Musique et Musiciens/Léon Kreutzer

La bibliothèque libre.
P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 127--).


LÉON KREUTZER

MEMBRE DE L’INSTITUT.


Léon Kreutzer, bien Français malgré son nom germain, était neveu du célèbre violoniste Rodolpbe Kreutzer, l’émule de Viotti, le rival de Rode et de Baillot, l’auteur d’une Lodoïska, d’une Jeanne d’Arc, de Paul et Virginie et de la Mort d’Abel, ouvrages très-estimés représentés au théâtre-Italien et à l’opéra, mais oubliés aujourd’hui.

En lisant la biographie des Musiciens célèbres par M. Félix Clément, j’ai retrouvé la poétique image de Marie-Antoinette, protégeant les premiers pas du jeune R. Kreutzer, qui charmait les loisirs de la reine par la pureté de son chant et son habileté de violoniste.

Premier violon de la chapelle du roi, lors de la mort de son père, il obtint bientôt la même position au Théâtre-Italien. De retour de ses voyages en Allemagne et en Italie, il fut nommé professeur de violon au Conservatoire, et enfin chef d’orchestre à l’Opéra, en 1817. Mort à Genève, en 1831, il mérita par ses travaux une place honorable parmi les compositeurs de second ordre, fut l’ami de Berlioz et l’élève de Liszt comme pianiste.

Léon Kreutzer, son neveu, né à Paris, le 23 septembre 1817 et mort en 1868, avait appris les premiers éléments de la composition de M. Benoît, professeur au Conservatoire. Mais la règle stricte ne pouvait suffire à un esprit aussi ardent que le sien, et il s’en affranchit bientôt pour ne suivre que sa propre inspiration. Associé par tempérament, par l’indépendance de son caractère et de ses principes au mouvement romantique musical dont le chef d’alors était Berlioz, Léon Kreutzer sut cependant conserver, presque toujours, dans la forme, un ordre excellent des parties ; aussi, se rattache-t-il, par ce côté, bien plus à Mozart et à Beethoven qu’à Berlioz.

Travailleur capricieux et solitaire, ennemi du bruit et de la réclame, exclusif, passionné pour le grand art, indifférent sur ses intérêts artistiques ou autres, compositeur d’un talent solide et original, « Kreutzer aurait pu, dit Fétis, prétendre à des succès plus éclatants, si, se tenant moins à l’écart et plus soigneux de sa renommée, il se fut donné quelque peine pour faire connaître ses œuvres, très-variées d’ailleurs, et s’il eût attaché plus de prix à l’opinion publique ; car c’est un mauvais refuge que celui du dédain pour l’opinion ; on n’y porte jamais qu’un esprit mécontent. »

Cette mauvaise humeur, dont parle Fétis, ne perçait pas cependant dans ses feuilletons de l’Union, remarquables par le fond et par l’esprit qu’il y dépensait. Mais autant que nous avons pu en juger nous-même, et, surtout, de l’avis de ses amis, Léon Kreutzer n’aimait et n’estimait que le travail. Et encore sa main se refusait-elle à écrire ce que son imagination ardente et singulière lui dictait.

Pour cette partie matérielle, il avait recours à un secrétaire ; le travail de plume, si long pour le musicien, lui était devenu tout à fait insupportable dans les dix dernières années de sa vie. Il avait choisi pour l’aider dans cette tâche, un musicien d’orchestre, habile et consciencieux, M. Schœffer, qui saisissait rapidement, devinait presque la pensée que Léon Kreutzer, exprimait au piano, ou notait sur de petits morceaux de papier, dont il réglait les portées.

Léon Kreutzer, héritier de son oncle Rodolphe, qui lui avait légué une assez belle fortune, a laissé par testament une somme importante pour la publication de ses œuvres complètes. Son œuvre considérable d’ailleurs, se compose de musique dramatique, de musique symphonique, de musique de chambre, de musique d’église, de musique de ballet et de mélodies. Les soins de cette édition ont été naturellement confiés à M. Schœffer. Nous avons là, sous nos yeux, un magnifique spécimen, gravé sur planche dans le grand format des partitions de Lulli.

