Musique et prison/19

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Heugel (no 39p. 5-6).

MUSIQUE ET PRISON


PRISONS POLITIQUES MODERNES
iii

(Suite)

Si les débris de l’insurrection communaliste de 1871, relégués en Nouvelle-Calédonie, ne nous y présentent pas, au point de vue musical, des contrastes aussi pittoresques, ils nous offrent, en revanche, des analogies, peut-être inconscientes, mais certainement très prononcées avec les déportés de la première République à Cayenne. Ils ont, tantôt la gaieté provocatrice d’Ange Pitou, tantôt la patience industrieuse de Barbé-Marbois. Et tous, sous l’influence sans doute de l’éducation artistique si développée en France depuis trente ans, recherchent de préférence, comme élément de distraction, l’art qui parle le plus éloquemment à l’imagination humaine.

Les flonflons du Vaudeville ont même raison des préoccupations les plus graves. Nous l’avons déjà constaté par la revue en plusieurs tableaux, mêlée de chant et intitulée Paris à Nouméa, que MM. Bauër et Cavalier firent jouer au Fort-Bayard avant de partir pour la Nouvelle-Calédonie.

Il n’en alla pas de même quand les condamnés durent jeter un dernier adieu à la France. M. Bauër le confesse, tout le premier, dans son livre si pathétique, l’Histoire d’un jeune homme. Il était à bord de la Danaë, et la consigne, très sévère, obligeait les déportés à se tenir renfermés la plupart du temps dans l’intérieur du navire, au fond de cellules solidement grillées. M. Bauër y connut Cipriani et un vieux républicain, le père Malzier, qui possédait et lui apprit tout le répertoire de Pierre Dupont. Aussi, des profondeurs de leur « cage », pour nous servir des termes du narrateur, ce trio d’amis, devenu un trio de chanteurs, lançait-il à plein poumons ce couplet de circonstance, empreint d’une mélancolie si profonde :

Mal nourris, logés dans ls trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons, amis des ombres.
Cependant notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines ;
Nous nous plaisions au grand soleil
Et sous les rameaux verts des chênes.
Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons (ter)
À l’indépendance du monde.

À peine débarqué, M. Bauër fut dirigé sur Numbo, une des deux vallées de la presqu’île Ducos. Là, en plein air, au grand soleil ou par la délicieuse fraîcheur des nuits étoilées, devant l’immensité de la mer et derrière le cadre romantique d’une végétation luxuriante, l’auteur analyse dans une langue imagée les impressions qu’éveillent en lui les harmonies de la nature, harmonies dont Barbé-Marbois avait noté, lui aussi, les passionnantes tonalités ou les discordances irritantes.

Mais aux émotions intimes du captif solitaire succèdent ses bruyantes expansions avec les amis qu’il retrouve sur ces pentes boisées. Autour d’un tas de pierres, formant table, tous sont assis sur des tapis de verdure, l’unique siège que leur offre cette immense salle à manger de la nature : une gigantesque omelette fume sur la table improvisée ; et, tenant en main un verre où pétille du vin de France, notre auteur répète le couplet de la Danaë :

Buvons
À l’indépendance du monde.

Les déportés se constituèrent en troupe et ouvrirent un théâtre qu’ils appelèrent le théâtre de Numbo. On y jouait la comédie, le vaudeville, voir même l’opérette. Ce fut sur cette scène, ingénieusement aménagée, que M. Bauër, dont les feuilletons dramatiques font aujourd’hui autorité, donna la seule pièce qu’il ait jamais écrite, la Revanche de Gontran. Olivier Pain y avait, paraît-il, collaboré et Ferdinand Okolovicz en composa la musique. Ce même Okolovicz était directeur du théâtre de Nouméa ; quand il revint en France, il produisit sa troupe dans une représentation donnée au bénéfice des amnistiés en juillet 1880. Nous ignorons ce qu’il devint par la suite : nous nous rappelons seulement l’avoir rencontré à cette époque en compagnie d’un autre compositeur polonais et ancien déporté comme lui, Dombrowski. Ils écrivaient surtout de la musique de danse, vive, facile, légère, rappelant celle de Métra, mais sans caractère personnel bien prononcé.

Ce fut, du reste, comme une contagion lyrique gagnant tous les établissements néo-calédoniens affectés au service de la déportation. Les virtuoses s’exercèrent d’abord à huis clos ; puis ils se réunirent pour faire de la musique de chambre ; enfin ils formèrent des orchestres pour des auditions publiques. Et ce qui est assez piquant, c’est que chacun s’ingénia à construire les instruments qui manquaient, avec cette persévérance et ce bon vouloir dont avait témoigné jadis Barbé-Marbois. Une lettre de déporté que publiait il y a tantôt dix-huit ans le Figaro, nous en donne un amusant croquis :

« 
Île des Pins, 3 mai 1878.

