Nécrologie de M. Émile Anthoine/Discours de M. Carré

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Nécrologie de M. Émile Anthoine
Revue pédagogique, second semestre 1885 (p. 571-572).

DISCOURS DE M. CARRÉ
Inspecteur général de l’enseignement primaire.

Avant de nous séparer définitivement de cette dépouille mortelle, qu’il me soit permis de venir à mon tour vous dire quelques mots e celui dont j’étais depuis treize ans le collègue et l’ami. Je voudrais vous rappeler ce qu’il a fait dans ce département du Nord, au service duquel il consacra six années d’un labeur particulièrement pénible et dont moi, son successeur, je devais recueillir les fruits.

Lorsque M. Anthoine fut appelé dans le Nord, en 1873, sans l’avoir désiré, je crois, il fut d’abord effrayé de la grandeur de la tâche qu’il acceptait. Mais, homme de conscience et de devoir, il se mit à l’œuvre avec courage et se dévoua tout entier.

Les questions financières inhérentes au classement particulier adopté pour les traitements dans ce département, avaient été à peu près réglées par son prédécesseur, M. Jarry ; il put porter sa principale attention sur l’enseignement. Assurer, par la création d’une grande école normale d’instituteurs, un recrutement de maîtres bien préparés, régulariser les conférences pour tirer le meilleur parti possible de ceux qui étaient en exercice : tel fut son premier soin. Mais 1l sentait qu’il fallait plus. Il comprenait que ses maîtres avaient besoin d’instructions, et que celles qu’il leur donnerait n’iraient réellement à leur adresse, que le contrôle de l’inspection ne serait réellement efficace, que lorsqu’il aurait doté le département d’une organisation pédagogique analogue à celle qui fonctionnait déjà dans la Seine et dans quelques autres départements, avec l’institution du certificat d’études comme couronnement. Longtemps il y songea. C’était l’objet continuel de nos entretiens dans ces causeries intimes dont les sessions du Conseil académique nous fournissaient l’occasion. Cette organisation parut enfin en 1876 ; œuvre profondément étudiée et sérieusement mûrie. Les résultats espérés ne se firent pas attendre. Mais laissez-moi vous répéter ce qu’il en disait lui-même un an après, dans son rapport de 1877.

« De ces causes, disait-il après avoir rappelé les efforts de tous durant le cours de cette laborieuse année, de ces causes est née dans nos écoles une agitation que nous n’y avions jamais vue ; agitation de bon augure, s’il en fut. On ne se contente pas de faire ce qu’on a toujours fait, on veut mieux faire. On a un but, on y tend. Je ne dis pas qua tout soit renouvelé et transformé ; nous savons qu’il y a encore des classes faibles, des matières dont l’enseignement laisse à désirer ; mais nous savons aussi que, si nous ne sommes pas arrivés, nous nous sommes du moins mis en marche : nous sentons dans le corps entier circuler cet esprit plus porté à l’effort, plus sensible à l’émulation, plus avide de progrès, qui doit en être l’âme et la vie. Comme nous avons travaillé à faire naître ces dispositions, nous travaillons à les entretenir ; mais il semble que pour tous la partie la plus difficile de la tâche est accomplie, le premier mouvement est donné. »

Avec quelle discrétion il exprimait dans ces lignes la satisfaction très réelle qu’il éprouvait et dont il m’avait plusieurs fois fait part ! C’est que cet esprit si fin, si délicat, ce professeur de rhétorique qui resta toujours grand amateur de la beauté littéraire, aimait passionnément aussi l’enseignement primaire, et ce fut un bonheur pour lui, quand il fut appelé à l’inspection générale (c’est à moi-même qu’il le disait), de penser qu’il allait enfin pouvoir visiter des écoles, ce que le travail incessant du bureau ne lui avait as permis de faire à Lille autant qu’il l’aurait voulu, et étudier sur e vif cet enseignement primaire où il croyait qu’il y avait tant de bien à réaliser. Je devais constater, quand je fus appelé à l’honneur de lui succéder, que ses efforts n’avaient pas été vains, que cette œuvre où il avait tant mis de lui-même avait été le point de départ d’un progrès incessant, et que les six années qu’il avait passées à Lille avaient été six années vraiment fécondes pour l’enseignement. Et tout ce bien, il le fit au milieu de difficultés de toutes sortes, politiques et autres, qui vinrent plus d’une fois arrêter sa marche et le forcer d’ajourner des améliorations dont il reconnaissait l’urgence. Combien de fois je fus alors le confident de ses espérances et de ses regrets

Mais ces travaux absorbants, ces préoccupations de toutes sortes avaient altéré sa santé ; vers la fin de 1879, il fut atteint d’une maladie qui alarma ses amis. Il s’en remit pourtant, et ce fut en mars 1880 qu’il fut appelé à l’inspection générale.

Là, dans des fonctions moins fatigantes, sa santé s’était complètement rétablie et rien ne pouvait faire prévoir que nous allions être privés si tôt de sa précieuse collaboration, quand nous apprîmes soudainement qu’il n’était plus, et que de toute cette honnêteté dans la vie, de cette droiture de caractère, de cette solidité d’esprit jointe au goût le plus délicat, il ne nous restait que des souvenirs. Mais ces souvenirs seront féconds, cher collègue ; longtemps les conseils que vous avez donnés fructifieront, les traditions que vous avez établies se maintiendront. Votre vie honorable et si bien remplie reste pour tous un modèle à imiter. C’est sur cette dernière pensée que je veux vous quitter. Puisse ce témoignage apporter quelque adoucissement à la douleur d’une famille dont vous aviez le droit d’être fier et qui vous réservait sans doute encore de grandes joies ! Adieu, cher collègue, cher ami, adieu !