Nêne/1

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Plon, Nourrit et Cie (p. 13-144).

PREMIÈRE PARTIE


L’air était vif et jeune ; la terre fumait. Derrière le versoir mille petites haleines fusaient, droites, précises, subtiles ; elles semblaient vouloir monter très haut comme si elles eussent été heureuses d’échapper enfin au poids des mottes et puis elles se rabattaient et finissaient par s’étendre en panaches dormants. Le souffle oblique des bœufs précédait l’attelage et remontait, couvrant les six bêtes d’une buée plus blanche qu’agitaient des tourbillons de mouches.

Des hoche-queues voletaient d’un sillon à l’autre : les plus proches avaient l’air de petites personnes maniérées et coquettes ; les autres n’étaient que des flocons de brume très instables : on ne les voyait guère, mais on les devinait nombreuses et fort occupées à chasser les bestioles maladroites et lentes, effarées d’être au jour. Dans le haut du champ une pie se détachait nettement, raide et sérieuse comme un beau gendarme.

Au-dessus de la brume la lumière régnait, merveilleusement blonde. Le versoir supérieur de la brabant resplendissait et le coutre, dressé dans le soleil, semblait une épée massive, l’épée d’un cavalier nain, trapu et lent.

Ils étaient deux hommes à travailler là. Le plus jeune, un gars de 17 ou 18 ans, aux membres encore mal jointés et aux mains énormes, épandait du fumier ; il chantait ; sa voix douteuse d’adolescent détonait par éclats lourds qui s’envolaient quand même, tant l’air était sonore.

L’autre qui labourait ne chantait pas ; mais comme son compagnon il sentait la joie de l’heure. Il venait de se reposer tout un dimanche et, en ce commencement de semaine, l’outil lui paraissait léger. Il était de taille haute et droite avec une tête fine et des jambes un peu longues. Son chapeau rond, posé très en arrière, laissait à découvert sa face brune, maigre, complètement rasée ; ses yeux noirs jouaient avec agilité.

Il conduisait ses bêtes par gestes mesurés, sans cris. Il avait pourtant deux bovillons au dressage, mais il les avait placés au milieu de l’attelage et tout de suite enlevés en un si rude effort qu’il les tenait maintenant sans peine, éreintés et craintifs. Même au bout de la raize, les bovillons suivaient docilement les bœufs de tête ; le laboureur n’avait qu’à soulever sa charrue et à la retourner tranquillement sans craindre d’être enlevé par son attelage.

Il s’était imaginé la terre trop sèche et il avait lié trois jougs pour un labour profond. Et voilà que cette façon se trouvait excellente. Il avait mis son régulateur au dernier tour et le soc mordait franchement, très bas. Le « talon » laissait dans la raize une traînée fraîche et les mottes, en bonne trempe, s’émiettaient d’elles-mêmes en croulant au soleil ; un léger hersage et la terre serait prête, fine comme cendre.

Les yeux du laboureur riaient parce que toute sa pensée était à son travail et que ce travail était à son gré.

Comme il arrivait à dix pas de la haie, une voix demanda :

— Ça va la besogne ?

— Joliment ! répondit-il.

— Riche temps ! fit l’autre.

— Une bénédiction !

Il dégagea sa charrue et arrêta les bœufs. Entre deux branches de noisetiers une grosse tête blonde, une tête de géant, parut.

— Bonjour Cuirassier ! dit le laboureur ; c’est toi… je n’avais pas reconnu ta parole.

— C’est moi… bonjour Corbier !… vous avez là un rude attelage et un bel outil !

— Je ne m’en plains pas ! dit le laboureur avec un peu d’orgueil.

Ils furent un moment silencieux et souriants devant la besogne faite ; et, un moment, leurs yeux caressèrent les six belles échines musclées et la charrue neuve étendue à plat comme un oiseau robuste et maigre.

Puis Corbier releva la tête et demanda.

— Quelles nouvelles ?

— Aucune pour vous… Je viens de conduire ma sœur… Vous l’avez bien gagée pour aujourd’hui ? L’auriez-vous déjà en oubli ?

— Nullement !… mais je ne pensais pas à toi ; ce n’est pas toi que j’ai gagé… tu as des mains un peu grandes pour une servante…

L’autre eut un rire lent qui montra ses dents blanches. Et le laboureur reprit :

— Ce n’est pas… peut-être… que tu allonges le dimanche, Cuirassier ?

Le rire cessa net :

— Je ne suis pas un gars de ville… Une ribote ne me met pas au lit, pas plus qu’elle ne change mes jours ouvriers… Vous saurez ça, Corbier !

— Je n’ai pas voulu te fâcher, excuse-moi.

— Il n’y a pas grosse offense. D’habitude, le lundi, je suis à mon service… Mais cette journée-ci est à moi. J’en ai mis quatre comme ça dans mon marché, à la disposition de ma mère : une avant l’hiver pour le bois, deux pour le jardin et l’autre pour les choses qu’on n’attend pas… le mic-mac enfin… sait-on !

— Je comprends, dit Corbier.

L’autre reprit, lancé :

— Ce matin, j’ai bêché depuis le petit jour… Ce n’est pas du travail de jardinier, mais la terre coule… Je bêche tout et je bêche profond… après, on n’a guère la peine de sarcler.

Corbier hocha la tête en guise d’approbation. Et l’autre continua :

— C’est comme ça… Madeleine est venue me trouver au jardin et m’a dit : viens m’aider !… J’ai pris ses paquets de hardes et je l’ai conduite par la route jusqu’en vue des Moulinettes. Après, je m’en suis retourné par la traverse parce que je n’aime pas être vu sur les chemins en temps d’ouvrage.

— D’accord ? fit Corbier.

— C’est d’amitié que je me suis dérangé… Madeleine n’avait pas grand besoin de mon aide… Ce n’est pas pour vous la vanter, Corbier, mais si l’on parlait de la force des femmes, il n’y en aurait pas beaucoup devant elle en ces côtés !… Maintenant, je m’en vais… Vous avez là un beau chantier… Salut !

L’homme ayant disparu, Corbier redressa sa charrue et commença un sillon. Mais sa pensée, au lieu d’être à ses bêtes et à son travail, s’en allait maintenant vers des choses inquiétantes et tristes. Cette rencontre l’avait remué comme sa charrue remuait la terre. Et c’était sur son cœur comme une brume, une brume épaisse où ne filtrait point le soleil et où ne voletaient point d’oiseaux.

Non pas qu’il y eût jamais eu entre lui et ce grand gars qu’il appelait Cuirassier autre chose qu’un commerce banal de prévenances ; et cette Madeleine qui devenait sa servante, il la connaissait à peine…

Non, ces gens ne lui étaient pas cause de chagrin ; mais ils lui rappelaient sa charge qui était lourde.

Veuf à trente ans, il se trouvait seul à la tête d’une ferme avec deux tout petits enfants sur les bras. À la vérité il lui restait bien son père, mais le vieillard était si souvent perclus qu’il était plutôt une cause d’embarras. Personne pour l’aider. Peu d’argent et pas de ménagère.

Son malheur datait de onze mois ; il lui semblait dater de onze ans. D’abord, il avait gagé une femme d’âge, très bonne, très douce pour les petits, mais malpropre et tout à fait incapable de faire marcher la maison. Ensuite sa belle-sœur était venue. Vigilante celle-ci, mais coquette, sans tendresse et, par-dessus le marché, d’intentions directes et hardies… Il avait fallu se séparer après des paroles déplaisantes.

Enfin, le père venait de gager cette Madeleine Clarandeau. Corbier connaissait la famille. La mère, veuve et bientôt vieille, faisait des journées ; les enfants, trois filles et un garçon, étaient gagés dans les fermes et lui venaient en aide. Le garçon était réputé entre les meilleurs valets ; un peu porté pour le vin, par exemple et, après boire, redoutable dans les fâcheries. Les filles, il les avait moins vues, surtout l’aînée, Madeleine, qui avait été longtemps gagée en Vendée.

Cette inconnue, maintenant, allait tenir sa maison ! Une fille très forte, disait le frère. Il n’en demandait pas tant ; il ne fallait pas de si gros doigts pour soigner Lalie et le petit Georges… Une lourde fille sans doute, une fille trop gaie, à la santé insolente.

Il avait consenti un gros prix et, à cette heure, il en avait de l’ennui…

Les bovillons ne sentant plus ses yeux tirèrent soudain de travers, emportant la charrue. Il les corrigea durement.

Le jeune valet s’attardait dans la cheintre, un refrain aux lèvres. Corbier le héla :

— Un peu de nerf, nom de Bleu !… ça vaudra mieux que tes faridondaines !

L’autre se tut une seconde, puis, insolemment, il se mit à siffler très fort l’air de sa chanson et continua son travail de la même nature lente et dégingandée.

Corbier se sentit seul et faible, sans l’appui d’une tendresse. Pourquoi Marguerite était-elle morte ? Il se prit à dire tout bas des mots dont s’aggrava sa tristesse.

— Marguerite, pourquoi es-tu partie si tôt ? Pourquoi as-tu quitté ma maison pour celle du Bon Dieu ? Pourquoi n’es-tu plus sur le seuil à mon retour des champs ?… Marguerite, tes enfants languissent en des mains étrangères… et, pour mes yeux il n’est plus de soleil luisant, pour mon cœur, il n’est plus de joie sous le ciel.

Il arrivait dans une veine de terre compacte : il dut presser les bœufs.

— Galant ! Vermeil ! Allons, mes gars !…

Sa voix mourut tout près dans un tremblement. Il se raidit, la tête orgueilleuse, dressée :

— Châtain ! Lamoureux ! Au bout valets !

Mais les mots s’arrêtèrent dans sa gorge…

Alors, vaincu, il ramena son chapeau sur ses yeux et se laissa pleurer.


Madeleine approchait des Moulinettes. Elle n’était jamais allée à cette ferme ; mais son frère lui avait indiqué le chemin et, d’ailleurs, elle apercevait le toit neuf, très rouge entre les branches.

Elle s’arrêta un moment pour regarder ; l’endroit de loin, lui paraissait avenant et gai.

Cependant elle craignait de ne pas s’habituer. Jusqu’à présent elle n’avait vécu que dans de grosses fermes où le travail était pénible mais simple et joyeux. On la commandait et elle allait, sans autre souci que de mener rondement sa besogne.

On lui disait : lave ! Elle lavait douze heures d’affilée, mangeait sa soupe et se couchait. Au temps d’été on lui disait : moissonne ! Elle prenait sa faucille et suivait les hommes ; et cela lui faisait alors des journées très dures parce qu’à l’heure de mérienne elle reprenait son travail de femme.

Mais on ne lui avait jamais dit : achète et vends ; pèse le beurre, donne le fil au tisserand. Jamais surtout on ne lui avait dit : lève ce petit et nettoie-le ; s’il pleure, tâche de le consoler ; apaise, corrige, câline…

Elle n’avait jamais rien dirigé et, quand on lui parlait des enfants, elle répondait :

— Je ne les aime pas autour de mon cotillon ; ils empêchent de travailler.

Quand le père Corbier était venu la gager elle avait dit non, tout de suite. Mais le vieux avait insisté, faisant valoir les avantages de la condition : être quasiment maîtresse au lieu d’obéir toujours et demeurer tout près, à une petite lieue de chez sa mère… Et puis, lui que ses mauvaises jambes retenaient souvent à la maison, il lui aiderait un peu, veillerait sur les enfants… Enfin il avait offert un bon prix. Si bien qu’elle avait cédé, très flattée au fond dans son amour-propre de fille sage et capable.

Maintenant qu’elle approchait ses craintes renaissaient.

Tout de même, elle marchait lestement. Les bêtes des haies se dérangeaient sur son passage ; les lézards, à l’affût entre les primevères et les pensées sauvages, reculaient vifs et silencieux. Les mésanges et les bouvreuils se levaient sur leurs nids et montaient aux hautes branches ; les merles fuyaient brusquement dans un gros bruit de feuilles. Mais tous ces oiseaux n’allaient pas loin. Elle sentait qu’ils restaient là, cachés dans les saulées et les touffes de houx et qu’ils la regardaient avec inquiétude.

— Que nous veut celle-ci qui est si chargée et dont les talons sonnent si clair ?

Comme elle passait tout droit, ils reprenaient bien vite confiance et chantaient.

Madeleine relevait la tête vers les cimes vivantes et joyeuses et elle pensait :

— Oiseaux de par ici, j’entends que vous me faites accueil ; merci, mignons !

Ses yeux bleus éclairaient sa face rousselette.

— Petits musiciens du paradis, musiquez-vous pour ma noce ? Ainsi soit-il ! mais je suis vieille fille et je n’ai pas de galant… Petits, les jolis violons que vous feriez, et comme on prendrait gaiement la file derrière vous !

Un sursaut interrompit sa songerie. Elle jeta un cri :

— Engeance !

Devant elle, à dix pas, un écureuil traversait la route, tranquillement. C’était signe de male-mort ; elle en eut l’haleine coupée. Elle passa vite et se retourna pour regarder la bête qui bondissait maintenant avec une agilité diabolique.

Elle se raisonna. Ces bêtes étaient nombreuses en ce pays de noisettes et de châtaignes ; tout le monde en croisait ; la crainte qu’on en avait était une idée de l’ancien temps…

Elle haussa les épaules et se força à sourire. Mais il lui sembla que les passereaux se taisaient, coulés sous les ramilles basses. Juste au milieu de la route, une ombre étrange palpitait.

Madeleine, levant les yeux, vit un oiseau-filou qui « endormait » très haut ; et, dans le soleil, les grandes ailes rousses paraissaient toutes noires.


La journalière partie, Madeleine se trouva seule dans la maison avec les enfants. Dix heures sonnèrent. Il était temps de songer au repas. Elle alluma le feu et accrocha la marmite.

La petite, assise dans un coin, près de la table, la regardait curieusement.

— Comment t’appelles-tu ?

— Lalie ! répondit l’enfant.

Elle pouvait avoir quatre ans ; gentille à cause de ses yeux noirs et de ses boucles frisées, mais malpropre et vêtue en petite vieille d’une corselette à manches et d’un jupon froncé.

— Veux-tu m’embrasser Lalie ?

L’enfant se mit à tordre son jupon et baissa la tête en souriant.

— Veux-tu m’embrasser ? Je ne suis pas méchante… Aimes-tu les dragées, Lalie ?

Madeleine sortit un cornet de sa poche.

— Prends ! c’est pour toi.

La petite tordait, tordait son jupon.

— Prends Lalie !… Prends !… Prends-donc, voyons !

Lalie éclata en sanglots.

— Bon maintenant ! pensa Madeleine. Elle est tout de même craintive !… C’est que je sais pas lui parler ; quoi dire à ça pauvre ?

Elle vida ses dragées sur la table à portée de l’enfant et recula, interdite.

Puis elle s’approcha du berceau. Le rideau écarté elle vit une petite tête ronde, deux joues grasses. Celui-ci, il était vraiment beau comme un Jésus. Sur la couverture, sa menotte était entr’ouverte, blanche en dessus, rose en dessous.

Madeleine se pencha et, de son doigt dur, toucha la paume délicate dont la peau semblait une très fine pelure d’oignon. Crac ! la menotte se referme !… Et il tient, le petit ! Il serre ! Il tire !… Comment peut-il serrer si fort ?

Madeleine essaie de dégager son doigt… Mais non ! Eh bien !… la voilà vraiment prise ! Comment faire ? Si elle s’efforce trop rudement, il se réveillera…

Elle attend, ruse, échappe par glissements sournois… Ah oui ! il fait beau !… Un haut-le-corps sous la couverture, une ruade… La menotte se crispe, violente : tu ne t’en iras pas !

Madeleine n’ose plus bouger. Elle attend encore, elle se sent bien sotte ! Ses joues brûlent, ses jambes frémissent. S’il vient quelqu’un, on se demandera ce qu’elle fait, immobile, près de ce berceau. L’heure passe ; va-t-elle, dès le premier jour, faire attendre les hommes pour le repas de midi ?

Non ! l’enfant se réveille et, tout de suite, crie. Elle le lève en hâte.

Il la regarde un instant, il promène ses mains sur la figure inconnue ; puis, rassuré, il jase et joue. Il pince le nez de Madeleine, pique ses yeux, tire ses cheveux. Il se cambre en arrière, prend son élan et pouf ! cogne avec sa tête, la bouche molle, ouverte.

Onze heures ! Ce n’est pas possible !

Vite, Madeleine assied l’enfant sur une couverture pliée et court à sa besogne.

Quand Corbier entra avec les valets, une heure plus tard, il vit les deux enfants joyeux et la table proprement mise.

Madeleine, accroupie près de Georges, s’était relevée et se tenait maintenant devant le laboureur, un peu rouge, surprise de le voir si jeune.

Il lui dit les paroles de bienvenue et s’assit à la table. Il la trouvait laide, mais de regard brave et plaisant.

— Celle-ci, pensa-t-il, donnera peut-être ses bras à ma maison et son cœur à mes innocents.

