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Muses d’aujourd’hui/Cécile Sauvage

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CÉCILE SAUVAGE

PORTRAIT ET AUTOGRAPHE


Autographe
Autographe



J'aurai des parentés avec la mère-poule,
Avec la mère-biche, avec la guêpe soûle
Qui fait glisser son vol sur un fil de soleil
Et qui baise sur l'œil l'alicante vermeil.
Les bourgeons paraîtront des tétines de chatte
Que bleuit le chaton de sa morsure ingrate...

Cécile Sauvage


Portrait
Portrait


La poésie de Cécile Sauvage est une poésie de plein air et de plein vent : elle a la souplesse et la sveltesse d’un arbre solidement attaché à la terre, mais qui s’élance de toutes ses branches vers la lumière. Il y a dans ses vers un amour de la vie pour elle-même, qui ne cherche pas à comprendre au-delà de la sensation d’être. Ce contact direct avec la nature, cette participation à tous ses mouvements a permis à cette Muse de la surprendre dans ses gestes les plus secrets et comme dans sa nudité même. Elle s’est approchée d’elle, comme un amant de son amante, et l’a respirée, avec une curiosité passionnée. Curiosité de ses propres sensations, désir de fixer toutes les émotions de sa vie, il n’y a pas de poésie sans cela. On a cette joie en lisant les poèmes de Cécile Sauvage, de voir que cette jeune femme ne s’est laissée suggestionner par aucune poésie antérieure ; les images qu’elle nous offre sont toutes fraîchement cueillies et ont encore l’humidité parfumée des fleurs coupées au buisson.

Sa philosophie est une sorte de panthéisme où elle éprouve le besoin de se baigner jusqu’au cou. La nature, elle le sent bien, n’est que le prolongement de son être :

… Je porte le jour ainsi qu’on porte un cœur
Ou comme lourdement on traîne une douleur.

. . . . . . . . . . . . . .

Et je ne sais plus bien parfois ce que je suis,

Si mon âme est le jour, si le jour est mon âme.

Dans ces communions pourtant je reste femme
Et ma douceur sourit ; peut-être je suis Dieu,
De me trouver ainsi tout entière en tout lieu,
D’être une et d’être mille avec des yeux sans nombre…

Mais, davantage encore : elle est toute la nature, et sa poésie sera une vivification de la formule de Schopenhauer : « Le monde est ma représentation. » Une autre pensée pèse sur elle : on est en prison sur la terre ; jamais on ne pourra s’en évader que pour mourir. Elle titube comme une petite mouche, ivre dans l’éther. J’ai rêvé, dit-elle,

J’ai rêvé de saisir la comète à la queue
Et d’approcher Vénus où clignote un feu vert.
Je fuirai sans avoir, sur les monts de la lune,
Cherché parmi les rocs des coquillages morts,
Et, poursuivant son vol pesant et sa fortune,
L’astre s’éloignera jaloux de ses trésors.
Je ne m’asseoirai pas au clos de la Grande Ourse
Dont le lopin d’azur hante mes soirs d’été ;
Comme un cheval lancé dans l’arène à la course
Je tournerai toujours dans mon humanité.

Au bout de cette course, il faudra « rentrer dans la mort comme dans un étui ». Obsédée par cette pensée d’être un petit être éphémère, accroché aux flancs de la Terre, ce grain de poussière égaré dans l’espace, Cécile Sauvage a intitulé son livre : Tandis que la Terre tourne. La nuit, lorsque le réseau des étoiles enveloppe la terre, et que nous pouvons nous situer dans l’étendue, la poétesse éprouve vraiment le vertige d’une course haletante, à se sentir emportée, sans savoir pourquoi, vers de mystérieuses constellations. Ce n’est pas une inquiétude métaphysique, mais une angoisse toute humaine, faite de l’impossibilité de s’échapper, et de sentir le poids de l’atmosphère sur son âme et sur ses épaules. Toute la nature participe à cette angoisse :

L’arbre, cherchant de l’air, du tronc crispé s’élance ;
En son étroit bassin, la source halète et meurt ;
L’ombre, dans les recoins, bâillonne la lueur ;
Sous la glèbe enfouie avorte la semence.

Mon sein pour respirer doit soulever un mur ;
La lune, en haut, blêmit dans son carcan d’azur ;

En surgissant le vent s’étrangle sous la porte
La nuit jette au soleil son ténébreux lasso ;
Le ciel serre le monde en son énorme étau
Et le sol est glacé comme de la peau morte.

Pourtant, après avoir communié à cette inconsciente angoisse des choses, la poétesse s’évade du rêve dionysiaque, et se place, spectatrice, au-dessus des contingences. Qu’on me laisse rire, dit-elle, « rire indéfiniment ainsi qu’un masque grec… ».

Je ris de voir les gens trouver l’ombre angoissante
Et vouloir pénétrer ce qui n’existe pas…

J’aime ce rire philosophique, jeune frère du rire de Zarathoustra ; j’aime ce sourire ironique qui se glisse sous les frondaisons de l’Automne. Il ne faut pas avoir de pitié pour ce qui meurt :

Le vieux jour se cramponne aux ramures du soir ;
Le corbeau sépulcral fait claquer son vol noir ;
.................
L’ombre qui tombe étend ses lugubres lambeaux

Sur le sol souffreteux où se fane la vie…
..............
Le monde poitrinaire au bois toussaille encor
Ses arbres consumés crachent des feuilles d’or…

Devant la joie neuve du printemps, Cécile Sauvage aura le même sourire, sans gravité inutile : elle nous dira le vol des hannetons « qui titube et qui grince », « la chouette miauleuse et qui n’a pas sommeil ». Le Printemps :

C’est un monde enfantin avec un remuement
De pétales, d’oiseaux, d’insectes et de vent.
Le silence, le soir, s’avance à pas d’eunuque
Et fait tomber sans bruit quelque étoile caduque
Sur cet arbre nocturne où l’allégresse dort ;
La lune amarre là son petit bateau d’or.