….. Les airs variés de Mignon, que je jouais sur ma flûte, ont fait sortir de terre dix musiciens enragés qui, d’abord, ne voulaient que s’amuser, puis ont voulu se montrer en public. La permission demandée fut accordée et le premier concert fut donné le 24 février.

Tout se passa dans l’ordre le plus sérieux du monde : je me croyais dans un salon où il n’y a que du monde comme il faut !… Le 24 mars et le 14 avril furent de mieux en mieux en renchérissant sur les décors que l’on continue. Nous donnons la prochaine fois une vieille comédie : Brouillés depuis Wagram.

Et savez-vous où se trouve cet emplacement nécessaire à 2.000 personnes ? Dans ma concession, dans ma forêt ! Notre orchestre se compose de trois violons, une contrebasse, deux flageolets, deux flûtes, une caisse, un triangle, tout cela fabriqué ici. Les violons sont en sandal et bois de rose ; ils ont été faits par un menuisier ébéniste ; la flûte, par un graveur-tourneur ; la contrebasse est faite en sapin avec le bois d’une caisse ayant contenu du savon. L’essentiel, c’est d’avoir du monde, qui ne paie pas, c’est vrai, mais qui est content, et cela suffit. »


Au camp de Saint-Louis, le dimanche, c’est encore la musique qui fait à elle seule les frais de toutes les distractions, dans une note moins raffinée peut-être, mais aussi plus vibrante et plus colorée. M. Alphonse Humbert en a traduit l’impression, alors très vive, dans l’Intransigeant de 1882. Les chanteurs du camp de Saint-Louis — car la musique instrumentale y faisait à peu près défaut — s’inspiraient surtout de l’amertume de leurs déceptions politiques et économiques : on croirait que leur Muse continue les traditions d’Ange Pitou et des vieilles barbes de 1830.

Quand d’autres condamnés avaient égrené le chapelet des romances sentimentales et des chansons d’atelier ou de café-concert, les détenus politiques commençaient leur partie. Ils passaient en revue le cycle des couplets satiriques : d’abord le grand morceau À l’Élysée on danse et la Foire aux parjures de Dereux ; puis, le répertoire de la Commune : Rendez le fer au laboureur et Ne tirons pas ; enfin, les chants de la défaite : les Pontons, Messieurs de Versailles, etc., etc. M. Alphonse Humbert payait aussi de sa personne. Ses amis lui réclamaient la République des paysans. Il s’exécutait avec la meilleur grâce du monde, et tous reprenaient après lui le refrain :

Ah ! quand viendra la belle !
Voilà des mille et des cent ans
Que Jean Guêtré t’appelle,
République des paysans !

Souvent l’iambe d’Archiloque faisait place à un hymne de Pierre Dupont, ou à quelque vieille chanson en patois picard, normand ou bourguignon. Parfois encore un intermède d’une saveur spéciale venait, comme le ballet final de nos féeries à grand spectacle, terminer, sur un mode moins âpre, la série de ces divertissements dominicaux.

Nous laissons ici la parole au narrateur, un maître écrivain.

« Les Arabes (c’étaient les acteurs de cette pantomime) sont allés chercher au camp malabar un tambour de basque dont ils accompagnent, sur une note unique, leurs mélopées gutturales rythmées sur une cadence uniforme. Les autres noirs du camp se sont mêlés à eux. Tous écoutent béatement, roulant leurs grands yeux blancs noyés de mélancolie. Bientôt ces plaisirs ne suffisent plus, il en faut de moins poignants, il en faut de plus vifs. Les têtes crépues palpitent, les pieds nus frémissent sur le sol. On va danser. On se lève, on se trémousse toujours sur la même note jusqu’à ce qu’on ait perdu haleine.

Et, en effet, un de leurs premiers sujets, Ben Aïssa, qu’ils appellent « le major, » se livre à une mimique effrénée auprès de laquelle la danse du ventre, les exercices chorégraphiques des bayadères et le tournoiement échevelé des derviches pourraient passer pour de simples menuets.

Cela dure dix minutes. Le danseur épuisé se ralentit. La sueur coule sur son visage et sur ses membres. On l’encourage. La musique redouble son tapage excitant. Vains efforts. Haletant, soufflant, râlant, le major tombe, et pendant qu’on l’emporte pour le coucher on l’entend murmurer faiblement :

« Major fatigué ! Danser n’a pas ! Danser n’a pas !  »


Plus de quinze ans ont passé sur ces épisodes, qui semblent déjà bien loin dans les annales de l’histoire ; et depuis, le livre de la déportation ne s’est rouvert que deux fois. Espérons que pour le bonheur de l’humanité et l’honneur du nom français, il restera maintenant à jamais fermé !

(À suivre.)

Paul d’Estrée.