Cette idée lui fut un réconfort ; et, s’étant servi une assiette de soupe, il la mangea de grand appétit.


Ils étaient de même race ; d’une race singulière vivant dans un étrange coin de France.

Au temps de la Révolution où l’on avait tué le roi, tous ceux d’ici, les Corbier, les Clarandeau, les Fantou et les autres qui, maintenant, n’étaient plus de même bord, tous, derrière leurs prêtres aimés, s’étaient levés dans leur ignorance et leur ferveur.

Victorieux dans le premier élan, ils s’étaient ensuite heurtés à des hommes de leur taille. Des deux côtés, derrière de jeunes héros aux yeux de femmes ou derrière de vieux vétérans de granit, la lutte avait été désespérée.

Aux cris de la hulotte ou au chant de la Marseillaise toutes les villes et toutes les bourgades avaient été prises, reprises, saccagées, brûlées. On s’était battu dans tous les chemins creux, dans tous les champs de genêt, dans toutes les clairières. Pas une paroisse qui n’eût encore, à plus d’un siècle de distance, son « talus de la Bataille » sa « fosse des Bleus » ou son « Calvaire des Chouans ».

À la fin, les paysans avaient été écrasés. Et d’autres gouvernements étaient venus qui avaient apaisé les prêtres ; qui les avaient apaisés à ce point que beaucoup avaient admis le nouvel état des choses et prêté serment de fidélité.

Seuls, les plus âpres, les moins adroits avaient continué la guerre en leur cœur. Et leurs ouailles les avaient suivis dans leur isolement farouche, dans leur dédaigneuse ignorance des menaces et des excommunications.

Mais peu à peu les prêtres étaient morts et les ouailles s’étaient dispersées.

Maintenant, après 120 ans, on ne trouvait plus guère de ces réfractaires, de ces « dissidents » que dans le Bocage Vendéen. Ils y formaient quelques îlots, battus, effrités, mais point encore submergés par la haute marée catholique.

Celui de Saint-Ambroise était le plus important et aussi le plus compact, le plus solide. Il comptait 1.500 dissidents.

Ils avaient tenu bon ceux-là parce qu’ils étaient nombreux et très serrés les uns contre les autres, aussi, parce qu’ils étaient soutenus par des protestants.

Encore une tribu résistante et tenace, ces protestants. Ils venaient des campagnes fontenaisiennes où leurs ancêtres avaient été parmi les premiers à recevoir la nouvelle calviniste. Ils avaient été nombreux dans ces temps lointains et tantôt égorgeurs féroces, tantôt brebis très dolentes. Ils avaient eu sous les rois grande somme de maux et la Chouannerie leur avait été aussi très chaude. Ils s’étaient cachés, dispersés et ils se retrouvaient là, un peu plus d’un millier, part dans la commune de Saint-Ambroise, part dans celles de Chantepie et de Château-Blanc.

Maintenant qu’on ne les poignait plus, ils se gringaçaient entre eux. Portés vers l’instruction, ils discutaient les idées nouvelles et aussi leurs croyances. Suivant, puis dépassant les pasteurs libéraux, beaucoup coulaient doucement vers l’irréligion. Mais d’autres, de temps en temps, sous on ne sait quel vent de mysticisme, rebroussaient chemin, revenaient à la raideur primitive, aux anathèmes, aux mortifications, aux textes de désespérance.

Ce pays était curieux avec ses deux temples rivaux, sa chapelle de dissidents et ses églises, carillonnant, orgueilleuses, à l’entour.

Les traditions les plus diverses se heurtaient là et, bien que les temps fussent changés, à de certaines heures la haine y brillait encore à flamme haute.

Le langage variait d’une porte à l’autre comme variait la façon de s’habiller, de se nourrir et de meubler sa maison, comme variaient les jeux, les chants, les divertissements de jeunesse.

Les Dissidents surtout excitaient la curiosité. Mais se sentant d’âme étrangère et craignant les moqueries, ils ne se livraient guère.

Une fois, il était venu des messieurs de ville, peut-être même de Paris, qui avaient su les amignonner et les endormir. Après cela il avait été question d’eux dans un journal. Il était dit que leur chapelle était une grande bâtisse vulgaire ornée avec des saints de quatre sous et des bonnes vierges de camelote. Il était parlé — bonnement, à vrai dire, mais cependant avec un peu de légèreté — de leur bénitier et de leur « musée », deux choses auxquelles ils tenaient beaucoup.

Leur bénitier était comme tous ceux qu’on voit dans les églises catholiques, mais il avait ceci de particulier qu’il n’était jamais vidé. L’eau en avait été bénite par leur dernier prêtre ; cela remontait loin. Depuis on avait ajouté chaque jour quelques gouttes afin que le niveau fût toujours le même.

Quant à leur « musée », c’était une collection de petits animaux blancs, taillés par un vieux paysan, un de leurs saints, avec un couteau de poche, dans les os de la viande. Que cela fût moins beau que les grandes statues que l’on voit dans les villes, d’accord ; mais il n’y avait tout de même rien de pareil dans les églises de Saint-Ambroise, de Chantepie ou d’ailleurs, et ceux qui s’en moquaient eussent été bien en peine d’en faire autant.

Et puis, quand on est entré chez les gens par prière, on ne va pas dire en sortant que leur feu charbonne et que leur escabelle boite.

Depuis cette aventure, la Chapelle était fermée aux étrangers.

Les Dissidents mettaient toute leur vigilance à échapper à l’enveloppement catholique.

Ils n’avaient plus de prêtres et ils méprisaient les prêtres nouveaux comme on méprise les traîtres. Ils priaient seuls. Par orgueil, peut-être aussi par une crainte obscure de rester en deçà, ils exagéraient leurs dévotions, fêtaient tous leurs saints, doublaient tous les jeûnes, marquaient inexorablement le Carême. Et, comme au flanc des vieux murs fleurissent les giroflées sauvages et les millepertuis, sur ce christianisme abrupt germaient des hérésies oubliées et même des superstitions lointaines venues d’un passé profond. Des femmes dirigeaient le culte ; des vierges enseignaient les catéchumènes ; et réapparaissaient la croyance au gui guérisseur, la vénération des arbres et des sources.

Les Dissidents ne se mariaient guère qu’entre eux. Ils ne se réjouissaient pas de gagner un catholique par mariage, car cela faisait une lignée bâtarde, prête à trahir. Mais quand un des leurs allait se faire baptiser dans une église, ils prenaient le deuil en leur cœur.

Les filles ne cédaient presque jamais de la sorte, mais, parmi les garçons, il y en avait toujours d’assez essotis d’amour pour se laisser glisser au flot catholique qui ne les rendait jamais.

Cela s’était vu dans la famille des Corbier, famille orgueilleuse pourtant et de sang âpre, mais où la passion était vite souveraine.

Cela ne s’était pas encore vu dans la famille des Clarandeau ; mais il y avait menace. Le fils, ce grand que l’on appelait Cuirassier, était très fou d’une jeune tailleuse de Chantepie, porte-bannière des Enfants de Marie.

Il jurait bien à sa mère et à Madeleine qu’il ne « se changerait » jamais, mais elles n’en étaient guère plus rassurées, sachant les hommes faibles et faciles à étourdir.


On était à l’époque des longues journées.

Pour les hommes, un travail n’attendait pas l’autre : les betteraves à planter, les foins à rentrer, la terre à préparer pour les choux d’hiver. Jamais on ne serait prêt pour la moisson, car les avoines mûrissaient vite, trop vite, rôties par un coup de soleil de Juin.

Pour les femmes, c’était le moment de surveiller les petites bêtes, l’époque critique où les poulets précoces et les oisons se décidaient à disparaître ou à grandir ; c’était encore le moment de préparer les couvées tardives et de sevrer les porcelets nés au printemps : toutes besognes très minutieuses. C’était surtout le moment redouté des cuisinières où il fallait, avec des légumes et un peu de lard, préparer quatre repas par jour, quatre repas copieux à cause du grand travail.

Madeleine se levait tôt. Dès trois heures ses sabots sonnaient dans la cuisine carrelée. Flac ! Flac ! Debout les hommes !

Vite elle allumait le feu, épluchait les légumes, courait au saloir.

Quatre heures : la prière, que Madeleine conduisait, le père Corbier donnant les répons et tout le monde écoutant, même les valets dont l’un était catholique et l’autre protestant.

Quatre heures et demie : la table à dresser, les vaches à traire, le lait à écrémer, la vaisselle, les poulets, les canetons, les enfants… Trotte ! Trotte !

Elle finissait à neuf heures du soir, quelquefois à dix, alors que les hommes dormaient déjà.

Elle savait tout ce qu’il faut faire dans une maison pour les gens et les bêtes, mais, pour combiner les choses, elle manquait d’habitude.

Elle manquait bien un peu d’adresse aussi. Par exemple elle ne savait pas faire manger les oisons dans sa main, les forcer devant leur pâtée de son et d’orties. Quand l’ondée menaçait, elle courait bien dans l’aire après ses poulets, secouant son mouchoir d’une main, son tablier de l’autre :

— À l’abri, mes petits, à l’abri !

Mais elle fonçait tout droit et trop vite. Les poulets, avec des piaulements d’effroi, se dispersaient autour du pailler ; les poules mères, les plumes gonflées se mettaient en colère ; Madeleine aussi… et l’ondée venait.

Alors Lalie paraissait sur le seuil :

— Jo pleure !

Madeleine n’entendait pas.

— Jo crie !… Voilà !… Lalie l’a pas battu !

Madeleine pensait :

— Toi, attends !…

et elle disait :

— Laisse-le crier, cela lui fera une belle voix.

La petite rentrait, puis, tout de suite, recommençait.

— Jo pleure… Jo a une épingle dans le ventre.

Madeleine revenait vite, abandonnant ses poulets. Elle savait bien que Jo n’avait pas d’épingle dans le ventre, mais cette parole, souvent répétée, la secouait toute.

C’est qu’un soir, en changeant le bébé, comme elle se hâtait avec ses gros doigts malhabiles, elle l’avait piqué ; pas très profondément, mais assez pour faire sortir une goutte de sang. L’enfant avait jeté un cri brusque, bien différent de ses cris de colère. Et Madeleine s’était dressée, haletante, déchirée vraiment au plus profond d’elle-même. Une heure durant elle avait bercé le petit sur sa poitrine ; il lui eût été doux de souffrir, de se mortifier en pénitence. La nuit venue, elle avait pris l’enfant avec elle dans le lit qu’elle partageait déjà avec Lalie et elle l’avait serré étroitement.

— Jo a une épingle dans le ventre !

Dix fois par jour Lalie lui faisait courir un frisson sur la nuque.

Elle commençait déjà à les aimer ces chétifs. À eux seuls, ils lui donnaient plus d’inquiétude que tout le reste. Plus de travail aussi. Lalie touchait à tout ; Georges voulait en faire autant. Il commençait à marcher et tombait à chaque minute. Étant d’humeur vive il criait et trépignait tout au long des jours.

Madeleine osait penser :

— Si j’étais leur mère je gagerais un petit bout de servante qui m’enlèverait un peu de travail au dehors… et je m’occuperais d’eux… Comme cela, je n’ai pas le temps ; ils pâtissent, ils jouent sans moi et je n’ai pas leur amitié s’ils ont la mienne.

Le père Corbier, qui devait si bien l’aider, était justement ragaillardi par le soleil et ne restait jamais à la maison. Aussi la voyait-on toujours besognant à grand’hâte.

— La servante de chez nous, disait le vieux, n’a pas les deux pieds dans le même sabot.

Non ; et il ne le fallait point !

En arrivant aux Moulinettes elle s’était demandé anxieusement si elle s’habituerait : deux mois s’étaient écoulés et elle n’avait pas encore eu le temps de se poser à nouveau cette question.

Dans les autres fermes où elle était passée, il lui arrivait, en travaillant, de songer à sa mère, à ses sœurs, au village d’où elle était native, ou bien à des camarades, ou bien à des propos de galants.

Maintenant elle était toujours en inquiétude pour les bêtes et pour les gens et sa pensée ne s’en allait plus jamais se perdre au loin comme une fumée voyageuse.

À peine connaissait-elle les alentours de la maison.

Elle qui se réjouissait à l’avance parce qu’il y avait près des Moulinettes un bel étang entouré de sapins et de chênes, elle n’avait pas encore pris le temps d’en approcher. Elle s’était dit seulement :

— Pourvu que les enfants ne prennent pas l’habitude d’aller de ce côté.

La maison, par exemple, lui était tout à fait familière. Elle lui plaisait à cause de la commodité, mais aussi à cause de l’agencement qui était à son goût.

Il y avait deux chambres ; au milieu, un corridor avec le cellier et la laiterie. Tout cela proprement carrelé à l’ancienne mode.

Une des chambres était meublée avec deux armoires de frêne plaisamment moucheté et deux hauts et beaux lits à la duchesse où couchaient Michel Corbier et son père.

L’autre chambre, celle où l’on se tenait, renfermait un mobilier plus mêlé. À côté d’un vaisselier brun, d’un grand bahut brun, d’une haute horloge à caisse noire, il y avait un lit de forme nouvelle et une armoire de cerisier toute claire et finette. Ce lit et cette armoire avaient été achetés par le jeune ménage. Ils prenaient dans cette maison un air d’extrême jeunesse ; mais comme c’étaient de beaux meubles, simples et soigneusement faits, leur jeunesse semblait avenante et point trop tapageuse.

Ce que Madeleine trouvait de plus curieux chez les Corbier, c’était la cheminée. Elle ne s’étonnait point des images saintes ni du chapelet à énormes grains de buis qui, évidemment, n’avait jamais servi pour prier : on trouvait des choses pareilles dans toutes les maisons dissidentes. Mais elle n’avait vu nulle part d’armes semblables à celles qui étaient là, et nulle part non plus un papier aussi vieux encadré avec autant de soin.

Les armes étaient deux longs pistolets. Cent vingt ans auparavant le plus jeune chef de l’armée catholique avait fait ce cadeau d’amitié à un Corbier, son compagnon favori.

Le papier encadré était un parchemin sur lequel on avait marqué un fait de la guerre : cet aventureux gars de Corbier entrant en même temps que le chef dans une ville âprement défendue. En bas, une signature grasse : celle du chef. À gauche, l’écrivain, qui devait savoir joliment jouer de la plume, avait tracé l’image. Et l’on distinguait une grande muraille et deux échelles au sommet desquelles se dressaient deux hommes, l’épée haute.

Tout cela, à vrai dire, était un peu effacé ; mais les Corbier, quand on le leur demandait, expliquaient encore très bien chaque chose et ils en avaient de l’orgueil.

Le vieux avait prié Madeleine, dès le premier jour, de ne pas toucher aux pistolets et au cadre. Elle en avait été vexée car elle se croyait capable.

De temps en temps, le soir, quand les hommes étaient couchés, il lui prenait envie de fourbir un bon coup ces canons rouillés qu’elle aurait, en un tour de main, rendus aussi brillants que ses chandeliers ou ses pincettes.

Elle n’osait pas cependant, retenue devant ces vieilles choses par une vague idée de péché.

Lorsqu’elle était ainsi seule, débarrassée de ses gens, elle faisait un travail rapide et silencieux. Libre de tous ses mouvements, elle retrouvait son allure avantageuse. Elle rangeait chaque chose et préparait tout pour le travail du lendemain. Un jour sur deux, elle prenait ses torchons et cirait ses meubles à tour de bras. Cela par orgueil de servante réputée.

Quand elle avait fini, elle rapprochait de son lit le berceau du petit et se glissait avec précautions à côté de Lalie.

Les premières nuits n’avaient pas été bonnes. Lalie se mottait comme un petit poulet, la tête dans le cou de Madeleine : celle-ci, habituée à coucher seule, avait mal dormi d’abord, chatouillée et gênée d’haleine.

Mais maintenant elle y était faite. Quand l’enfant glissait, Madeleine ne manquait pas de se réveiller à demi et de ramener la petite tête sur sa poitrine.


Ce dimanche de juillet Michel était à St-Ambroise et Madeleine gardait la maison. Elle priait, seule, avec les enfants.

Boiseriot, le valet catholique, entra. C’était, à lui aussi, son tour de garde. Il s’assit à la table, disant :

— La soupe !

Madeleine ne se dérangea pas car c’était l’heure de la prière.

— La soupe ! la soupe !

Il prit à tapoter sur la table avec le manche de son couteau. Devant les patrons il n’eût pas osé marquer son impatience à ce moment-là.

Madeleine se leva et, sans lâcher son chapelet, mit silencieusement la soupière devant lui. Puis, comme il souriait de manière déplaisante, elle lui tourna le dos.

Elle ne l’aimait pas, celui-là. C’était un vieux garçon, un homme de 35 ans, petit et de mine médiocre ; bon valet pourtant et plus dur de corps qu’il n’en avait l’air, mais peu causeur et sournois.

Madeleine se méfiait de lui, non pas parce qu’il était catholique, mais parce qu’il la regardait de façon malhonnête avec ses yeux luisants.

