ceux qui sont épuisés.
Et puis, le général a fait faire une grande croix avec un des arbres des retranchements, et il y a attaché une inscription latine, qui veut dire : « Voici le signe de la victoire, Dieu est ici, et c’est lui qui triomphe ! »
C’est un poète chrétien, notre général !
Enfin Montcalm parait suivi de quatre soldats qui portent la croix, et les troupes l’acclament.
Lévis arrive aussi, Montcalm s’avance, et ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.
Ah ! mon cher lieutenant, quelle belle victoire ! Et quelle joie de te revoir sain et sauf !
Mon chapeau seul a été blessé de deux balles. Et le vôtre ?
Il a été tué, je pense. Car il est tombé au plus fort de la bataille, et je ne l’ai plus revu.
Et votre cheval ?
Tué aussi.
Nouvelles acclamations :
Vive Montcalm ! Vive Lévis ! Vive nos chefs !
Montcalm monte sur le tertre où la croix vient d’être plantée.
« Soldats, c’est le Christ et non pas moi qu’il faut acclamer ; car c’est par lui que nous avons vaincu. Vous vous êtes battus comme des héros, et je suis fier de vous tous. Mais quand je compare nos forces à celles de l’ennemi, je suis aussi sûr de l’assistance divine que si la vision du labarum miraculeux m’était apparue, comme à Constantin.
Et c’est pourquoi j’ai voulu planter ce signe victorieux sur le sol arrosé du sang des nôtres, afin que cette terre devienne sacrée.
Un jour, peut-être, le drapeau français sera forcé de repasser les mers ; mais la croix restera, et c’est à son ombre que la Nouvelle-France grandira ! « Soldats : 0 Crux Ave !
Les soldats tombent à genoux et chantent : O Crux Ave ! Les Sauvages regardent avec étonnement et restent debout — Mais sur un geste de Montcalm. ils s’agenouillent avec lui.