Nécrologie de M. Émile Anthoine/Discours de M. Lachelier

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Nécrologie de M. Émile Anthoine
Revue pédagogique, second semestre 1885 (p. 569-571).

DISCOURS DE M. LACHELIER
Inspecteur général de l’enseignement secondaire.

C’est au nom de l’enseignement secondaire, auquel M. Anthoine a longtemps appartenu, c’est, en particulier, au nom de ses anciens camarades d’École normale, que je viens lui adresser à mon tour un hommage et un adieu.

Élève et lauréat, d’abord du lycée d’Orléans, puis du lycée Charlemagne, M. Anthoine est entré à l’École normale, dans la section des lettres, en 1851. Il y a été un aimable camarade, d’un commerce doux et sûr, et un élève distingué, d’un esprit déjà ferme, mais surtout fin et délicat. Malgré sa mauvaise santé, qui a traversé sa seconde année d’études, et qui lui aurait donné le droit de la redoubler, il est sorti de l’École dans un bon rang, en 1854. Trois ans plus tard, c’est-à-dire aussitôt que les règlements d’alors le permettaient, il a conquis le titre d’agrégé de grammaire, et il y a joint, dès l’année suivante, celui d’agrégé des lettres.

Il a professé dix-huit ans dans les lycées ; il a été quinze ans professeur de rhétorique et il a occupé huit ans, de 1864 à 18792, la chaire de rhétorique du lycée de Nantes. Il était en même temps chargé d’un cours de littérature à l’École supérieure de cette ville. Dès ses débuts il s’est fait apprécier et même distinguer : mais les huit dernières années de son professorat n’ont été qu’une série de succès. Son cours public était suivi et applaudi par la meilleure société de Nantes : sa classe remporta deux fois le prix d’honneur des départements, et les chefs d’un établissement qui jusque là faisait concurrence au lycée prirent le parti d’y envoyer leurs élèves. « Sa parole », disait un de ses juges, « est calme, mais précise et attachante » : — « C’est », disait un autre, « un professeur agréable et qui plaît ». Il ne plaisait pas seulement, il se faisait aussi aimer, par sa bonté, et par un dévouement qui suivait ses élèves au delà de leur rhétorique et hors du lycée. Il s’était fait une règle de ne pas donner de leçons particulières : le préfet de Nantes lui demanda une exception pour son fils et ne l’obtint pas ; mais il en fit une de lui-même pour un de ses anciens élèves, qui était sans fortune et qu’il prépara gratuitement à l’École normale.

En 1872, les fatigues de son double enseignement le déterminèrent à solliciter les fonctions d’inspecteur d’académie. À peine en avait-il fait l’apprentissage à Tours, qu’il fut appelé à les exercer dans le poste qui a toujours passé pour le premier de province, à Lille. C’est de Lille, et sur la désignation unanime, de ceux qui l’y avaient vu à l’œuvre, qu’il fut appelé à Paris en 1880, comme inspecteur général, délégué d’abord et presque aussitôt titulaire. Il a porté dans cette seconde partie de sa carrière toutes ses qualités de caractère et d’esprit, mûries par l’âge et développées par l’importance même de ses nouvelles fonctions. Dans un département livré à la lutte des partis, dans un temps fertile en vicissitudes et en surprises politiques, il a été le plus impartial, le plus indépendant, le plus honnête des administrateurs. On admirait l’habileté dont il faisait preuve dans les circonstances difficiles : mais il disait lui-même que sa plus grande finesse était de marcher droit devant lui. Appelé à s’occuper, d’abord principalement, puis exclusivement de l’enseignement primaire, il l’a aimé, comme il avait aimé l’enseignement secondaire : et sa principale préoccupation a été d’y faire pénétrer ce qu’il devait lui-même à l’enseignement secondaire, le sentiment et le goût des lettres. C’est pour les jeunes maîtres, dont il était devenu le juge et le guide, qu’il a fait, lui qui n’avait encore rien publié, ses éditions annotées du Cid, d’Horace, de Britannicus, d’Athalie. C’est pour eux qu’il rédigeait, dans la Revue pédagogique, ces sortes de notes de voyage intitulées À travers les écoles, véritables petits chefs-d’œuvre, où il se montre tout entier, avec sa finesse d’observation, sa tendresse pour l’enfance, son goût même pour la nature, pour la mer, qu’il rencontrait quelquefois, en Bretagne, 8 deux pas d’une école. Son zèle pour l’enseignement primaire lui a procuré une récompense bien imprévue, mais bien digne de lui : il lui a fait donner sa vraie mesure de lettré, il a révélé en lui un écrivain.

Heureux dans sa carrière, M. Anthoine l’était aussi dans sa vie de famille. Il était fier des succès de son fils aîné, prix d’honneur des sciences, brillant élève de l’École Polytechnique, devenu, par goût, officier d’artillerie, mais malheureusement, cette année, bien éloigné de lui ; un second fils, une fille, se préparaient. sous ses yeux, l’un aux examens de Saint-Cyr, l’autre à ceux du brevet supérieur, ; un dernier enfant entrait, plein d’ardeur, au petit lycée Louis-le-Grand. Je lai vu, il y a un mois à peine, joyeux de sentir tout ce monde travailler comme lui et autour de lui. Quelques jours plus tard, il tombait malade. Le mal parut léger d’abord, mais la fièvre était très forte et hors de proportion avec les autres symptômes. Elle céda cependant, et la guérison semblait prochaine, quoique le médecin entrevit toujours et laissât même entrevoir la possibilité d’un accident. L’accident redouté est arrivé lundi dernier, à dix heures du soir, et quatre heures après tout était fini. M. Anthoine va reposer maintenant à Beaugency, dans le caveau de famille, où il avait, avec une triste prévoyance, depuis longtemps marqué sa place. Mais sa mort a été, comme sa vie, celle d’un croyant ; et il emporte, dans cette tombe sitôt ouverte, l’espoir, non du sommeil et du néant, mais du réveil, de la réunion définitive et des joies qui ne finiront pas.