À 27 ans, après quatorze ans de service dans les fermes, elle avait éprouvé bien des fois la rudesse des hommes. Elle avait toujours su se défendre gaiement. Une plaisanterie ne lui faisait pas peur et pour rendre une bourrade elle avait la main ferme.

Mais pas de ces hommes silencieux aux yeux hardis !…

Quand Boiseriot eut fini son repas, il resta assis à la regarder. Elle fut soulagée quand il s’en alla.

Dans la soirée, quand le petit fut endormi, elle sortit dans le courtil ; puis elle songea que les lits des valets n’avaient pas été faits.

Les valets couchaient dans un petit quéreux, au bout de la grange ; elle y alla. Comme elle traversait l’étable, elle aperçut Boiseriot étendu sur une brassée de paille fraîche. À son approche il se redressa sur son séant et lui attrapa la jambe. Dégagée, elle passait, quand elle le vit se lever et se jeter sur elle comme une bête gâtée.

Du coup, elle lui envoya une telle gifle qu’il en fut éberlué. Point arrêté cependant !… Alors elle lui fit carrément face et redoubla.

— Malhonnête ! Je le dirai au patron !

— Mauvaise picotée ! grondait-il, tu n’es pas toujours si fière !

— Boiseriot, j’entends mal !

— Et moi, je vois clair… Tu le diras au patron !… Ça ne m’étonne pas… Je serai renvoyé, bien sûr… Tu fais déjà ce que tu veux dans la maison… Mais je dirai partout ce que je sais.

— Boiseriot, qu’est-ce que vous direz ?

— Je le dirai !… et tous les gars des alentours, je les amènerai faire un charivari à la porte pendant que…

Madeleine se penche pour écouter les honteuses paroles, puis une grande colère la fait trembler.

— Ah ! vilain gars ! attrape !

Madeleine frappe à poings fermés comme un homme.

— Tiens, loup ! Tiens, serpent !… Te voilà basculé, garou !… Ah ! chétif ! je te pilerais sous mes sabots si je n’avais miséricorde !

Pour ne pas le battre plus fort, Madeleine se sauve, gagnant le quéreux où elle se soulage en brassant les couettes…

Derrière elle, l’autre, relevé, essuyait ses hardes souillées et, une flamme mauvaise dans les yeux, grondait :

— Picotée, je l’amènerai le charivari !


Ce fut justement ce soir-là que le petit Georges fut pris de coliques.

Toute la maisonnée dormait, moins Madeleine, quand l’enfant commença à s’agiter et à geindre. Madeleine balança le berceau. Une minute, à demi-assoupie, elle suivit en chantonnant la cadence de la pendule. Mais l’enfant cria brusquement et se débattit. Vite, Madeleine sauta à bas du lit, prit un jupon et alluma la chandelle.

Le petit criait toujours et de plus en plus fort. Et pourtant rien ne pouvait le blesser. Il était donc malade, d’une mauvaise maladie peut-être, puisque cela le prenait si vite.

Elle se mit à le bercer dans ses bras en marchant, mais comme il ne se calmait pas, elle ouvrit la porte du corridor et appela :

— Corbier ! Corbier !… Le petit est malade. Je ne sais pas ce qu’il a… Je m’ennuie.

Il vint tout de suite, en chemise lui aussi et nu-pieds, n’ayant pris que le temps de passer son pantalon.

Madeleine redressa un peu l’enfant sur son bras et tous les deux furent anxieux devant le petit corps en souffrance.

— Faudrait faire du feu, dit Madeleine.

— J’y vais ! dit Corbier.

Il sortit, puis revint avec un fagot. Il s’affolait, soufflait dans la cendre. Elle dut s’accroupir à côté de lui pour l’aider. Enfin le feu brilla ; Madeleine s’assit et présenta le petit à la flamme.

— Si on avait de la tisane… dit-elle.

Alors, lui, prépara cette tisane avec des fleurs de guimauve. Madeleine la fit boire à l’enfant qui, d’ailleurs, venait de se taire subitement. Guéri maintenant, il gigotait devant le feu et, les joues encore mouillées de larmes, riait aux éclats parce que son père agitait une branche enflammée, ce qui faisait un beau ruban de feu.

Comme ils avaient été sots de s’épouvanter de la sorte ! Ils se regardèrent, émus par cette tendresse qui leur était commune.

Et, soudain, Madeleine devint très rouge. Dans son affolement elle s’était à peine vêtue. Sa camisole déboutonnée laissait toute sa gorge à découvert et sa chemise bâillait sur sa poitrine puissante et blanche…

Les mauvaises paroles du valet lui bourdonnèrent aux oreilles. Remerciant Corbier, elle se leva en hâte pour poser l’enfant dans son berceau…

— Picotée, tu n’es pas toujours si fière…

Le petit était rendormi, Corbier était recouché et Madeleine veillait, honteuse de son imprudence et toute bouleversée par des idées qu’elle n’avait pas encore eues.

Elle n’aimait pas Corbier ; elle ne pouvait pas l’aimer déjà ! Comme toutes les filles de son âge elle avait eu des galants ; elle en avait remercié plusieurs ; d’autres fois, c’est elle qui avait été abandonnée ; elle en avait eu un dépit raisonnable et facile à guérir. Non, elle n’était pas fille à perdre la tête, comme cela, tout d’un coup.

Elle n’aimait pas Corbier, elle aimait les enfants et c’était chose douce et sans danger.

Bien sûr qu’il était joli homme le jeune patron ! Et si, plus tard, il la priait d’amour — on avait vu plus étrange aventure — s’il la priait d’amour honnête, dirait-elle oui, dirait-elle non ?

Au tic-tac étouffé du balancier dans la haute horloge, l’heure de nuit fuyait et Madeleine, enfiévrée, ouvrait tout grands les yeux dans le noir de la chambre.


Le père Corbier avait dit bien des fois à Gédéon, le jeune valet :

— N’agace pas Géant : il est de sang hargne et tu finiras par l’échauffer.

D’habitude, quand ce propos était tenu à table, il y avait, après, un long discours plein de regrets et d’embellissements.

Géant descendait d’une certaine Marjolée, vache que le vieux avait achetée vingt ans plus tôt, à une foire des Rois, par un vrai temps d’hiver comme on en voyait autrefois. Cette Marjolée était une Nantaise belle en dessus, belle en dessous, charpentée, beurrière… Et cherchez-en maintenant des vaches comme ça !

Elle avait eu Griselle, qui avait eu Farinière, qui avait eu Pomponne et Géant donc, le taureau gris à encolure noire.

Une rude famille de bêtes, sans pareilles pour le travail et encore assez promptes à l’engrais. Par malheur, elles péchaient par vivacité. Les vaches, cruelles à leurs compagnes d’étable, crevaient volontiers les haies, bondissaient par-dessus les barrières. Quant aux mâles, il fallait les adoucir très jeunes, sans quoi ils devenaient dangereux. On avait un peu tardé pour ce Géant parce qu’il était très beau.

— Géant vous tâtera les côtes ! disait le vieux.

Ils haussaient les épaules, les deux valets et le jeune maître, habitués qu’ils étaient à vivre au milieu des bêtes.

Gédéon n’approchait jamais du taureau sans le taquiner ; le taureau répondait, faisait cliqueter sa chaîne et, la tête basse, lançait un long beuglement de menace qui roulait dans sa gorge épaisse. Le valet se moquait :

— Beû eû ! Beû eû !… La lutte, Géant !

Quelquefois il l’empoignait par les cornes et le taureau, pris au jeu, poussait ferme.

Les choses, peu à peu, se gâtèrent. Mais le gars ne cédait pas, prenant un acre plaisir, quand il était seul, à essayer dangereusement ses jeunes forces, il luttait véritablement avec la bête, cognait avec ses sabots, se garait de la corne encore hésitante.

Un jour enfin, cela devint vilain. Géant commença et s’y mit tout de bon. Le jeune homme n’eut que le temps de sauter hors de la stalle, laissant tomber sa brassée de fourrage.

— Qu’est-ce que tu as ? fit Michel qui arrivait.

— C’est Géant, patron… si je n’étais pas sorti, il me boutait dans la crèche.

Michel prit mal la chose.

— Si tu le laissais tranquille aussi… Pas la peine d’agacer les bêtes et de leur envenimer le caractère… surtout quand on est craintif comme tu l’es ?

Le gars reprit mine :

— Craintif ? pas plus qu’un autre, vous savez ! mais les bêtes sont les bêtes et je ne tiens pas à me faire aplatir.

— C’est bon ! ôte-toi d’ici. Je le panserai bien, moi.

— Méfiez-vous, je vous le dis !

Corbier haussa les épaules, et il alla chercher une brassée de fourrage. Le taureau ne lui avait jamais marqué d’inimitié.

— Tourne, Géant !

Il jeta sa brassée puis il remarqua le foin tombé sous les pattes de la bête.

— Poltron, qui me gâte la pâture !

Il se baissa, ramassa les plus grosses poignées et il allait se relever, quand le taureau lui envoya un coup de tête.

Il roula à terre, voulut crier, mais, suffoqué, n’y réussit pas… Il se redressa cependant à demi et eut le temps de se glisser dans la mangeoire.

Heureusement Gédéon ne s’était pas éloigné. Bravement, et avec une promptitude qu’on n’eût pas attendu de lui, il bondit à la tête du taureau.

— Au secours ! Boiseriot au secours !

La bête s’était heurtée au barreau d’attache, une solide branche de chêne, et elle poussait, feulant et rongoillant, les yeux fous.

Boiseriot accourait de la grange avec une lourde barre de fer. Madeleine arrivait aussi ; assise entre deux vaches elle s’était levée au premier cri, renversant son escabelle à traire et laissant tomber son seau. Elle attaqua le taureau par derrière, essayant de lui réunir les pattes et de le renverser ; repoussée, elle roula sur la litière.

Boiseriot tapait avec sa barre, mais vainement, gêné par Gédéon qui se cramponnait à la corne et au mufle.

Corbier enfin put crier :

— Une corde !

Madeleine venait d’y songer. Elle courut à la grange, revint avec une courroie. Le taureau se ramassait pour un dernier effort. Profitant de ce qu’il venait de rassembler les pattes, elle noua vivement la courroie et se rejeta en arrière.

— Boiseriot !

Le gars se retourna.

— Accotez ! dit-elle ; je vais le coucher.

Au fond des mauvais yeux, une courte flamme passa ; elle en fut saisie.

— Dépêchez-vous ! cria-t-elle d’une voix blanche.

Alors, tout de même, il mit son épaule contre la hanche du taureau et, Madeleine tirant brusquement, la bête s’abattit.

Corbier sortit par le râtelier. Il n’avait pas grand mal. Il s’efforçait de rire, très pâle, l’haleine encore coupée. Les valets riaient aussi. Gédéon essuyait sa main droite qui s’était ensanglantée aux naseaux de la bête, Boiseriot regardait Madeleine et Madeleine tremblait si fort, maintenant, qu’elle était obligée de s’appuyer au mur.

Michel dit enfin :

— Merci… vous autres ! Je ne peux pas parler… Je vais boire une goutte.

Il sortit de l’étable et Madeleine le suivit.

Elle revint au bout d’un petit instant.

— Eh bien, dit Gédéon, ça va mieux ?

— Oui, ça passe… depuis qu’il a bu… moi, je ne peux pas me raffermir.

Elle releva son escabelle et se remit à sa besogne. Boiseriot qui apportait une brassée la regarda. Remarquant que, dans son trouble, elle s’acharnait sans y prendre garde sur la mamelle d’une vache déjà traite, il eut un sourire cruel ; et il murmura en la frôlant :

— Tu as eu peur pour lui, hein !… Picotée, picotée du diable, à ta porte, j’amènerai le charivari !


— Quel est celui qui a dit cela ? demandait Cuirassier à sa mère.

La Clarandelle répondit :

— Je ne sais pas… Je sais seulement qu’on en parle et j’en ai du chagrin.

— Quel est celui qui vous a dit, à vous, qu’on en parlait ?

La vieille femme s’émut.

— Mon grand, tiens-toi tranquille. Je m’occuperai de ces choses mieux que toi ; il ne faut pas faire de bruit.

Elle connaissait son gars. Doux et sensible quand il était à jeun, il devenait querelleur après boire ; et, avec sa grande force, un accident était toujours possible…

Elle insista :

— Si tu t’en mêles, tu empireras les choses.

Il secoua sa grosse tête.

— Maman, je n’ai pas de vin : vous pouvez me regarder… Et je vous jure de ne pas boire avant d’avoir mené ce sillon au bout… Ainsi, il n’y a pas de crainte ! Quel est celui qui a dit que Madeleine vivait mal avec Michel Corbier des Moulinettes ?

— Que lui feras-tu, si tu le connais ?

— Je lui parlerai ; je sais la manière. Pour arrêter un gars malfaisant, il n’y a qu’à lui parler comme il faut.

— Et si c’est une femme ?

— Ah ! oui !… tenez, si c’est une femme, vous vous en occuperez maman ; mais, si c’est un homme, c’est moi que cela regarde. Qui vous a parlé de ce mauvais bruit ?

La Clarandelle dut céder.

— Qui m’en a parlé ?… C’est Marie Fantoune ce matin avant le chapelet ; et il paraît que cela vient du valet des Moulinettes, un Boiseriot qui est catholique.

— Vous dites « Boiseriot » ? Bon ! Au revoir maman ! à Dimanche !

— Au revoir… et pas de bruit surtout.

Sur le seuil, il se retourna.

— Soyez tranquille, je n’ai pas bu et je n’entrerai pas à l’auberge. Au revoir !

Du Coudray à St-Ambroise, Cuirassier courut presque. Il pensait :

— Boiseriot ! je ne le connais pas, mais il doit être de Chantepie… Violette m’a parlé un jour d’un galvaudeux de ce nom… Aujourd’hui, dimanche, je vais le trouver à St-Ambroise, cet enragé de messe.

Arrivé au bourg, il se dit :

— La mère a raison : il ne faut pas faire de bruit. Je ne le connais pas… Je pourrais demander à ces gars qui jouent aux boules… mais ils se méfieraient… Pas si bête !

Il entra au débit de tabac, acheta un cigare, puis s’attarda à l’allumer, penché vers la porte et murmurant :

— Tiens ! Tiens !

Le buraliste demanda :

— Que voyez-vous donc, M. Clarandeau ?

— Rien !… Je croyais que c’était Boiseriot, ce gars qui passe…

— Boiseriot ?

— Oui… le valet des Moulinettes.

La femme du buraliste expliqua, pour son mari :

— Oui… tu sais bien ! un petit qui chique…

Il était ici tout à l’heure ; il vient de partir.

— Merci bien ! dit Cuirassier.

Il sortit vivement et prit la route.

Attends-moi un peu, mauvais chien, avec ta chique… Eh ! te voilà déjà ! tu n’étais pas loin ! Je vais te faire muser en route, moi…

L’homme rattrapé, Cuirassier lui dit :

— C’est vous Boiseriot ?

— À votre service.

— Eh bien ! j’ai un compliment à vous faire qui n’est pas long.

Les yeux de Boiseriot vacillèrent d’inquiétude.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-il.

— Je vais vous le dire… Vous ne me connaissez pas ?

— Si ! vous êtes un Clarandeau, celui que l’on appelle Cuirassier. C’est bien vous qui avez une bonne amie à Chantepie ?… Violette, la tailleuse ?…

— Boiseriot, cette affaire est loin de vous.

— Excusez, Violette est ma filleule.

Cuirassier eut un sursaut qui n’échappa point à l’autre. Ils marchèrent quelques pas, puis :

— Boiseriot, vous avez mal parlé de ma sœur et de son patron. Et j’en suis en colère. Je l’ai appris tout à l’heure ; si j’étais en vin, ça pourrait ne pas se passer bien…

L’autre, sentant l’effort, se redressa.

— Je n’ai pas peur d’un homme.

— En ce moment, vous pouvez parler : vous n’êtes pas de force. Si j’avais du vin, je ne dis pas… En ribote, je ne regarde pas toujours qui j’ai devant moi.

— Ça vous arrive souvent ?

— Le moins que je peux ; quelquefois tout de même quand je suis mal accompagné…

— Violette est-elle au courant de vos habitudes ?

Boiseriot regardait en dessous, attendant la réponse.

Cuirassier se secoua et lâcha, vite :

— C’est pas tout ça !… Vous avez… On a parlé contre ma sœur : pour cette fois, passe ! Si l’on recommence je prendrai le mauvais diseur, qu’il soit Pierre ou Paul, dissident ou catholique ou protestant, ami ou inconnu ou ennemi… je le prendrai et je le promènerai les jambes en l’air jusqu’à ce que sa tête en pète ! Salut !

Boiseriot se mit à rire.

— Vous êtes fort, mais bête. Pourquoi aurais-je mal parlé d’une sœur à vous qui êtes quasiment mon filleul ?… Et vous croyez aussi que je vais contre mon patron ? Allez donc lui demander si nous avons jamais eu un mot de contrariété ?

— Ce que j’ai dit est dit ; et vous pouvez le répéter aux autres. Salut !

