Musique et prison/18

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MUSIQUE ET PRISON


PRISONS POLITIQUES MODERNES
iii

(Suite)

Un chanteur populaire, que ses couplets patriotiques, non moins que ses opinions réactionnaires, avaient depuis longtemps désigné aux proscripteurs, contribua de tout son pouvoir à cet entraînement musical. Ange Pitou (car c’est lui que nous mettons en scène) nous apprend, dans quelques pages de son Voyage à Cayenne, comment il jouait son rôle et l’impression bienfaisante qu’en éprouvaient ses compagnons d’infortune.

À peine le vaisseau qui les emporte a-t-il gagné la pleine mer, qu’Ange Pitou fait appel à sa verve d’antan pour les égayer aux dépens du vainqueur. Il date le jour et l’heure de cette première manifestation, écrite en couplets de vaudeville.

« 
4 mai 1798.

Ce matin nous formons tous un cercle dans les batteries, en chantant avec attendrissement ces paroles qui tirent une grande partie de leur mérite de la circonstance :

Air : Sous la pente d’une treille.
Pour la Guiane française
Nous mettons la voile au vent,
Et nous voguons à notre aise
Sur le liquide élément.
L’État qui nous a vus naître,
Comme nous chargé de fers,
À nos yeux va disparaître
Dans l’immensité des mers.

Mais les dieux ont quelque empire
Contre l’ordre du Soudan,
Et le pilote déchire
L’arrêt de mort du divan.
N’importe sur quel parage
Le Ciel fixe nos destins
Nous sortons du plus sauvage,
De celui des Jacobins.

 »


Arrivés à destination, les déportés continuent leurs concerts. Il est tel morceau, les Regrets de David à la mort de Bethsabée, par exemple, qui leur fait réaliser les miracles attribués par la Fable au divin Orphée : « Nous arrachions des larmes aux sauvages, dit Ange Pitou, quand nous le chantions sur le bord de la mer. L’écho des forêts et des montagnes lui donnait quelque chose de mélodieux et les cultivateurs quittaient leurs travaux pour nous écouter ».

C’était assurément la musique qui opérait ces prodiges ; car, n’en déplaise à notre chansonnier, qui, sans nommer l’auteur, ajoute : « je me croirais poète si j’eusse fait les couplets », lesdits couplets sont d’une platitude désespérante.

Chez un autre fructidorisé, Barbé-Marbois, le sentiment musical se développe avec plus d’ampleur.

Cet ancien intendant de Saint-Domingue sous la monarchie était président du Conseil des Anciens pendant le Directoire. Ses attaches bien connues avec le parti royaliste lui valurent d’être compris parmi les victimes du coup d’État ; et son « Journal d’un déporté non jugé » nous fournit de précieux détails sur leur séjour à Cayenne et à Sinnamari.

Tous ceux que la fièvre ne condamnait pas à grelotter dans leur hamac s’ingéniaient à chercher une occupation quelconque. Barbé-Marbois, qui avait la passion de la musique et ne pouvait la satisfaire, s’avisa de suppléer par son industrie à l’insuffisance des moyens d’exécution. Il fabriqua donc lui-même un violon ; mais il ne paraît pas que ce premier essai fût un coup de maître. Car, un de ses voisins, virtuose à ses heures, ayant aperçu dans la case de Barbé le prétendu violon, s’en saisit et voulut en jouer. Mais presque aussitôt il le rejeta de dépit en criant : — Quel est donc le sauvage qui a construit un pareil instrument ?

Des témoins qui assistaient à la scène prétendent que le voisin de Barbé avait dit sabot, et, de fait, le violon en avait la forme.

Cet échec ne découragea pas notre luthier improvisé, qui se remit à la besogne et ne tarda pas à confectionner un autre instrument, dont il avait vu le modèle à Philadelphie.

« Je dressai au rabot, dit-il, une planche de trois pieds, large de huit pouces ; je collais des chevilles à deux pouces de chaque extrémité, et j’y adaptai huit cordes de boyau et autant de fils de laiton ; des chevilles servirent à les accorder. La lyre fut suspendue verticalement entre deux volets à demi ouverts.

Je ne connais point d’harmonie aussi suave que celle qui est produite par l’afflation d’une brise légère, lorsque, pénétrant dans mon cabinet, elle agite mollement à son passage cet instrument si bien nommé harpe d’Éole. Le moindre vent lui suffit. Mon oreille n’a point à souffrir des battements de langue nécessaires à la flûte : il n’y a ni poumons, ni lèvres en travail pour mon plaisir, point d’archet enrésiné, point de touches ou de pédales, et je n’entends pas le bruit de ces soufflets sans lesquels l’orgue est muet.

Il est vrai que le musicien à qui je dois mes nouveaux plaisirs est capricieux comme pourrait l’être un rossignol. Il se tait au moment où je jouis le plus de l’entendre ; mais, aimable jusque dans ses fantaisies, il reprend son chant quand je n’y pense plus. »


Toutefois, les molles vibrations qui se dégagent de la harpe éolienne ne tardèrent pas à devenir monotones à notre dilettante. Le souffle inconscient de la brise peut-il soutenir la comparaison avec la muse inspiratrice de l’artiste, dont la main ou les lèvres sont les fidèles et intelligents interprètes ? Barbé-Marbois avait le sens des harmonies de la nature, il savait les analyser, mais il leur préférait, non sans raison, les émotions plus variées que donnent les créations de l’art humain. Il s’en explique assez plaisamment :