Ailleurs, une autre image, plus familière encore, nous représentera la nuit, laissant en fuyant « sa pantoufle lunaire » et le soleil « ramant vers son déclin ». Voici l’abeille, qui de « pollen empoussière ses bottes », tandis que « les branches d’un tilleul disent des messes basses » et que, des cloches de moutons « versent leurs eaux dolentes ».

Avec quelle sagesse, cette Muse nous dit qu’il faut jouir des minutes de la vie et ne rien désirer au-delà :

Heureux qui met sa chair au soleil et l’y gonfle
D’un puéril orgueil et d’un sucre d’été,
Comme l’insecte noir qui butine et qui ronfle.

Elle-même ne veut rien connaître du monde, où « l’amour est cruel » ; elle veut « faire simplement son devoir d’eau courante ». Elle considère l’amour et ses sensualités comme une des fonctions de son être et ne le vêt pas de mysticités compliquées. Cependant, dans cette simplicité, quelle délicatesse de sentiments :

Je pleurerai l’instant vécu loin de tes yeux,
La minute d’oubli pour ton âme perdue,
L’inconstance d’avoir humé le vent joyeux,
D’avoir, en regardant une abeille quêteuse,

Ri sans me souvenir que tu n’étais pas là ;
................
Car pour toi je me veux aussi pure et fermée
Qu’une étoile de lait qui sur la nuit descend.

Mais voici que dans la dernière partie de son volume : l’Ame en bourgeon, la poétesse, fructifiée par l’amour, se penche vers le mystère qu’elle porte en son giron. Il y a dans ces aveux d’une femme une belle sensualité animale, et jamais peut-être les secrètes sensations de la maternité n’avaient été exprimées avec cette sincérité. Je regarde, « avec un œil gros d’infini », dit-elle,

Grouiller dans mon giron les graines de la vie
Et des chapelets d’œufs ceindre mon flanc béni.

Puis s’adressant à cette enfant qui dort en elle :

Autour de toi ma vie est une chaude laine
Où tes membres frileux poussent dans le secret.
Je suis autour de toi comme l’amande verte

Qui ferme son écrin sur l’amandon laiteux.
.................
La larme qui me monte aux yeux, tu la connais,
Elle a le goût profond de mon sang sur tes lèvres.
..................
Je vois tes bras monter jusqu’à ma nuit obscure
Comme pour caresser ce que j’ai d’ignoré.
..............
Écoute, maintenant que tu m’entends encor,
Imprime dans mon sein ta bouche puérile,
Réponds à mon amour avec ta chair docile :
Quel autre enlacement me paraîtra plus fort ?

Plus tard, ajoute-t-elle, je me souviendrai des temps où j’étais avec toi, « lorsque nous étions deux à jouer dans mon âme ».

Ouvre d’abord les yeux à mon doux crépuscule,
Prépare-les longtemps à l’éclat du soleil ;
Vole dans mes jardins, léger comme une bulle,
Afin de ne pas trop t’étonner au réveil.

L’enfant naît ; la mère nous dit son émotion et sa douleur :

Te voilà hors de l’alvéole.
Petite abeille de ma chair ;

Je suis la ruche sans parole
Dont l'essaim est parti dans l’air.
Vois-tu, je suis vide et suis soûle
Comme une jonque sans rameur.
............
Tu n’es plus tout à moi. Ta tête
Réfléchit déjà d’autres cieux
Et c’est l’ombre de la tempête
Qui déjà monte dans tes yeux.

Et tandis qu’elle regarde les yeux de son enfant encore pleins de son ombre, elle se trouve « petite et l’âme retombée ».

Une grande sensualité fraîche se dégage de cette poésie, qui plonge ses racines dans la terre, comme un arbre : elle nous apporte, dans son souffle rythmé, l’élan spontané d’un être jeune et sain qui veut vivre et ne se refuse à aucune des sensations de la vie. Ce recueil de vers simples, nets, et cependant d’une belle langue aux images et aux métaphores neuves, contient toute l’âme d’une femme, à la fois sereine et angoissée, mais qui sait que c’est cette angoisse qui donne de la valeur à nos sensations humaines. Tandis que la Terre tourne, l’emportant vers la mort, la poétesse chante sa joie et sa douleur et, sachant que sa fonction de femme est de transmettre la vie qu’elle a reçue, elle lègue son âme, lourde de rêves anciens, à son enfant, qui continuera son sourire devant le mystère des choses.

La poésie de Cécile Sauvage est bien son propre reflet : c’est par son chant qu’elle a pris conscience d’elle-même et de la nature, qu’elle sent battre, à ses tempes, comme une artère enfiévrée. On devine qu’elle ne peut trouver le repos que dans la sensation de participer aux mouvements des choses, qui ont le rythme de son cœur. Et lorsque, selon son expression, elle veut « prendre dans un élan le monde à bras le corps », elle appuie vraiment sa chair de femme contre lui, et se laisse posséder par la vie comme par un amant.