— Salut ! apprenez donc à connaître vos amis.

Ils se séparèrent. Boiseriot, complètement remis de sa frayeur, souriait laidement et Cuirassier marchait avec lenteur, sans se retourner, le cœur en désarroi.

Un dimanche encore, un dimanche du mois d’août, à l’heure silencieuse de mérienne.

Michel Corbier était étendu dans son aire, le chapeau sur les yeux. Les mouches l’avaient d’abord tenu en éveil, actives et sonores ; maintenant qu’il était endormi, elles continuaient librement leur manège, mais il avait eu la précaution d’enfoncer sa tête dans une brassée de paille et il n’offrait plus à leurs jeux que ses mains dont la peau était dure et presque insensible.

Le soleil tapait tout droit ; les deux tas de gerbes étaient comme les cloisons d’un corridor surchauffé ; toute cette paille craquait, trop dorée, trop sèche, trop chaude. Le dormeur haletait, accablé par cette atmosphère de fournaise.

— Nom de Bleu !

Il venait de se réveiller d’une brusque secousse nerveuse. Et il ne s’étirait pas, les yeux tout de suite larges.

— Nom de Bleu ! c’est bête, tout de même !

Il murmurait, de fâcheuse humeur, la bouche sèche et amère.

Chaque fois qu’il faisait mérienne, c’était la même chose… Est-ce qu’il ne pourrait donc plus jamais se défendre des rêves ? Est-ce qu’il ne pourrait plus jamais dormir d’un bon sommeil d’homme tranquille et las ?

Il n’était pas plutôt étendu sur la terre qu’une étrange douceur coulait en ses veines.

C’étaient d’abord des formes vagues qui passaient dans sa vue, des êtres et des choses qu’il n’aurait pas su nommer, des rondes diaboliques de jolies fadettes, des sarabandes dont le vent lui fouettait la figure et le grisait d’une odeur abominable et chaude. Enfin il « voyait » ! Et non pas tantôt ceci, tantôt cela : il voyait toujours des yeux très bleus, profonds comme le péché, et puis une pâleur qui prenait forme, qui devenait une gorge de femme, une gorge d’amoureuse, palpitante, gonflée, élargie, finissant par couvrir tout d’une triomphante coulée blanche.

Alors le désir se levait en lui comme une sorcière d’ouragan…

Redressé, les deux épaules hors de la paille, il mesurait sa honte. Son deuil lui remplit le cœur.

— Marguerite, je ne t’ai pas en oubli pourtant : tu es avec moi quand je travaille ; ta main est encore dans la mienne, plus douce que toutes les mains des femmes vivantes.

Ses yeux se plissèrent comme pour mieux voir les images de son temps de bonheur, images fuyantes qu’il eût voulu retenir.

Mais d’autres idées l’assiégèrent, étrangères à son souci. En vain il les chassa comme mouches importunes : elles bourdonnèrent encore, toutes proches, ardentes, obstinées, cruelles.

Il vit avec joie son père se lever à l’autre bout de l’aire et venir vers lui. Son père parlait beaucoup et, volontiers, du temps pas encore loin où, devant Michel, la vie était comme un chemin fleuri.

— Tu as dormi, père ?

Le vieillard s’était assis sur la paille à côté de lui.

— Pas longtemps : les mouches sont dévorantes… Et toi ?

-Oh ! moi !…

La parole resta suspendue et le vieux y sentit la fêlure du chagrin. Il ne bougea pas, mais ses paupières battirent.

Entre le père et le fils il n’y avait jamais eu rien de désobligeant et ils avaient l’un pour l’autre une belle affection d’homme, une tendresse silencieuse, mais vigilante et profonde.

Le père fut un moment songeur, cherchant des mots de consolation. N’en trouvant pas qui fussent à son gré, il finit par dire :

— Faut pas emprunter ! Vends ta récolte tout de suite… Tu feras un mauvais marché, mais ça vaut encore mieux.

— Que dites-vous, mon père ?

— Je dis que cela te fera de l’argent sonnant… au moins 200 pistoles… Tu pourras en étendre encore large.

Michel eut de la main un petit geste désenchanté. Il était loin de tout cela ! Il pensait : ma bourse est vide ; pourquoi mon cœur n’est-il pas comme ma bourse ? pourquoi se gonfle-t-il de mauvaise monnaie ?

— Quoi ! fit le père qui s’était mépris au geste, quoi !… 2000 francs, bien sûr, au bas mot. C’est un beau denier… Tu en es encore un, toi, qui se plaint avant d’avoir mal.

Michel le laissait aller, heureux d’être ramené à des préoccupations simples et directes. La gêne de tous les jours, était un ennemi connu, avec lequel on avait l’habitude de se colleter.

Il compta lui aussi, se donnant le change à lui-même.

— Deux mille francs, c’est au moins trois cents de perte… et encore ça ne joindra pas : 1400 au maître, 870 aux deux valets… Et la batterie ? et la servante ?

— Faut pas emprunter ; ça tue une maison.

— Alors comment faire ? Vendre ?

Le vieillard s’émut :

— Vendre ! Pas de mon vivant, toujours ! Le champ du Gros Châtaignier est à la famille depuis les temps des temps comme une terre de nobles… quant aux deux autres, c’est ta défunte mère et moi qui les avons achetés… Nous nous sommes baissés tant de fois pour ramasser ça pauvre !

— Moi aussi, père, je me baisse ! moi aussi je regarde la terre plus souvent que les nuages du ciel… et je ne ramasserai que de la misère parce que je n’ai plus d’amitié que la vôtre et plus de bras pour aider les miens.

Sous la douceur des paroles, une révolte sonnait.

Et le père crut devoir dire :

— Mon bon gars, le malheur est venu sur toi… que veux-tu ! Il ne faut pas faire rébellion ; on ne se redresse pas… on ne plie pas… on marche…

— Eh bien ! je marche !

Ils se turent, immobiles, la tête baissée, en orgueilleux qui cachent leur émotion.

Puis le père reprit avec des hésitations, des tâtonnements de prudence.

— Sûrement, tu as du malheur… et tu es un bon… tu es méritant… Si tu n’avais pas à payer une servante — et une forte — les choses iraient autrement. Encore, de ce côté, tu n’es pas mal tombé : ta maison ne va pas à l’abandon comme des maisons que je connais.

— Peuh ! c’est chez nous comme ailleurs !

— Non ; il faut parler juste… Celle d’ici, tu ne la remplaceras pas. Moi, je vois… je suis souvent à la maison… Eh bien, j’ai déjà compris qu’elle se donne grand souci. Regarde ! rien ne traîne… Va voir ses bêtes, va voir sa laiterie… Et puis, d’une autre manière encore, elle est meilleure que les autres : tes enfants sont autour d’elle comme deux petits chats au soleil. Je le dis que je vois ça, moi, mon gars.

— Peut-être ! mais une servante est une servante : on la paye et elle s’en va. Jamais ce travail-là ne vaudra l’autre.

— Bon ! je ne dis pas… Eh bien, mon gars, quand ton chagrin sera passé…

— Il ne passera pas.

— On dit ça… et de vrai, ça ne passe jamais… mais on se raisonne petit à petit… Veux-tu que je te parle, Michel ?

— Vous pouvez ! fit anxieusement le jeune homme. Vous, père, vous pouvez me dire tout.

— Eh bien, mon gars, il faudra te remarier… Ne te chagrine pas. Je ne dis pas : cette année ou celle qui vient… tu comprends ?… quand ta peine sera endormie… Cependant, le plus tôt vaudra le mieux, pour ta maison et pour tes enfants. Tu as une bonne servante, mais, comme tu le dis, elle peut partir d’un jour à l’autre…

— Et pour qu’elle reste, il faut que j’en fasse ma femme ?

Michel avait jeté cela très vite, sur un ton de colère.

— Je ne parle pas pour elle, ni pour aucune autre de ma connaissance. Cela te regarde seul. Je dirai seulement, si tu veux, qu’il t’en faudra une dans ce goût… oui, cela, c’est bien sûr… une bonne ménagère qui serait douce aux enfants et qui les mènerait à notre chapelle.

— Mon père, je vous en prie, ne parlons plus de ces choses.

Il s’était relevé d’un vif mouvement d’épaules.

— Voilà, maintenant… je t’ai fâché ! murmurait le père.

— Fâché ? ne le croyez pas ! Je vais par là… marcher un peu… J’ai les jambes mortes.

Il remonta vers les bâtiments, il en fit le tour, passa dans l’ouche aux chèvres qui se trouvait derrière. Rien ne traînait, avait dit le père. Il eut dépit à constater que c’était vrai… Des hardes séchaient sur la haie, soigneusement placées. Il vit des torchons en loques, mais très blancs. Pourquoi avait-elle lavé cela avec tant de soin ? Espérait-elle en tirer encore parti ?

Il prit le routin de l’étang. Naguère, par les beaux dimanches comme celui-ci, il s’en venait par là avec Marguerite et Lalie. À l’ombre d’un gros chêne, devant l’eau moirée, il avait vécu les plus tendres heures de sa vie.

Il fut dans la prairie : comme autrefois, la marche y était silencieuse et douce. Il suivit la haie de bordure : comme autrefois, des noisettes y mûrissaient dans leur petit godet blond — les noisettes qu’il offrait au bout des branches et que Marguerite cassait entre ses dents fraîches. — Comme autrefois, il y avait une charrière près de ce gros alizier d’où fuyaient les merles ; on voyait, de là, tout l’étang et, en se penchant un peu, la tête ronde du chêne à l’ombre duquel…

— Ah !

Il s’immobilisa, le buste en avant.

À l’ombre du gros chêne, devant l’eau moirée, une jeune femme, en joyeux corsage du dimanche, jouait avec un petit enfant… Comme autrefois !

Il y avait bien huit jours que Lalie suppliait Madeleine de l’emmener cueillir des noisettes. Ce dimanche, enfin, Madeleine avait cédé.

Comme il faisait beau, elle avait fait la toilette des enfants. Ayant, le matin même, acheté pour eux avec son argent un petit flacon d’eau de senteur, elle en avait mis une bonne dose sur leurs cheveux ; et le petit, sur sa poitrine était comme un bouquet.

Dans la prairie — la prairie, comme elle était belle ! — elle avait cueilli des noisettes. Et puis, elle s’était approchée de l’étang, lentement, derrière Jo, qui musait en trottant… Comme il brillait, l’étang !

À l’ombre d’un chêne, elle s’assit et cassa les noisettes. Avec son couteau de cérémonie, qu’elle prenait seulement pour les noces et les grands repas, elle cassa les noisettes rousses, guettées par deux petits becs gourmands.


« Suis descendue dans mon jardin,
« M’est avis que je vole, Colin !
« Y cueillir rose et romarin.
« M’est avis que je vole !


Voilà qu’elle chantait ! Pourquoi cette légèreté de cœur ? Ce couteau de nacre, si mignon, si frêle qu’elle le sentait à peine dans sa main, était-ce un cadeau de galant ? Non… il lui rappelait de longs repas de viande, mais rien de joli, rien de doux à l’âme… Alors, était-ce parce que la prairie était belle ?… était-ce parce que l’étang brillait ?… parce que les enfants riaient et qu’ils sentaient bon comme les herbes d’agrément ?…

Eh bien, non ! non ! dans tout cela, il n’y avait pas de raison…


« Un rossignol vient dans ma main,
« M’est avis que je vole, Colin !


Jo voulait chanter aussi ; Lalie faisait Yôu, Yôuôu !


« Puis il me dit dans son latin,
« M’est avis que je vole !


La douceur était sur Madeleine comme une main posée. Elle sentait trembler en sa poitrine une joie sans cause, une joie vaste et pourtant fragile. À dix-huit ans, le matin des assemblées de jeunesse, elle était ainsi, légère comme un passereau.

— Ah ! folle que je suis ! pauvre abeille mouillée ! hirondelle de la Toussaint !


« M’est avis que je vole !


Les petits se suspendaient à son cou, criant, poussant, tapant, avec des rires, de grands efforts gauches. Elle se laissa choir, livra sa tête ; et, tout un moment, elle joua avec eux, étourdie de tendresse.

— Madeleine ! viens voir ! hé ! Madeleine !

Lalie qui se lassait vite du même plaisir se tenait près du barrage, sur le bord de l’étang. Elle avait commencé par lancer des pierres dans l’eau ; maintenant, n’en trouvant plus, elle jetait des baies de douce-amère.

— Madeleine ! des poissons !

Madeleine s’approcha avec le petit. L’eau, qui de loin semblait noire, était au contraire d’une transparence admirable. Quand une graine tombait, les poissons sortaient des profondeurs. C’étaient de petits gardons d’une vivacité extrême ; et l’on distinguait très bien les yeux jaunes, la bouche ronde, les nageoires roses étendues comme une dentelle. Ils happaient si vite les graines qu’on ne les voyait pas disparaître.

— Ham ! ham ! encore une… les petits gourmands !

— Lalie ne te penche pas tant… viens Lalie !

Madeleine ramena les enfants sous le chêne. Elle avait peur de l’eau depuis son enfance. Une vieille tante un peu folle lui avait fait tant de contes de fadettes et de laveuses noires qu’elle ressentait toujours, devant l’eau dormeuse des étangs, une sorte d’attirance mystérieuse et effrayante.

— Il ne faut pas s’approcher, vois-tu… Il y a dans l’eau des bêtes très méchantes qui tirent les petits enfants par les pieds…

— Jouons, Madeleine ! disait Lalie sans écouter. Je serais une marchande, je vendrais des épingles… Jo serait un petit garçon… tu serais sa maman. Vous seriez dans votre maison… Tu vois : ces petits bois, c’est des épingles… Je frapperais à la porte : « Il y a du monde ? »… Tu dirais : « Bonjour Madame, je voudrais des épingles pour attacher le fichu à mon petit garçon… Entends-tu, Madeleine ? Jo est un petit garçon… tu es sa maman !… Si tu aimes mieux, ça serait des dragées… Jo dirait : « maman, je veux des dragées à la marchande… »

— Petite sotte ! tu vois bien qu’il ne peut pas dire cela… Écoute-le !

— Ma… ma… ma ! bégayait Jo.

— Il faut lui apprendre, Madeleine ! Jojo, dis : ma-man, je veux…

— Ma… ma… ma… Oup !

— Tu ne sais pas t’amuser, Jo, dit la sœur ; Lalie va s’amuser toute seule.

Madeleine, subitement rouge, avait pris le petit sous les bras ; elle le tenait en face d’elle, tout près de son visage.

— Jo, mon petit Jojo… dis : ma-man, ma-man…

Elle levait les yeux suppliants. Sa tendre émotion de la soirée aboutissait à ce vertige étrange, inconnu, qui ressemblait à un vertige d’amour… Elle ne savait plus… elle n’avait pas honte…

— Jo ! écoute !… ma-man ! ma-man !

— Madeleine !

Ses épaules fléchirent, le sang lui sauta au cœur, Corbier était à dix pas, derrière la haie !

Une seconde, les yeux de Madeleine s’élargirent ; une seconde, une grande clarté fut en elle… Puis tout s’éteignit. Corbier, blanc de visage, levait la main comme pour jeter ses paroles :

— Madeleine ! c’est péché mortel !… Je vous défends cette abomination !

Trois jours durant ils furent silencieux l’un devant l’autre.

À l’heure des repas, Madeleine faisait manger les enfants et mangeait elle-même, debout, près de la cheminée, sans une parole.

Corbier parlait à son père ou à ses valets sans jamais tourner la tête vers sa servante. Contre son habitude, Boiseriot faisait le plaisant et, sous la visière rabattue, ses yeux de loup luisaient de joie maligne.

Le second jour, dans la grange, Michel avait répondu d’une manière vague et en pâlissant à une question du père :

— Il n’y a rien… mais, après vous, je suis le seul maître chez moi.

Le maître ! oui… celui qui commandait aux valets, qui décidait les labours, les semis, les achats et les ventes ; mais non point le maître de ses imaginations. Il ne savait pas en vérité ce qu’il y avait dans son cœur : était-ce tendresse ou haine, douceur ou colère ? À coup sûr, cependant, il y avait de l’orgueil : l’orgueil de ne pas céder au bouillonnement du sang âpre et jeune, l’orgueil aussi de ne pas revenir sur une parole trop dure.

Et c’était bien un peu la même chose chez Madeleine. Elle avait pleuré de honte ; pleuré aussi de douleur à cause d’une blessure inattendue et brutale et secrète… Ce rêve inavoué qui grandissait et fleurissait en elle comme un buisson blanc caché par de hautes branches et qui venait d’être saccagé, fauché, comme cela, tout d’un coup, c’était véritablement cruel ! Vlan ! un grand coup de serpe à l’aubépin parfumé, un grand coup de pioche dans le parterre…

… À propos d’une plaisanterie ! car c’était un jeu… vraiment oui !… C’est Lalie qui avait commencé… On aurait pu demander… on aurait bien vu !… Dire des paroles semblables ! Parce qu’elle aimait les enfants, elle ne songeait pas pour cela à des malhonnêtetés ! Elle les aimait les enfants, beaucoup, beaucoup… à en perdre la tête… et elle pouvait bien le faire voir, peut-être…

« Péché mortel » !… Sans doute, vous croyez des choses, Michel ?… parce que vous êtes avenant !… Mon Dieu ! vous n’êtes pas le seul !…

On était au soir du mercredi et Madeleine fiévreusement desservait la table. Les hommes étaient allés se coucher ; les enfants dormaient.