« Depuis deux ans, dit-il, je n’avais entendu aucun instrument de musique ; mes oreilles étaient fatiguées du chant ingrat des pintades, et, toutes les nuits, les chœurs discordants des singes rouges troublaient mon sommeil ; leurs cris sont soutenus par le râle des énormes crapauds qui, en se gonflant, élancent du fond des marais un son grave assez semblable à celui des serpents de cathédrale ; les pipeaux mélancoliques des sauvages m’étaient devenus importuns. »


Déjà il en avait déterminé la notation : « Les Galibis, dit-ils, n’ont que quatre tons et ils n’en ont pas varié l’emploi. J’ai entendu leurs flûtes à Sinnamari, à Iracoubo et à Cayenne. Une seule phrase, qui dure quelques secondes, compose toute leur musique. »

Aussi quel ne fut pas le ravissement de l’exilé, lorsque, un matin, ses oreilles furent frappées du son mélodieux de deux flûtes traversières, les premières peut-être qui eussent résonné dans le canton :

« C’était à deux déportés, assez bon musiciens, que je devais cette jouissance inattendue ; ils exécutaient des airs que je connaissais. Je suspendis mon travail pour les écouter : je me rappelai les beaux opéras d’Italie, les magnifiques symphonies d’Allemagne, les concerts de Paris. Au souvenir des pianos harmonieux et des harpes aux accords célestes, je revins sur les songes brillants de ma jeunesse, et plein d’une émotion dont la douceur laissait peu de place aux regrets, je joignis dans ces déserts mes chants à ceux que j’entendais. »


Ce mirage de la musique avait peuplé les solitudes de la Guyane de l’image de la France… Mais, comme tous les mirages, celui-ci s’évanouit rapidement, et quoi qu’en dise Barbé-Marbois, « laissa la place aux regrets ». Aussi, le jour où la patrie lui rouvrit ses portes, le déporté ne fut-il pas des derniers à quitter la terre d’exil : il devait, à vrai dire, retrouver sur le sol natal de larges et lucratives compensations.

La seconde République, aux dernières heures de son existence, eut aussi ses déportés et son… Ange Pitou. Le lendemain du Deux-Décembre, un fabuliste déjà célèbre, Pierre Lachambeaudie, fut arrêté et jeté sur le Duguesclin, qui était en partance pour Cayenne.

Sa douce sérénité et sa bonhomie souriante ne se démentirent pas un seul instant. Il égayait ses compagnons d’infortune et les matelots par les chansons qu’il composait. On comprit enfin que ce philosophe humanitaire, poète naïf et rêveur, prédicant attardé d’un socialisme inoffensif, n’était pas si dangereux pour l’ancien monde qu’il fallût l’envoyer au nouveau. M. de Persigny, qui le protégeait, fit commuer en bannissement la peine de la déportation ; et Lachambeaudie put se retirer à Bruxelles.

À la même époque, un autre vaincu du Deux-Décembre, le journaliste Ribeyrolles, moins heureux que le poète, faisait partie d’un convoi considérable de condamnés qui fut transporté en Algérie. L’ex-rédacteur de la Réforme reconnaît, dans ses Souvenirs, que la musique aida ses compagnons et lui à supporter vaillamment les épreuves de ce pénible exil. Ils cheminèrent, par l’Algérie, jusqu’au camp d’Aïn Sultan, chantant tout le long de la route des hymnes patriotiques, et plus particulièrement le répertoire de Pierre Dupont, le Tyrtée de la seconde République.

La troisième suivit l’exemple de ses aînées ; mais, avant de rappeler ces jours de tristesse et de deuil, remontons pour quelques instants des terres brûlées par le soleil aux régions glacées par les rigueurs de l’hiver. Nous y recueillerons une impression musicale d’une certaine originalité, dans ces climats désolés où le gouvernement russe relègue ses détenus politiques.

Des Français et des Italiens — des peuples frères en ce temps-là, — compromis dans la dernière insurrection polonaise de 1863, avaient été condamnés à la déportation en Sibérie.

Le convoi, parti de Varsovie, était péniblement arrivé à Vilikota, un village de la frontière asiatique. L’officier commandant le poste invita Emile Andreoli, l’auteur du Journal à qui nous devons ces détails, à lui rendre visite avec ses compagnons d’infortune. Il avait engagé, pour la circonstance, deux ou trois popes curieux de connaître des Français qu’ils n’avaient jamais vus, encore plus surpris que les condamnés n’appartinssent pas à la religion grecque.

L’officier, qui avait singulièrement fêté, ce jour-là, les liqueurs fortes, raisonnait, ou plutôt déraisonnait surtout à perte de vue.

— Napoléon, disait-il à ses nouveaux administrés, vient de remporter une grande victoire sur les Italiens, et Cavour a sollicité votre délivrance.

Là-dessus, popes et soldats de chanter un cantique d’actions de grâces.

— À votre tour, maintenant, dit le gouverneur aux prisonniers.

Ceux-ci, sans se faire autrement prier, entonnent, les uns l’air italien Sopran le tombe, et les autres la Marseillaise.

L’opposition de ces chants de différentes nationalités était réellement saisissante.

L’ivrogne, qui les accompagnait de la tête, en parut visiblement charmé.

— Allons, dit-il, je suis content de vous : vos hymnes n’attaquent ni notre Dieu, ni notre empereur ; je vous remercie et j’entends que nous trinquions ensemble.

À force de redoubler les rasades, M. le gouverneur ne pouvait plus se tenir ; il eut cependant encore assez de lucidité pour faire knouter des Cosaques qui avaient profité du concert pour voler les déportés.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.