Il faut convenir que si c’est là le format de l’œuvre entière, le prix en doit être tellement élevé qu’il exclut toute popularité. On nous assure que Kreutzer l’a voulu ainsi ; il aurait donc même, par delà le tombeau, interdit aux profanes la connaissance des travaux qui resteront l’honneur de sa vie ! Tirées à un petit nombre d’exemplaires, ses œuvres seraient offertes, d’après sa volonté, aux bibliothèques publiques de l’Europe et à quelques amis. On nous cite parmi ceux-ci : Berlioz, Joseph d’Ortigue, tous deux morts aujourd’hui ; MM. Ferdinand Hiller, Liszt, Damke, Wagner, Vaucorbeil, Heller, Armand de Pontmartin, Gasnaud, Mlle de Thonige, Chardin, dont le beau portrait à l’eau-forte de Kreutzer ornera la première page de l’édition complète d’œuvres peu connues en général.

Sans connaître intimement Léon Kreutzer, nous ressentions pour lui de vives sympathies, et lorsque, par grand hasard, il nous conviait à quelque audition, nous n’avions garde de manquer au rendez-vous. C’est ainsi que nous avons entendu sa Messe à double chœur[1] ses belles symphonies en fa et en si bémol et son grand concerto pour piano et orchestre, exécuté par Mme Massard, au Conservatoire, et dans les salles Érard et Pleyel, concerto que Berlioz considérait comme le plus beau qu’on ait écrit depuis Beethoven.

Pour ma part, je suis toujours sorti de ces auditions avec cette conviction que Léon Kreutzer serait un jour classé parmi les maîtres les plus estimés.

Qu’il ait usé sa vie un peu à la façon de Musset, qu’il ait dédaigné l’opinion publique, ne se souciant que de quelques rares suffrages, vivant à l’écart, replié dans sa conscience d’artiste, se reposant, dans les dernières années, sur le dévouement de sa femme qui ne lui survécut guère ; que les excentricités de son caractère aient nui à sa réputation présente, voilà ce que chacun sait. Il n’en laisse pas moins une œuvre très-importante, à laquelle cette opinion publique dont il ne recherchait point les faveurs, rendra justice ; c’est, du moins, pour moi, une certitude.

Il y a dans ce bel héritage qu’il nous lègue, une vie, un souffle, une originalité et parfois une puissance, qualités exprimées dans une forme qui, tout en étant parfois entachée de bizarrerie, n’appartient pas moins à la langue des plus grands musiciens.

Moins heureux que son oncle, Léon Kreutzer a disparu, non-seulement ignoré du public, mais encore de la plupart de ses confrères. Il a travaillé pendant trente-cinq ans, ignoré même de la direction des Beaux-Arts, sous plusieurs gouvernements, sans que jamais aucune faveur ne soit tombée sur cet artiste qui méritait toutes les attentions.

L’avenir dira qu’un grand musicien français a pu vivre, parmi nous, sans être aperçu de ceux-là mêmes qui ont pour mission de chercher, de découvrir les artistes de les produire au grand jour et de les honorer.

9 juillet 1872.

  1. Le style de la messe de Léon Kreutzer est sévère toujours, grandiose quelquefois, touchant dans certains passages. On y sent une âme calme se complaisant dans son sujet, et ne cherchant pas dans des réminiscences théâtrales des jouissances que l’idée religieuse doit éloigner. Cette messe n’est certainement pas faite pour les sens émoussés d’une foule élégante et frivole, mais elle touchera les âmes nobles et plaira aux esprits austères.

    L’entrée des fidèles dans le temple s’annonce par un Prélude d’une belle sonorité.

    Écrite pour deux chœurs et orchestre, cette messe débute par un Kyrie, l’un des meilleurs morceaux de l’ouvrage. C’est puissant dans l’inspiration et dans la forme, et d’un caractère éminemment religieux.

    L’idée inspiratrice du Gloria, ne se dégage pas tout d’abord. Mais plus tard il s’éclaire de lueurs célestes. La phrase Qui tollis est magnifique. J’en dirai autant du finale ; une belle fugue.

    J’aime moins le Credo, en mineur, où manque l’élan, et qui se termine également par une fugue un peu trop sobre. Cependant il se rencontre dans le Credo un effet saisissant, sur le Crucifixus ! Les chœurs articulent cette parole accompagnés par la grosse caisse, brièvement avec un accent pénétrant, où l’on sent la vie s’éteindre.

    Une voix d’enfant entonne le Sanctus, soutenue faiblement par les violons. La phrase du ténor, reprise par la basse, est très-belle de sentiment extatique. Ce morceau, ainsi que l’Offertoire, le Benedictus et l’Agnus Dei, sont d’une belle inspiration et écrits en perfection.