— Je m’en irai. Je ne peux plus rester après ces paroles. J’étais accoutumée… mais il n’y a que les enfants que j’aime… oui !… Je les regretterai bien, les mignons… mais pas les autres… J’irai dans une grande ferme comme l’an passé : je serai plus libre… Ils me font tourner la tête ici : l’un que j’aime, l’autre que j’aime pas… on finit par ne plus savoir ce qu’on fait… Et du travail tant que le jour éclaire et bien avant et encore après… Personne pour vous mener et honnie par-dessus le marché !… J’aurais dû partir tout de suite… Quand je le vois qui vient s’asseoir ici, avec les autres, sans me regarder, ça me boule au cœur… C’est la colère… S’il parlait comme avant, cela serait peut-être passé… Mais non !… Eh bien ! je m’en vais, Michel Corbier. Vous en gagerez une autre, une plus belle que moi si vous voulez… et qu’elle soit votre femme, cela me sera égal.

Madeleine avait en main le torchon qui lui servait à frotter l’armoire ; elle le jeta ; puis elle le reprit aussitôt, pensant :

— Je m’en irai, mais je ne veux pas que le tort vienne de mon côté. Je mènerai ma besogne jusqu’au bout et il n’aura rien à redire. Demain, il faut qu’il me cherche noise… Je me fâcherai et bonsoir !… Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour cela ?… Ah ! tiens ! que je me contente !

Elle grimpa vivement sur une chaise et décrocha les pistolets. Puis elle coupa un large morceau de papier de verre et frotte et frotte !

— Ah ! mes vieilles pétoires ! je vais vous faire aussi belles que les porte-cierges de la chapelle…

« Madeleine !… péché mortel ! »

— Brr ! vous croyez ?… parce que cela a servi à tuer des hommes.

« Madeleine !… c’est abominable ! »

— ou peut-être des femmes, ou peut-être des drôles, en des temps où les gens étaient pires que des sauvages ? Redites-le Corbier, que c’est abominable…

La fâcherie était inévitable et elle s’en irait sur l’heure.

Dès ce soir il lui fallait rassembler ses hardes, afin de pouvoir les empaqueter en quelques minutes. Elle ouvrit l’armoire, plia ses jupons, chercha ses mouchoirs.

Les hardes des petits étaient mêlées aux siennes. Malgré sa rancune cela lui faisait une grosse peine de les en séparer.

Elle prit son flacon d’eau de senteur et le plaça tout en haut, au milieu de l’étagère. Elle l’avait acheté pour eux, elle voulait le leur laisser. Mais l’autre qui viendrait le prendrait sans doute pour elle. Non !… pas cela par exemple !

Alors elle sortit les brassières, les bas, les bavoirs du petit, les sarraus de Lalie et ses rubans de cheveux. Puis, toutes ces choses étendues sur la table, elle vida son flacon, goutte à goutte comme elle eût jeté de l’eau bénite.

— Mignons, que cela vous porte bonheur !

Elle voulut encore faire quelque chose pour eux. Mais il était tard. Pour ne pas éveiller l’attention, elle laissa ses sabots, marcha silencieusement par la chambre.

Elle s’aperçut que les bas de Jo étaient troués : elle les raccommoda. Lalie grandissait vite, son sarrau du dimanche était court ; elle n’aurait rien pour s’habiller proprement… elle serait moins belle que les autres petites qui ont une mère…

Madeleine avait un tablier d’étoffe ancienne à ramages rouges ; elle le coupa ; avec une adresse qu’elle ne se connaissait pas elle se servit des morceaux pour allonger le sarrau et en changer la ceinture.

Il était près de minuit ; elle travaillait avec une lenteur minutieuse.

Le sarrau remis à neuf, elle chercha ce qu’elle pourrait faire encore. Rien… toutes ces pauvres petites choses étaient en ordre, bien propres, bien nettes.

C’était fini. Elle pleurait.

Dans quinze jours, en quel état tout cela serait-il ? Qui donc maintenant allait s’occuper de Jo ? Est-ce qu’on songerait à lui autrement que pour le bourrer de soupe épaisse ? Il lui fallait encore son biberon le soir en s’endormant ; deux fois par jour il prenait un œuf bien frais, bien mou, qu’il fallait avoir la patience de lui faire manger par petites cuillerées…

— Mes pauvres, peut-être, après tout, vous sera-t-elle bonne celle que votre père ira chercher… Vous l’aimerez, vous ne songerez plus à Madeleine… et, quand vous serez grands, vous ne me reconnaîtrez pas.

Elle pleurait en replaçant les hardes dans l’armoire.

— Je ne peux pas rester pourtant ! Votre père est méchant… et moi je suis méchante… on est méchant quand on est grand… On ne pardonne rien… On n’est pas plus fin que les gens de l’ancien temps qui se faisaient la guerre.

Madeleine pleurait en regardant le berceau et le lit clair de forme nouvelle.

Elle avait, dans une boîte, quelques rubans, une bague, une épinglette et un petit collier d’argent. Elle prit le collier et le passa sous les cheveux de Lalie.

Quant au petit, elle n’avait rien à lui donner, rien qui convînt à son âge. Et, depuis quatre mois qu’elle était aux Moulinettes, elle n’avait pas encore songé à lui acheter la moindre chose inutile qui eût été un souvenir.

C’est qu’aussi elle ne pensait pas partir si tôt !

Eh bien ! au moins, elle le garderait auprès d’elle tant qu’elle pourrait. Déshabillée, elle prit l’enfant dans le berceau et l’emporta dans son lit.

Le petit, réveillé à demi, grommelait, irrité d’avoir perdu le bout de biberon qu’il gardait dans sa bouche en s’endormant ; ses deux mains fouillaient la gorge de Madeleine et il poussait avec sa tête, les lèvres ouvertes et quêteuses…

Madeleine ne pleurait plus. Elle ne dormait pas encore tout à fait, mais sa pensée s’en allait, lui échappait sans qu’elle pût la retenir. L’enfant, blotti, avait fini par trouver un de ses seins et, dans son rêve commençant, elle sentait la chaleur de deux petites lèvres humides, qui, par moments, se resserraient sur sa chair…

Ding ! ding ! ding !

D’une voix claire comme un bruit d’eau, la vieille horloge, au cœur de la maison, annonce trois heures.

Madeleine se jette hors du lit. Pieds nus, avant même de se vêtir, elle court à la cheminée ; puis, sur les pistolets brillants, elle passe un chiffon gras, vite, vite, comme une coupable…

Peine perdue ! À l’heure de la soupe, tout le monde s’aperçut de la mauvaise besogne.

Michel ne dit rien, mais son père eut un moment de colère.

— Madeleine, je t’avais défendu…

Madeleine s’excusa, très rouge, prétextant un oubli. Et, devant tout le monde, humblement, elle se laissa gronder comme une petite fille étourdie.

Comme à l’habitude les Corbier et les Daru du Gros Châtaignier avaient réuni leur monde et battaient le même jour.

Cette année, la campagne de battage s’achevait chez eux. À cause de cette date tardive, l’entrepreneur leur avait consenti un marché doux, mais ils n’y gagneraient point à cause des ripailles inévitables.

On était au samedi, jour maigre pour les Dissidents, gras pour les catholiques. Chez les Corbier on avait dressé deux tables, crainte de dispute entre gars échauffés.

À la soupe du matin, cela avait très bien marché. Les Corbier avaient pour leur part trente-cinq hommes de tout âge et de religions différentes. Depuis plus d’un mois que le battage durait dans le pays, ces gens étaient habitués à se rencontrer et à travailler ensemble et les querelles étaient rares.

Cuirassier était venu pour son patron, un Rivrard de La Combe. Durant toute cette campagne il n’avait pas bu. Madeleine, qui craignait pour cette dernière journée, l’avait arrêté dans le corridor de la maison.

— Tu sais, pas de bêtises ici… ça me ferait chagrin.

Il avait répondu.

— J’engrène : je n’ai pas envie de passer dans le batteur.

Comme ils étaient seuls et comme il aimait tendrement cette sœur aînée, il n’avait pas été gêné pour ajouter :

— Et puis, de te voir, ça me fait une raison, ma grande… Si tu veux, à midi, je me placerai à côté de Samuel le Salutiste et tu mettras un litre d’eau devant nous.

Les tables étaient dressées dans la grange à gauche des bâtiments. Madeleine avait sa cuisine libre. Elle avait pris une femme à la journée, une vieille dissidente qui suivait la machine d’une ferme à l’autre pour laver la vaisselle et porter à boire dans l’aire, vers le soir, quand les gars devenaient trop libres avec les jeunes.

Étaient venues aussi pour aider Madeleine, ses deux cadettes, Tiennette et Fridoline, celle-ci plus rousse que Madeleine, celle-là de teint ferme et jeune et fraîche et rieuse comme une pastoure de conte.

Madeleine veillait aux enfants et dirigeait son monde. Fridoline l’aidait à préparer la table maigre où les plats étaient nombreux. Fridoline était une cuisinière attentive et les gars la laissaient travailler en paix parce qu’elle n’était pas portée pour les plaisanteries, sans doute aussi parce qu’elle n’était pas très belle.

Tiennette et la vieille étaient chargées de la table grasse pour laquelle il fallait beaucoup moins de soins ; deux ou trois grandes platées de viande, cuite un peu au hasard, comme cela, avec de l’eau, du beurre, du sel, sans goûter bien sûr ! La vieille se penchait sur les casseroles avec un air de sorcière jetant ensemble le gros sel et les malédictions.

Tiennette avait du temps de reste. La cuisine l’inquiétait beaucoup moins que les agaceries des gars. Ils étaient six porteurs de sacs, pas tous bien jolis, mais tous aussi jeunes qu’elle, six garçons de dix-huit ans qui, à la file, passaient dans le corridor et montaient au grenier. Gédéon, qui en était, se donnait de l’importance parce qu’il était le valet de l’endroit. Il indiquait aux autres la place où ils devaient vider leurs sacs et il venait dans la cuisine pour dire :

— Le Dattel rend, mais il y a des grains faillis.

— C’est bien fâcheux ! disait Madeleine, attentive à ce bruit du froment pleuvant là-haut dans le grenier et qui serait la richesse de la maison.

Quelquefois le garçon galopait dans l’escalier et, tout haletant :

— On n’en peut plus ! Tiennette ! Tiennette ! viens m’aider !

— Ch’ti gars ! disait la petite, si tu salis ma collerette, je te baillerai ma main sur les oreilles.

Mais, tout émoustillée, elle se tenait dans le corridor à son passage.

— Tiennette, verse-moi à boire… Tiennette, la cuisine sent le brûlé…

— C’est bien bon pour toi… À quelle table manges-tu, mauvais protestant ?

— Oh ! moi !… à la table où tu viendras apporter la soupière.

— À la table des mange-viande, protestant du diable !

— Tiennette, au lendemain du Carnaval, je mangerais bien tes joues !

Il disait des plaisanteries simples et un peu joviales dont elle faisait semblant de se fâcher. Et il l’embrassait aisément quand elle était seule devant lui.

Les cinq autres n’étaient guère moins turbulents et ils s’attaquaient eux aussi à Tiennette, mais elle les rabrouait à grands cris et comme ils étaient tout jeunes, ils n’osaient pas avancer leurs mains noires.

D’ailleurs ils ne chômaient pas et une minute de flânerie leur valait cinq minutes de course.

Il n’y avait pas de temps à perdre. La vanneuse avait ses six mille gerbes à avaler dans la journée ; et bien qu’elle fût une grosse mangeuse, il ne fallait point s’arrêter si l’on voulait en finir avant la nuit.

Les engreneurs, debout sur les planchettes accrochées à ses flancs, lui poussaient la paille de loin, par gestes prudents. Parfois, ils lui jetaient des gerbes entières qu’elle happait avec un aboiement joyeux ; une seconde alors, elle faisait entendre au fond de sa longue gueule noire un râle de satisfaction inouïe ; et puis, tout de suite, elle recommençait à gronder, à jurer, à rugir.

Ils étaient six hommes pour la servir : deux qui coupaient les liens et préparaient les gerbes et quatre engreneurs qui se relayaient d’instant en instant.

Tout autour, ils étaient une cinquantaine.

Les plus jeunes grimpaient au tas et faisaient crouler les gerbes ; les plus galants étaient aux sacs. Les vieux faisaient les besognes lentes et minutieuses : ils avaient des râteaux, triaient les balles et les épis coupés ; ou bien ils étaient aux postes que les jeunes fuyaient à cause de la poussière.

Pour monter la paille il y avait sept ou huit gaillards glorieux de leur force. Les secoueurs leur préparaient d’énormes fourchées ; quand ils avaient piqué là-dedans et redressé leur outil, ils disparaissaient complètement et la paille avait l’air de monter toute seule, lentement, le long des hautes échelles.

L’un d’eux, un grand brun qui avait une voix très belle, chantait sans s’interrompre une chanson interminable aux couplets presque pareils. Les autres s’essayaient à chanter avec lui, mais leurs voix ne pouvaient pas suivre la sienne. Plus volontiers ils ululaient à toute gorge en haut des échelles ou bien ils criaient : « à boire ! à boire ! ».

Alors Tiennette venait et leur versait du vin. Et tous étaient contents de l’avoir en leur vue, même ceux dont les amitiés étaient fixées.

C’était la journée de boire. Les vieux secoueurs de paille eux-mêmes faisaient bel accueil à la bouteille et, le verre en main, ils disaient des rigourdaines. La petite allait de l’un à l’autre, se glissait entre les fourches, enjambait la paille, leste et gracieuse comme une chevrette blanche.

Près de la vanneuse elle levait sa bouteille.

— Hé ! les engreneurs !

Mais eux n’entendaient pas, tout entiers à leur besogne acharnée ; ou bien ils secouaient rapidement la tête :

— Non… non… pas maintenant.

Au deuxième passage de Tiennette, Boiseriot et Cuirassier dont c’était le tour de repos, appelèrent la petite ; mais Cuirassier ne prit qu’un verre d’eau et l’autre s’étonna :

— De l’eau ! tu as peur d’un verre de vin aujourd’hui ?... un homme comme toi !

— C’est que je me connais, voyez-vous… Au deuxième verre la folie commence déjà à me monter à la tête… Après, par exemple, je puis boire tant que je veux… Et puis, tenez ! ajouta Cuirassier en montrant les autres, je crois qu’il y en aura assez d’échauffés sans moi…

Quand les gens des Corbier furent tous dans la grange pour le repas de midi, les plaisanteries devinrent tout de suite bruyantes et grosses.

Le vin épais coulait vite ; Tiennette ne faisait que courir vers la maison avec des litres vides.

Au bout de la table grasse, Gédéon l’appelait dix fois pour une et elle entendait bien toujours sa voix à travers les autres.

— Tiennette ! écoute par ici.

Une fois il se pencha et se mit à lui conter quelque chose à l’oreille.

Alors Samuel, celui qu’on appelait le Salutiste, un homme d’une quarantaine d’années qui était assis en face à l’autre table, toucha le bras de Tiennette et, tout bas, d’une voix polie :

— Mademoiselle, ayez donc la bonté de remplir ce pichet d’eau claire.

Agacée, elle répéta très haut.

— Remplir ce pichet d’eau claire ! En voilà un d’une autre espèce ! Il lui faut de l’eau à celui-là !

Toute la tablée éclata de rire et Gédéon cria :

— C’est pas un homme, c’est un canard !

Samuel devint rouge.

— Vous êtes un impoli, mon garçon… Je n’insulte personne, moi… Je suis ma croyance… D’abord, si vous aviez de l’instruction, vous sauriez que le vin…

Sans souci du lieu, il s’était retourné sur son banc et, chétif, avec de maigres gestes, il commençait un discours, un des prêches entendus aux réunions de la société religieuse de tempérance.

Les autres qui avaient d’abord fait silence, intrigués par ce jargon bizarre, le tournèrent en dérision.

Encore un drôle de garçon ce Samuel ! Voilà-t-il pas maintenant qu’il était péché de boire du vin !

Gédéon criait : c’est un canard ! heureux d’avoir trouvé cette plaisanterie. Et, très excité, quand Tiennette apporta le pichet, il lui prit des mains et versant lui-même :

— Tiens, mon canet, barbote !

Sans marquer l’insolence, l’autre leva son verre :

— Je bois la liqueur de Rédemption…

Le reste de sa phrase se perdit à travers les éclats de rires. Gédéon tenait le pichet :

— Ne t’en prive pas, vieux, si cela te fait du bien.

Pourtant à la table des Dissidents, quelqu’un blâma le jeune homme. De loin, Corbier lui fit signe de se taire.

Samuel parlait toujours ; dans le bruit on entendait des lambeaux de phrases, des bouts de versets mal assortis :

— Il y en a qui pleureront… ils ont des yeux et ils ne voient point… En vérité, je vous le dis…

À la table grasse un protestant raisonnait :

— Ça n’a pas de bon sens… ce n’est pas ce qui entre dans le corps qui salit l’âme.

— Vous le prétendez, répondit Boiseriot, mais tout le monde n’est pas de votre bord…

— Non ! continua un autre catholique ; on est chrétien ou on ne l’est pas… Nous avons des prêtres pour nous mener, il n’y a qu’à suivre… Il y a des gens qui vivent comme des bêtes…

Le protestant haussa les épaules et se coupa un morceau de lard ; lui ne croyait plus à grand’chose et ces discussions lui paraissaient tort sottes… Mais de la table des Dissidents, la riposte vint, tout droit.

C’est ça !… Il n’y a qu’à suivre le berger… tant pis si l’on va sur un mauvais pacage !… Qui c’est qui vit comme des bêtes ?

Tout de suite, ils se regardèrent avec des yeux de haine, les vieux comme les jeunes.

Le repas s’achevait dans le tumulte. Le Dissident qui avait parlé criait à Boiseriot et à son camarade :

— Sortons-nous ?

Les femmes étaient accourues et se tenaient, tremblantes, à l’entrée de la grange. Heureusement personne n’était ivre et l’on n’échangeait encore que des paroles.

Cuirassier était un des plus calmes. Il disait :

— Le Salutiste a raison… il tient dur pour son idée. Chacun est libre… S’il veut boire de l’eau, lui… Le vin est bon et mauvais : il chauffe un homme puis il le brûle… Il dit qu’il ne veut pas s’empoisonner : je suis de son goût !

Parlant de la sorte, il avalait sans s’en apercevoir de nombreuses rasades et il s’énervait peu à peu.

Madeleine avait les yeux sur lui, mais elle n’osait pas l’avertir devant tous ces gens. Elle avait aussi les yeux sur Michel qu’elle savait entêté et très orgueilleux, très âpre dans ces discussions. Il ne disait rien parce qu’on était chez lui, mais il était pâle et ses mâchoires se serraient.

— Ils se battront, oui ! disait la vieille.

Et comme elle avait vu d’autres scènes de ce genre, elle s’avançait entre les deux tables, criant à l’un et à l’autre :

— Tais-toi ! Tu es fou !… Mange donc… et puis bois !

À son bout de table, les yeux flambants, Samuel prêchait toujours ; il s’était levé pour mieux se faire entendre et il jetait l’anathème à toute volée, au hasard, mêlant tout, parlant de l’alcool et du sang de Christ, de Babylone et des bouilleurs de cru.

La vieille lui rabattait les mains.

— Tais-toi ! Tu es plus fou que les autres, entends-tu ?

Mais rien ne l’arrêtait et Gédéon qui, d’abord, avait ri aux larmes en garçon qui se moquait de tout cela, Gédéon se fâchait et menaçait le prêcheur de lui fermer le bec d’un coup de poing : ne venait-il pas de le montrer du doigt, lui et aussi Tiennette, en parlant de la mauvaise tenue de la jeunesse !

Cependant, le mécanicien, voyant la tournure que prenaient les choses, était sorti précipitamment. Un coup de sifflet impérieux troua le vacarme.

Ils sortirent tous, subitement calmés et suivirent la machine au Gros Châtaignier.

Dans la petite aire des Daru, à l’abri des bâtiments, la chaleur devint vite intolérable. On ne sentait aucun souffle de vent ; la poussière très épaisse dormait sur les hommes ; Samuel qui recevait le grain derrière la vanneuse avait disparu, enveloppé dans un nuage roux.

Un des donneurs de gerbes, un grand garçon mince, avait fléchi ; il avait fallu l’emmener à l’ombre et les engreneurs au repos lui jetaient de l’eau sur la figure.

Le travail était devenu lent et silencieux ; seul cet enragé de porte-paille chantait encore.

Alors Daru fit le tour de l’aire avec une brassée de bouteilles, criant :

— Allons, les gars ! au muscadet !

Derrière lui, les femmes vinrent, chargées elles aussi. Daru disait :

— Goûtez-ça ; c’est pas du vin de marchand… c’est mon beau-frère de Vendée qui me le fournit… Seulement, méfiez-vous : il est traître.

Les hommes, abrutis de chaleur, avalaient comme de la piquette ce petit vin si gai. Daru pris d’inquiétude, appela ses femmes.

— Assez ! allez-vous en !… ils ne finiraient pas le travail.

Les femmes s’en allèrent, remportant leurs bouteilles à demi vidées. Elles passèrent dans la grange où Cuirassier et Boiseriot venaient de s’étendre sur la terre fraîche, haletants, la figure noire. Boiseriot goûta au muscadet.

— Tiens, fit-il, ça coule, ça !

Les femmes leur laissèrent un litre non entamé. Cuirassier, ayant bu, fit claquer sa langue.

— Oui !… ça remet, nom de d’la !

Il avait la tête chaude et il riait d’aise, le litre en main, tout de suite reposé.

— Nom de d’la, Boiseriot ! Samuel est un triste menteur : le vin vaut mieux que l’eau… J’ai bonne envie de finir la bouteille.

L’autre le regardait de côté avec ses yeux rusés.

— Finir la bouteille !… Tu n’es pas de force : ça t’assommerait.

Cuirassier n’eut pas d’hésitation : devant ce catholique il ne voulait pas en avoir le démenti.

— Allons donc ! fit-il dédaigneusement ; je ne suis plus un drôle… J’en boirais dix litres… comme ça, tenez !

Il s’étendit complètement sur le dos et, de haut, lentement, se vida la bouteille dans la bouche.

— Oui ! c’est passé… avez-vous vu ?

Boiseriot était debout ; on les appelait déjà à la vanneuse, ils reprirent leurs postes.

Autour d’eux le bruit avait recommencé. Les porte-paille ululaient avec des accents farouches. D’autres s’interpellaient d’une voix âpre. Le trieur d’épis et le leveur de balles, deux hommes d’âge, se disputaient : cela avait commencé à propos de religion et maintenant ils se reprochaient des choses anciennes. Ils s’injuraient avec violence et ils se seraient empoignés s’ils en avaient eu le temps. Sur la table à engrener, Cuirassier brassait les gerbes avec vivacité. L’ivresse commençait à lui brouiller les idées. Il avait jeté son chapeau ; le soleil lui tapait droit sur la tête et achevait de l’étourdir.

— Hap !

La vanneuse se tut, étranglée. Il venait de jeter deux gerbes à la fois, deux gerbes mal démêlées.

Des moqueries fusèrent. Les dresseurs de pailler crièrent :

— Hou ! Hou ! les engreneurs !

Cuirassier, occupé à dégager le batteur, se redressa en jurant, prêt à la querelle. Ce que voyant les autres redoublèrent, brâmant, entre leurs mains jointes :

— C’est le grand ! Hou ! Hou !

Ils étaient là-haut quatre catholiques qui l’engeignaient disant :

— Cuirassier, tu perds la ceinture !.. Cuirassier, on t’appelle à la cuisine !… Tu conviendrais à moucher les drôles…

Boiseriot riait en arrachant les dernières poignées de paille. Enfin le batteur reprit à tourner. Cuirassier était blanc de colère. Il venait d’entendre dire près de la vanneuse :

— Le petit engrène mieux !
et dans son ivresse commençante, ces paroles prononcées à voix posée lui avaient été encore plus cuisantes que les moqueries des dresseurs de pailler.

— Ce n’est pas mon idée ; le grand a de l’avantage et pousse plus de paille.

Autour de la vanneuse, maintenant, on discutait leur travail. Et, de proche en proche, la discussion animait tout le monde ; la vieille querelle renaissait, les catholiques tenant pour Boiseriot et les Dissidents pour Cuirassier.

Eux, entendant cela, ne se regardaient plus. Penchés sur la table ils faisaient une besogne terrible Boiseriot était le plus adroit ; il jetait ses mains en avant avec la promptitude d’un chat. Chacun de ses gestes portait, poussait la paille juste assez pour qu’elle fût happée par la machine… Et il ne suait même pas, il n’avait pas l’air de se douter de la chaleur avec son chapeau enfoncé sur ses oreilles.

Cuirassier travaillait comme il se serait battu. Une rage le tenait, la rage des soirs d’ivresse. Le sang lui avait sauté à la tête, chassant toutes ses idées ordinaires qui étaient douces et sensées. Les mâchoires serrées, les yeux larges, il tremblait d’une colère folle, colère contre Boiseriot, contre les catholiques, contre la vanneuse, contre la paille, contre tout ! Lançant le torse, il balayait furieusement la table.

— « C’est le petit qui engrène le mieux ! »… Bon Diou, je vais leur faire voir !… Mauvaise engeance !

Il cria :

— Amenez ! Amenez de la paille !

Les coupeurs de liens lui poussèrent des gerbes, et lui, de toute sa force, lança ses grands bras…

— Hàâ !

Il y eut un craquement d’os brisés. Le mécanicien avait bondi au levier de mise en marche et s’y cramponnait, les yeux fous. Et tous, ceux qui chantaient et ceux qui se disputaient, ceux du pailler, ceux des échelles, ceux du tas de gerbes, tous s’étaient immobilisés, les mains hautes, un cri de terreur arrêté dans la gorge.

Sur la table à engrener, Cuirassier gisait la face en avant : la vanneuse venait de lui manger un bras.

On l’avait transporté à l’hôpital et l’on avait coupé tout ce que la vanneuse avait laissé à son épaule droite.

Quand il était revenu à lui, il avait dit aux médecins :

— Vous auriez mieux fait de m’achever… Si vous croyez que je vais vivre comme ça !

Et, trois jours durant, il leur avait mené une belle danse, criant sans désemparer et d’une voix farouche :

— Je me ferai périr… je me ferai périr !

Mais ces mauvaises idées s’en étaient allées avec la fièvre ; maintenant il était un malade très patient et très doux, qui ne guérissait pas vite, par exemple, à cause de sa grande tristesse.

Presque tout son sang était parti par l’affreuse blessure. Il demeurait aussi blanc que ses draps et, quand il levait la tête, ses yeux bleus chaviraient de faiblesse dans les orbites.

Sa mère était venue le voir, de même que sa sœur Fridoline et Rivard de la Combe, son patron. Mais ces premières visites l’avaient exténué et les médecins avaient consigné tout le monde à la porte. Pourtant, le deuxième samedi, on laissa passer Madeleine, et une infirmière la conduisit par de longs couloirs d’une nudité blanche qui glaçait le cœur. Madeleine assourdissait son pas derrière l’infirmière silencieuse et elle murmurait :

— C’est la maison de la mort… Pauvre grand, comme je te voudrais hors d’ici !

Quand l’infirmière l’eut introduite dans la chambre du malade, elle se sentit défaillante. Lui, vivement, avait tiré le drap pour cacher son épaule mutilée et, dans son visage sans couleur, ses yeux s’efforçaient de sourire.

Elle l’embrassa et ils se regardèrent une minute en silence. Et puis, tout de même, pour ne pas laisser toute puissance à son émotion, elle se raidit et parla.

— Je te trouve bonne mine, malgré tout… Tu vas être bientôt guéri, Cuirassier…

Il répondit bien doucement :

— Ma sœur, appelle-moi Jean… J’ai porté depuis ma petite jeunesse un sobriquet d’orgueil parce que j’étais fort ; mais, maintenant, ma force est partie et ne reviendra jamais. Je ne me plains pas ; c’est ma faute.

— Eh non ! vois-tu, ce n’est pas ta faute… Ce qui doit arriver arrive… c’est longtemps à l’avance que les choses sont dites.

— Oui… tu es bonne, toi ; tu es la meilleure… Si tu étais ici, je guérirais plus vite.

De sa main gauche qui était devenue toute maigre et blanche, il avait pris une de ses mains à elle et il jouait avec ses doigts.

Un peu de sang vint à ses joues ; il eut l’air de chercher ses paroles pour quelque demande très osée.

— Madeleine, je veux te dire quelque chose… Je t’attendais en grande impatience et je suis content que tu sois venue précisément aujourd’hui… J’ai des idées que je ne veux pas dire à une autre que toi… Madeleine, à Chantepie, il y a une fille que depuis longtemps j’aime d’amour…

— Violette la tailleuse ?… Croyais-tu donc que je ne le savais pas ?

— Oui ; Violette… une grande avec des yeux tout à l’envers des tiens…

Madeleine fit mine de rire :

— Une belle fille, allons ! Pas la peine de dire comment elle est : je la connais. Je l’ai vue, il y aura demain tout juste deux ans, à l’assemblée de Chantepie.

Il redevint triste.

— Il y aura deux ans demain comme tu dis… que je lui ai parlé pour la première fois. Je devais y aller encore cette année, à l’assemblée de Chantepie… et elle devait m’attendre. Elle m’aime beaucoup et elle se fait à présent du chagrin à cause de moi… Madeleine, je veux qu’elle sache combien j’ai pensé à elle sur ce lit de misère.

— C’est que je ne pourrai pas y aller moi, à Chantepie… à cause des petits qui sont à la maison.

— J’y ai pensé… J’ai demandé du papier à l’infirmière, bien poliment, et elle m’en a donné… tiens !

Il chercha sous son traversin et tendit à Madeleine un crayon avec une enveloppe froissée.

— Je t’en prie, marque-lui qu’elle ne se chagrine pas… que de la savoir tranquille et de bel espoir me sera un baume.

Madeleine avait pris le crayon, mais ses yeux se détournaient pour que son frère ne vît point la pitié qui venait d’y monter.

Le malheureux ! comme il aimait cette fille catholique que Madeleine et sa mère tenaient en méfiance !

Elle ne devait point se chagriner si fort ! Elle ne s’était pas encore informée de lui et la nouvelle n’était point venue qu’elle fût émue par le malheur de son promis.

Sans doute n’était-ce pas assez de cette blessure, sans doute n’était-ce pas assez de la misère contre laquelle il allait maintenant toute sa vie se débattre… sans doute lui faudrait-il porter un cœur dolent ! Comme il était difficile de vivre !

— Mon pauvre grand, tu ne devrais pas te fatiguer à songer de la sorte… Dans quelques jours… Quand tu seras plus fort…

Mais lui, avec des yeux suppliants :

— Non, Madeleine !… tout de suite, je t’en prie… Écris ici, tiens, sur ce plateau… que je voie ta main courir.

Elle installa sa feuille comme il le désirait et commença, lui soumettant chaque phrase :

« Ma chère Violette,

« Je ne t’écris pas de ma main à cause du malheur qui m’est arrivé. Je le fais marquer ces mots par une personne sérieuse, avec qui l’on n’a pas à craindre les bavardages.

« Violette, j’ai beaucoup souffert, mais je t’ai toujours eue devant les yeux, même au plus fort du mal… »

— Dis-lui que je compte bien me marier avec elle bientôt. L’assurance me fera une rente — le médecin me l’a dit — et, dès que je serai guéri j’aurai une place du gouvernement.

— Ah ! tant mieux ! dit Madeleine ; j’en suis bien contente. Alors je mets : « Je pense que nous pourrons facilement monter notre ménage avec la paye que… »

— Non… non… pas cela ! Je ne veux pas que tu le dises… Mets seulement que mes idées n’ont pas changé.

Elle écrivit donc :

« Mes intentions devers toi sont les mêmes, car mon cœur ne changera jamais. Si tu le veux, nous nous marierons vitement… »

Et tout de même elle ajouta :

« …dès que je serai en force de gagner ma vie et la tienne, ce qui sera bientôt, tu peux l’espérer. »

Puis ils terminèrent ainsi :

« Ma chère Violette, je ne veux pas que tu sois triste à cause de moi. C’est demain l’assemblée de Chantepie : je te prie de sortir comme à l’habitude. Si je savais que tu ris avec les autres filles de ton âge, je serais bien content.

« Ma chère Violette, tu peux m’écrire, au nom de Jean Clarandeau, à l’hôpital. Je t’embrasse comme je t’ai embrassée la première fois, il y aura deux ans demain, le jour de l’assemblée de chez toi. Et c’est moi qui signe. »

Il prit le crayon et, péniblement, s’arrêtant à chaque lettre, il traça son nom. Puis sa tête retomba sur l’oreiller, plus pâle.

Madeleine écrivait l’adresse :

« À Mademoiselle,

« Mademoiselle Violette Ouvrard, »
« couturière à Chantepie. »

— Mets « personnelle » pour que le facteur ne la donne pas à une autre qu’elle… C’est cela… merci !… Maintenant n’oublie pas de la mettre à la boîte tout de suite… Je suis bien content que tu sois venue aujourd’hui !

L’infirmière avait entrebâillé la porte :

— On parle trop ici ; c’est assez pour aujourd’hui.

— Vous avez raison, dit Madeleine, je m’en vais ; je reviendrai.

Comme elle sortait, il cria encore, dans un soulèvement de tout son être :

— N’oublie pas surtout !… dès que tu seras sortie…

Madeleine, tout de suite, jeta la pauvre lettre à la boîte et elle arriva bien à Chantepie le dimanche matin, comme il le fallait.


Violette cousait dans la maison de sa mère. Elle se préparait un corsage pour l’assemblée et le modèle était devant elle, sur un catalogue venu de Paris.

La mode des villes, cette année, était de montrer ses épaules et surtout sa gorge ; et Violette essayait de la faire suivre au bourg de Chantepie où il y avait des filles très coquettes.

Elle avait choisi pour elle-même un modèle audacieux, échancré en pointe jusqu’aux seins.

Elle hésitait cependant à tailler aussi hardiment dans l’étoffe.

Le facteur ouvrit la porte :

— Mademoiselle Violette !… « personnelle »… c’est une lettre de galant, ma jolie fille.

Elle ne répondit rien, se contenta de regarder cette adresse bizarre, écrite au crayon, d’une main inconnue.

Le facteur parti, elle déchira l’enveloppe. Aux premières lignes, dans ses yeux jeunes, une pitié passa pour ce garçon si beau dont l’amour l’avait flattée et qui, maintenant, était abîmé pour toujours.

Mais ce fut très bref : sous la lèvre rouge, une dent brilla, aiguë. Si elle sortirait ! Si elle irait à l’assemblée avec les autres ! Non, vraiment, il était trop bête… cela devenait risible.

Elle secoua sa tête brune hérissée de papillotes et murmura :

— Un de perdu.. m’en faut trouver deux autres.

Et, comme à vingt ans elle avait déjà l’expérience des hommes, comme elle connaissait l’appât dont ils sont friands, elle se pencha sur le corsage faufilé et, en deux coups de ciseaux, elle ouvrit un V plus grand que celui du catalogue.

Aux Moulinettes, le malheur arrivé le jour de la batterie avait jeté de la tristesse sur tout le monde. Lorsque Madeleine donnait des nouvelles aux gens de l’endroit et aux voisins venus pour savoir, une grande commisération se devinait aux paroles échangées.

Boiseriot lui-même pâlissait à ces moments-là et, lui qui avait vu, ne consentait pas volontiers à raconter l’accident. Mais il était trop mauvais pour que son cœur fût net ; sa pitié n’était qu’un peloton de fil accroché à toutes les pointes d’un buisson d’épines. Peut-être éprouvait-il un vague remords ou, plutôt, la crainte d’avoir commis un péché trop grave qu’aucune pénitence n’effacerait ; en tous les cas, cela se mêlait à une vilaine joie de vengeance satisfaite. Le médecin entretenait toujours l’espoir du blessé touchant la prime de la Compagnie d’assurances et la place qu’on lui donnerait après sa guérison.

Madeleine croyait ces promesses prêtes à se réaliser et l’annonçait bonnement. Mais Michel redressait ses dires — avec prudence pour ne pas l’attrister avant l’heure.

— Il a bu tout un litre avant de monter sur la machine… c’est connu… et on partira de ça… Quant à la place du gouvernement…

Il faisait un geste vague, ne voulant pas parler devant Boiseriot qui, ami des curés, ne votait pas avec lui dans les élections.

Madeleine l’écoutait, surprise de cette douceur qui ne lui était pas habituelle. Elle sentait confusément qu’il parlait de la sorte pour ne pas heurter son chagrin et elle lui en savait gré.

Elle lui savait gré aussi de sa complaisance, de son empressement à lui faciliter ses voyages à la ville. Il lui avait dit : — Toutes les fois que votre désir sera d’aller voir votre frère, allez-y et ne prenez aucun soin du reste.

Michel n’était plus le jeune patron fantasque aux yeux inquiets et durs. Sa véhémence s’était tout à fait assourdie et il parlait comme un bon camarade d’esprit sensé et d’humeur égale.

Madeleine l’aimait mieux de la sorte. Et, malgré les paroles dites qu’elle n’oubliait pas, un espoir calme vivait encore en elle : c’était sur son cœur comme un vent tiède et lent après une bourrasque saccageuse. Plus tard — qui pouvait savoir ? — cette chose à laquelle il ne fallait pas penser pour le moment, viendrait peut-être petit à petit.

Elle se disait :

— J’ai failli m’en aller cependant ; j’ai failli faire la mauvaise tête… Si j’étais partie de la sorte, tout de suite, sans réflexion, qu’est-ce que je serais devenue ? Qu’est-ce que je ferais sans Lalie et sans Jo ? Bien sûr, je ne m’accoutumerais pas loin d’eux !

Pour ceux-ci en effet sa tendresse devenait d’une vigilance merveilleuse.

Elle aimait sa mère, ses sœurs, Michel… elle était toute bouleversée par le malheur de son frère… et d’autre part il y avait des gens qu’elle détestait ou qu’elle tenait en défiance ; bien des images douces ou tristes lui venaient dans l’idée, mais elles passaient toutes, se suivant l’une l’autre comme des voyageurs dans une auberge. Pour Lalie et pour Jo la table était toujours servie ! Ils avaient la place capitonnée et douillette, la place de choix bourrée de fine laine et ils n’en sortaient point.

Elle-même s’en étonnait.

— Chétifs, vous me donnez bien de la peine et pourtant vous êtes rois.

Qu’elle fût à la maison avec eux, où qu’elle fût au lavoir, ou qu’elle fût à la chapelle, toujours son esprit était, pour eux, en travail de nouveauté.

— Je mettrai à Lalie un ruban bleu… Elle est blanche, elle grandit trop ; je lui ferai de l’eau rouillée pour lui donner de la force. Jo est content quand il me tape sur la tête. Je puis jouer avec lui un quart d’heure tous les matins… je n’ai qu’à me lever plus tôt.

Elle les voulait aussi heureux que s’ils avaient eu leur mère. Sa tendresse la rendait adroite et inventive. Elle, qui ne savait tricoter qu’aux broches, avait appris un point de crochet et leur avait fait à chacun, pour l’hiver, un joli manteau de laine bleue.

Le dimanche, elle habillait la poupée de Lalie et faisait au petit des fouets d’écorce tressée ou des chaises de jonc.

Et puis, à Lalie, elle apprenait les prières et le nom des jours et le compte des doigts.

La fillette ne la quittait pas plus que son ombre. Quant à Jo, il faisait aussi ce qu’il pouvait pour la suivre ; elle le semait par la cour ou dans le jardin, mais il la rattrapait à la maison et sautait à ses jupes en criant pour lui faire peur.

Il s’était mis un peu tard à parler. Il voulait tout dire à la fois et s’embarrassait aux mots difficiles, avec de grands éclats de rire ou des trépignements de colère, selon le cas.

Il disait « papa » et « Lalie », mais « Madeleine » était trop long pour lui et il n’essayait pas. Tout de même, un jour, il se mit à crier : Nêne… Nêne… Nêne !

Madeleine le souleva jusqu’à son visage en un élan de joie. Et puis, tout de suite, une idée vint, cruelle, chassant le sang de son cœur. Nêne ! c’était bien l’abréviation de son nom, mais c’était aussi l’abréviation d’un autre nom qu’elle n’avait pas le droit de prendre.

À Chantepie, comme à Saint-Ambroise, comme dans les autres pays, on disait « Nêne » pour marraine ; c’était un mot très courant, employé par les grandes personnes comme par les enfants.

Sa « Nêne », à ce petit, c’était Georgette, cette belle-sœur de Michel, dont on ne parlait pas dans la maison, celle dont Madeleine avait pris la place.

— Nêne !… Nêne !…

Ce nom remuait Madeleine comme l’autre nom qui était trop beau et défendu. Elle éprouvait à l’entendre le même frisson de joie coupable… et elle serrait l’enfant sur sa poitrine avec emportement.

— Je ne sais pas, mon Jo, si c’est bien honnête de te laisser dire.

Le soir même, elle parla au vieux Corbier, n’osant s’adresser à Michel.

— J’ai une chose sur le cœur… c’est à cause du petit… Il m’appelle Nêne, ce mignon… Je ne sais pas si cela vous conviendra, ni si cela conviendra à son père… Si ce n’était pas à votre gré, je pourrais peut-être bien lui faire dire mon nom d’une autre manière.

Dans l’ombre où elle parlait, le vieux ne voyait pas son visage anxieux et ses yeux pleins de larmes : mais il sentait le tremblement de sa voix, et il répondit charitablement :

— Tu t’émeus pour peu de chose, ma pauvre fille. Qu’importe que tu sois « Nêne » ou « Madeleine ? » Si tu es bonne pour lui c’est l’essentiel, et il te reconnaîtra plus tard comme ayant tenu la place de celles qui manquent.

— Cela, c’est mon grand désir… et je ne demande pas autre chose ! dit-elle en se sauvant.

À partir de ce moment, elle fut Nêne pour Jo et aussi pour Lalie.

Tout au long des jours, ce nom revenait et, par lui, une douceur flottait par la maison. Aux lèvres gazouilleuses, il prenait la fragilité caressante d’un cri d’oiseau. Il était pour la joie et il était pour la peine ; il était le recours suprême, l’appel au protecteur infiniment fort et infiniment bon.

Michel n’avait fait aucune remontrance et il lui arrivait, à lui aussi, de dire, quand Lalie l’importunait de ses questions :

— Je n’ai pas le temps… Demande à Nêne.

À cause de cela, Madeleine lui pardonnait tout à fait ses duretés passées.

Elle se sentait regardée autrement qu’une servante, elle, l’humble fille habituée à louer ses bras ici ou là, au hasard du besoin, chez les remueurs de terre. Elle était devenue, par grâce des enfants, l’âme active de la maison, celle qui veille et qui rassemble.

Michel ne songeait plus à protester. Si l’image de Marguerite était toujours en lui, vivante et non vaincue, une autre y marquait aussi sa trace, chaque jour un peu plus. Et il se sentait pris lentement, avec une autorité douce et sûre.

Le temps d’hiver était venu avec ses longues veillées faiblement occupées. Boiseriot se couchait tôt et Gédéon courait les réunions de jeunesse dans les villages des alentours.

Le père Corbier s’endormant dans son fauteuil aussitôt la soupe mangée, Michel restait seul à veiller près de sa servante.

Mais son bouillonnement de force s’était apaisé et les mauvaises chimères ne l’assiégeaient plus. C’était avec calme qu’il regardait Madeleine, assise à coudre sous la lampe, la nuque blonde en plein dans la lumière.

Parfois elle filait, après avoir baissé la lampe, par économie. Ils ne parlaient guère ; seul ronflait le fuseau agile. De temps en temps, Madeleine se levait et s’approchait du berceau sur la pointe des pieds. Et puis, tout de suite, le fuseau recommençait sa danse. Vrtt !… Vrtt !

Michel, attendri, remuait des idées lentes.

— Celle-ci file… Les femmes d’aujourd’hui, servantes ou patronnes, ne trouvent plus de temps pour cette besogne… C’est peut-être une mauvaise excuse. La vaillance est plus rare qu’autrefois… mon père le dit et tous les anciens… C’est pour eux une façon de triompher des jeunes… oui, mais ils ont peut-être raison quand même. Une femme diligente, c’est beaucoup dans une maison ; c’est tout dans la mienne… C’est comme une aivée du printemps sur un pré sec. Si le désordre avait continué, mes enfants, avant longtemps, auraient été à la charité… Je dois penser à eux… Ils sont à l’abri comme des petits poulets dans un chauffe-pieds… Il faut que cela dure… La vie n’est pas toute en jeunesse. J’ai trente ans passés ; c’est l’âge de raison. Si je me décidais, ce ne serait certes pas comme la première fois… J’avais vingt-quatre ans, le monde brillait comme une chapelle illuminée… Toutes les chandelles sont éteintes !… Il faut quand même suivre son chemin. On ne se chauffe pas toujours les mains à une flambée de genêt… un peu de braise fait passer la veillée… Si je me décidais, je ferais une chose juste et bien sensée.

À Noël, Boiseriot se confessa. Il alla au curé de St-Ambroise qui était connu pour mener la lutte contre les Dissidents. Après les peccadilles ordinaires, il arriva bien aux maîtresses pièces ; mais, par prudence, il sortit tout le lot d’un coup, très vite, sans déballer complètement. Et le prêtre ne se montra pas trop curieux.

Ce n’était pas un méchant homme ce prêtre, mais son zèle était grand et grande sa hâte de ramener au bercail tous ces Dissidents qui n’étaient, après tout, que de très belles brebis égarées.

Le pénitent qui s’accusait de désirer une Dissidente en mariage — car il disait bien « en mariage » — ne lui paraissait point si coupable. Cela ferait peut-être une de gagnée, une que l’on baptiserait en grande pompe, un dimanche du mois de Marie. Quant à s’être un peu querellé le jour d’une batterie pour la gloire de l’Église et quant à avoir, en cette occasion, souhaité malaise à un des médisants, c’était le fait d’un homme violent certes, mais dont la foi était belle et exemplaire.

Boiseriot sortit du confessionnal tout à fait en règle et, joyeux comme un communiant, il s’en retourna aux Moulinettes.

Justement, ce jour-là, Madeleine était allée, elle aussi, à St-Ambroise. Elle en avait rapporté pour Lalie et pour Jo deux oranges et une livre de miche. En entrant, Boiseriot vit, sur la table, le panier encore ouvert ; et il eut la hardiesse de serrer Madeleine dans un coin du corridor :

— Bête ! garde au moins tes sous ! Quand tu auras payé à ses drôles un boisseau de pommes d’orange et un plein bissac de fouace, penses-tu qu’il fera de toi la vraie patronne aux yeux des gens ?… Écoute-moi, si tu voulais…

Il ne put aller plus loin, car elle le poussa dehors.

Mais il revint à la charge les jours suivants. Il trouvait moyen de l’accointer dans la grange, dans le quéreux, même dans la maison ; et, plus d’une fois, elle se réjouit d’être assez forte pour ne rien craindre d’un pauvre gars comme lui.

Un dimanche de janvier, il la rejoignit sur la route de St-Ambroise et il se mit à marcher à côté d’elle. La route était droite et l’on voyait beaucoup de gens qui s’en allaient à la messe ou au chapelet. Elle n’osa pas l’avirer hors de son chemin et elle fut obligée d’entendre des paroles abominables et des menaces. Elle céderait ou il ameuterait contre elle toute la jeunesse du pays… et qui la défendrait maintenant que son frère était estropié ?…

Aussitôt qu’il n’y eut personne en vue, elle le chassa à coups de pierres.

Alors, à partir de ce jour, il prépara sa vengeance.

Il lui sembla que Gédéon serait un outil parfait pour cette mauvaise besogne et il se mit à le préparer, à le fourbir, à l’affûter comme une serpe d’élagueur.

Le jeune homme, comme lui-même d’ailleurs, était gagé jusqu’au premier mars. Son marché, à lui Boiseriot, était conclu pour une nouvelle période, mais Gédéon n’avait pas pu s’entendre encore avec le patron et il était à croire qu’il sortirait dans quelques semaines. Il demandait vingt écus d’augmentation et Michel n’était pas disposé à lui accorder tant que cela. Gédéon n’était ni très adroit ni, surtout, très docile. Il tenait bien compte des commandements qu’on lui faisait, mais jamais tout de suite, et son premier mouvement était de les prendre à rebours. De plus, sans être paresseux, il perdait du temps sur son chemin, sa jeunesse trouvant amusement partout.

Boiseriot commença donc à l’échauffer contre Michel. Il s’y prit de loin pour que l’autre ne le vît pas venir.

Les jours où le patron grommelait à cause d’un travail mal fait, il disait au jeune valet :

— Qu’il le fasse donc, lui… il verra si c’est facile !

Ou bien :

— Tu n’en as pas encore assez ? moi, je n’ai jamais supporté de reproches à cause de mon travail… Vous n’êtes pas content ? Bonsoir ! À ta place, c’est moi qui filerais, une fois mon temps fait !  !

Gédéon avait entendu bien d’autres gronderies sans garder rancune au patron ; mais, sentant le fouet, il jurait comme un pendu :

— Bien sûr, Bon Diou ! que je filerai… Et le diable m’emporte si je regrette jamais la maison !

L’autre hochait la tête.

— C’est tout de même vrai, dame, mon pauvre gars, qu’il t’en a fait voir !

Quand il eut bien décidé Gédéon à partir, il parla de Madeleine.

— Voici le Carême qui vient où les bêtes seront mieux nourries que nous. Change de cuisinière, va ! Celle d’ici mange le lard et nous laisse les choux.

Il faisait rire le jeune homme en parlant de cette grosse fille. Sans doute elle avait la poitrine si lourde qu’elle avait étouffé tous ses galants…

— Tous… non ! je dis mal… Il lui en reste encore…

— Qui donc ? faisait le gars en se retournant sur son outil.

— Ça… tu es trop jeune pour le savoir.

Il ajoutait entre ses dents, la mine scandalisée :

— C’est honteux !… il se passe des choses !…

Cependant Gédéon ne s’emballait pas si vite contre Madeleine ; et il y avait à cela plus d’une raison.

Quand Boiseriot osa enfin lâcher devant lui les dernières paroles, il eut une révolte.

— Non ! ce n’est pas vrai ! Vous voulez rire !

— On ne me l’a pas dit… Je l’ai vu : tu entends bien !

Il fallut plusieurs jours au mauvais pour le convaincre.

Enfin, une après-midi vint, tout de même, où Boiseriot crut le gars fin prêt pour la besogne.

Ils avaient eu, ce jour-là, long travail et, à cause d’un jeûne, bien maigre soupe. Par-dessus le marché Michel avait tempêté contre Gédéon pendant le repas. Quand les deux valets furent revenus à leur chantier, devant une haie d’épines qu’il s’agissait d’abattre, le jeune, pour se soulager, prit à musiquer plus fort qu’à l’habitude.

Boiseriot le laissa aller et puis il parla à son tour. Rappelant toutes les choses, les gronderies du patron, la longueur du Carême, la mauvaise conduite des gens de la maison, il finit par rire :

— Écoute… ça vaut un charivari.

— Un charivari ? J’en suis, Bon Diou ! si vous en êtes !

Il avait dit cela, le jeune gars par bravade ; mais l’autre reprit tout de suite.

— Moi, non, ce n’est pas de mon âge.

Du coup, Gédéon, qui n’avait point l’esprit trop lent, se méfia.

Boiseriot continuait à voix basse et sans lever la tête.

— Moi, d’abord, je reste ici ; toi, tu t’en vas dans une dizaine de jours… Tu n’as qu’à dire ce qui se passe aux autres de ton âge ; ils viendront tous avec toi. C’est une belle occasion de s’amuser maintenant que voilà finie votre saison de veillées. Quand j’avais dix-huit ans, j’ai été d’un grand charivari. C’était à Chantepie, à la porte d’un cordonnier qui avait fait le coucou. À dix ou douze que nous étions, nous faisions, tous les soirs, autour de sa maison, un tapage du diable avec des chaudrons, des seaux, des casseroles percées… Si bien qu’il a été obligé de s’en aller du pays. Je n’ai jamais tant ri de ma vie… Tout le monde était pour nous. Et ce serait de même ici. Des choses pareilles, on ne doit pas les souffrir… et c’est à la jeunesse de les empêcher.

Gédéon secouait la tête.

— Non… non… ça ne me regarde pas. Et puis, il y a la famille…

— Quelle famille ? Celle des Clarandeau ? Elle est propre ! Tu ne sais donc rien ! La plus jeune des filles qui était à la batterie, l’année dernière… tu n’en as pas entendu parler ?… Elle fait encore pis que celle d’ici, toute gamine qu’elle est…

Gédéon qui tapait avec sa serpe sur un aubépin s’arrêta sec :

— Ça, c’est une menterie !

Mais l’autre qui poussait au bout, pressé d’en finir, ne remarqua ni le geste ni le ton de colère.

— Une menterie ! Demande-le aux gars de Saint-Ambroise qui l’ont suivie, il y a eu huit jours dimanche, dans le bois de Beaufrêne…

— Qu’est-ce que vous dites Boiseriot ? Répétez pour voir…

Dévalant du haut de sa haine, Boiseriot ne s’arrêta point :

— Oui, dans le bois de Beaufrêne… et dimanche dernier encore, au même endroit, ils étaient quatre avec elle… Hé ! Hé ! qu’est-ce qui te prend, imbécile ?

Gédéon avait jeté sa serpe et sauté sur lui.

— Mauvais bougre, je t’apprendrai à inventer des choses pareilles ! Tiennette… ces deux dimanches, après le chapelet, elle est allée s’asseoir sur la route de la Grand-Combe… et moi à côté d’elle, si tu veux le savoir…

Boiseriot se débattait, mais le jeune gars le bouta dans la haie, le derrière en plein dans les épines. Le maintenant d’une main, de l’autre qui était gantée de cuir très dur, il se mit à lui froisser les côtes, rudement. Et il bramait avec des larmes de colère :

— Tiens ! Tiens ! voilà pour tes menteries… Ah oui ! Tiennette était dans le bois de Beaufrêne… dis-le donc, sale menteur ! Ah oui ! le patron vit mal avec sa servante… qu’est-ce que cela te fait ? Tiens, sale menteur ! Il faut que je fasse le charivari… Bon Diou, je le veux bien : ça sera sur ta peau !

Quand ils se relevèrent, Michel était derrière eux ; il disait :

— Eh bien, c’est fini ?

et puis à Boiseriot :

— Viens-t-en à la maison !

Le valet eut un geste de rage, mais Michel reprit :

— Marche devant moi… tout de suite !

El la voix était telle que Boiseriot fila par crainte des coups.

Quand il eut son argent, et quand ses hardes furent rassemblées, il sortit du quéreux aux valets et s’approcha de la maison.

Voyant que Michel n’y était plus, il s’avança sur le seuil et il dit, les dents serrées :

— Je m’en vais… Au revoir !… Vous m’avez mordu, moi je vous navrerai.

On pêchait, cette année-là, l’étang des Moulinettes. Le bail de l’endroit portait que la pièce d’eau serait vidée tous les trois ans et que le poisson serait vendu, part au profit du maître, part au profit du fermier, réserve faite de six carpes de redevance choisies parmi les plus grosses, comme de juste.

Dès le Lundi Gras on avait donc ouvert les vannes. L’eau sortait sous une haute chaussée par un bondon en maçonnerie, puis elle s’en allait, par un petit ruisseau, s’étendre sur les prés en contre-bas.

Le lundi soir l’eau avait encore bien peu baissé, mais, le mardi matin, un liséré de boue commença à paraître et les poissons qui vivaient sur les bords se mirent à voyager et à battre l’eau de furieux coups de queue.

Enfin, le mercredi, ce fut la pêche.

Dès la fine piquette du jour un aubergiste de Saint-Ambroise vint s’installer aux Moulinettes.

Après lui les drôles des alentours ne tardèrent point ; on en vit deux d’abord, puis deux autres, puis dix ; bientôt ils furent une trentaine, garçons ou filles, empaletoqués à la diable et le nez frais.

Les poissons commençaient à sortir. Ils arrivaient dans « la poêle », un petit réservoir peu profond et barré à son extrémité par un grillage assez fin. Les premiers qui vinrent furent les ablettes ; elles arrivaient vivement par bandes nombreuses et puis, une fois dans cette eau déjà trouble de la poêle, elles semblaient reconnaître qu’elles avaient pris un faux chemin et s’efforçaient de remonter par le bondon. Mais le courant, trop fort, les ramenait et elles se mettaient à circuler éperdument. Après elles, vinrent les gardons, puis les brèmes. Le réservoir fut merveilleusement agité et vivant. D’innombrables petites lignes brunes filaient à la surface de l’eau ; de temps en temps une grosse brème montait du fond et se retournait d’un coup brusque, large et brillante comme un plat d’étain.

À neuf heures on commença à pêcher. Gédéon et Alexis, le nouveau valet, avaient chacun une grande épuisette ; debout sur les bords de la poêle, ils plongeaient sans relâche leur filet. Derrière eux un homme recevait les poissons et les portait dans des trous pleins d’eau que l’on avait préparés pour les recevoir.

Jamais la pêche n’avait été aussi belle ; Michel lui-même était étonné. Cela tenait sans doute à ce que l’on avait réussi à prendre tous les brochets lors de la pêche précédente.

Les drôles criaient, penchés sur le grillage de la poêle :

— Il en passe ! Il y en a des petits qui se sauvent !

ou bien :

— Hep ! patron ! vous n’avez pas vu ? il vient d’en sauter deux hors du filet… Et celui-là qui est crevé et qui balle sur l’eau…

Comme une belle brème échappait à Gédéon et retombait de l’autre côté du grillage, un gros rougeaud d’une dizaine d’années se décida tout d’un coup, disant :

— Attends ! Je m’en vais leur faire voir !

Avisant un panier, il releva sa culotte et ses manches et sauta dans le ruisseau. Du premier coup il ramena la brème et cinq ou six petites ablettes.

— Il n’est pas trop bête, le galopiot ! dit Michel ; tiens, attrape !

Il vida par-dessus le grillage le fond d’un filet, une douzaine d’ablettes qui tombèrent dans l’eau comme des étincelles de feu d’artifice.

Alors un autre drôle se mit au jeu, puis un autre, puis tous ou presque. De temps en temps, Michel leur jetait du poisson et ils barbotaient à grands cris, embarrassés de leurs paniers, se battant pour être aux bonnes places.

Un petit, refoulé par les autres, claquait du bec, dans l’eau jusqu’au derrière ; il allait sortir, découragé, quand il leva une brême magnifique.

Sautant sur le pré, il se mit à la jeter sur l’herbe comme un palet.

— Ou vas-tu la mettre ? dit Michel.

— Dans ma jabotière… J’en ai d’autres : regardez !

Il écarta sa chemise et montra deux ablettes et trois ou quatre têtes de gardons arrachées à travers le grillage. Il ajouta en glissant la brème sur son estomac :

— C’est comme une crêpe… mais pas une chaude !

Sur la chaussée de l’étang, une femme appela :

— Fédéri !

Le petit en eut l’haleine coupée :

— Que le diable !… M’man !  !

Les mères arrivaient en effet, portant des tartines, des blouses propres, des cravates, car les drôles s’étaient sauvés en grande hâte sans prendre le temps de manger et de faire fine plume.

Quand elles virent cette partie elles chantèrent les litanies en plein vent. Mais ce fut en vain ; les drôles, tant leur joie battait son plein, n’écoutèrent point la musique ; ils demeurèrent, décidés à ne rien savoir, résignés aux taloches.

Vers onze heures, les vrais promeneurs parurent.

Le premier fut un gros homme à figure rouge dont la venue ne causa aucune surprise. On l’appelait « la loutre ». Il courait toutes les pêches d’étangs, faisant des quatre lieues pour manger du poisson frais.

Mais, véritablement, il en mangeait ! Sa gourmandise était merveilleuse et les gens du pays en tiraient orgueil. Il restait à table six heures d’affilée, sans parler, sans tourner la tête, sans remuer seulement le bout des pieds, mangeant, mangeant, mangeant.

Beaucoup de curieux se mettaient en dépense pour s’asseoir en face de lui et le voir s’escrimer. Les gourmands ordinaires avaient beau se relayer, quand on mangeait du poisson, il en fatiguait quatre et cinq équipes.

Tout de suite, il vint près de la poêle et s’informa :

— Les tanches ne sont pas encore sorties ?

— Non, dit Michel, mais voici les premières qui arrivent.

Il dit du fond de son cœur :

— Ah ! tant mieux !

Puis, sans s’attarder davantage, il s’en fut porter la nouvelle à l’aubergiste.

— Vous savez, il y a des tanches… Faut que vous alliez voir.

L’autre s’empressa.

— J’y cours… mais d’abord je veux vous choisir une bonne place… Asseyez-vous ici ; tenez, au milieu de la table… c’est l’endroit où l’on met le plat. Et puis écoutez-moi : vous savez manger, vous… cela encourage les autres… Je vous servirai… d’amitié… vous comprenez ? Je ne vous demanderai rien… Seulement, mangez, mangez bien !

— Je ferai de mon mieux, répondit-il honnêtement.

Il fut à peine installé que trois bourgadins de St-Ambroise prirent place en face de lui et commandèrent une friture.

Sur la chaussée, les rangs des curieux s’épaississaient. Toute la jeunesse du pays était là. C’était comme la première assemblée de l’année.

Il était venu des marchands qui avaient enlevé presque tout le petit poisson et les femmes des métairies avaient dû se dépêcher pour avoir, elles aussi, du fretin à bon marché.

Michel était seul pour vendre ; il ne pesait pas, se contentant d’estimer à vue d’œil. Les femmes se pressaient autour de lui avec toutes sortes de ruses pour passer avant leur tour. Une vieille, la dernière arrivée, s’était tout de suite faufilée au premier rang et, comme Michel venait de prendre un lot de belles pièces, elle écartait les paniers des autres et offrait le sien, couvercle levé.

— Ici… mets ici, câlin !

En haut, sur la chaussée, les jeunes se mirent à rire et à répéter :

— Câlin ! câlin ! mets ici, câlin !

Michel leva la tête ; juste au-dessus de lui il y avait un groupe de filles, et l’une d’elles, une grande, très jolie, qui montrait des dents étincelantes, le regardait bravement.

— Câlin ! Câlin !

Il fut ennuyé d’être mal vêtu…

L’étang allait être complètement vidé. C’était maintenant une grande cuvette noire, six hectares de boue où ne serpentait plus qu’un ruisseau d’eau fangeuse.

Les gros poissons sortaient, des carpes énormes qu’il fallait attraper une par une. Les deux valets étaient descendus dans la poêle et ils y patouillaient, crottés jusqu’aux cheveux, contents tout de même de ce singulier travail. Les anguilles apparaissaient une à une à l’entrée du bondon mais elles piquaient tout de suite dans la vase et allez courir après ! Les grosses, d’ailleurs, restaient sur l’étang ; on en voyait d’énormes étendues un peu partout ; il devait y en avoir de très vieilles que l’on avait jamais pu faire sortir.

Les curieux en montraient une, pas très loin ; et un jeune gars disait :

— J’irais bien la chercher !

Comme on l’en défiait, il paria.

— Tu n’as qu’à la prendre, dit Michel ; je te la donne et vingt sous avec.

Il se déshabilla donc, passa un vieux pantalon et s’avança dans la boue. Il en eut vite jusqu’à la ceinture et, comme il s’entêtait, excité par les rires, il tomba à plat, sans pouvoir se relever. Les filles l’engeignaient :

— Tourne à droite !… à gauche !… il est pris comme une mouche dans de la crème.

Il fallut lui jeter une corde et le traîner sur la vase comme un tronc d’arbre. Il descendit dans le pré pour se laver au ruisseau et la jeunesse lui fit conduite.

— Un tireur de portraits !

Ce cri, immédiatement, ramena tout le monde. Un monsieur venait d’arriver à bicyclette avec une dame en chapeau et il installait un appareil dans le pré. Il visa un instant sous son rideau noir et puis il fit signe qu’il allait parler et tout le monde se tut.

— Si vous voulez qu’on vous prenne…

— Oui ! oui ! nous le voulons !

— Eh bien, il faut vous placer un peu… Quelques-uns là-haut, sur la chaussée, les autres dans le pré derrière les pêcheurs…

Tous se groupèrent avec des trépignements d’impatience ; et puis ils s’immobilisèrent. Mais ce n’était pas bien, ainsi ; le monsieur vint lui-même les placer.

— Vous, ici… toi, petit, plus en avant… et ne bougez plus !

Ils étaient trop serrés les uns contre les autres et, de la main, le monsieur éclaircissait les groupes, par gestes prompts comme il eût trié des pommes.

— Nous n’allons pas nous y mettre, nous autres, dit Michel.

— Mais si mon brave ! et tels que vous êtes ; je vous en enverrai une épreuve ou deux.

— C’est égal, cela me fait honte ; nous sommes bien sales pour être les premiers devant tout ce joli monde.

Il se retourna pour voir ceux qui étaient derrière lui. Ils étaient une centaine qui se fatiguaient à se raidir et à faire bel air. Les mères, la tête droite, cherchaient des yeux leurs drôles placés en avant. Les garçons donnaient le bras aux filles. Le monsieur les avait appariés à sa convenance selon le costume ou la taille et les galants n’étaient point avec leurs bonnes amies ; mais personne n’osait bouger, crainte de faire tout manquer.

Et Michel vit, en avant des autres, à trois pas derrière lui, cette belle fille qui l’avait regardé si drôlement tout à l’heure. Le monsieur l’avait mise au bras d’un garçon boulanger de St-Ambroise, mais elle s’était tranquillement dégagée pour se placer à sa fantaisie, là, bien en avant.

Elle était grande avec des hanches serrées et une poitrine arrondie. Sous ses cheveux noirs son visage était comme du lait ; mais ses yeux, surtout, étaient admirables, très larges et très noirs, avec de la lumière pourtant, un brasillement d’étincelles, des rais vifs comme des scintillements d’étoiles par une belle nuit de gelée.

Michel sentit que le sang bondissait en ses veines.

— Je serai ici comme une tache, si près de vous, Mademoiselle.... Vous seriez mieux à côté d’un de ces gars en habit du dimanche.

Elle répondit tout droit :

— Je ne trouve pas.... Vous êtes au travail : on le verra bien !

Elle ajouta et ses yeux glissèrent sous ses longs cils :

— Vous avez de la chance ; il vous a dit qu’il vous donnerait des cartes.... Moi aussi j’en voudrais une !

— Attention ! cria le photographe ; nous y sommes ?

Elle leva les yeux et, d’un geste vif, écarta son châle : sa gorge parut, très blanche, sous le tulle clair.

Le photographe levait la main.

— Allons ! Je compte… un !…

Michel n’eut que le temps de tourner la tête.

— … deux !… trois ! Je vous remercie !

Des bruits de toux s’élevèrent et des rires et des cris ; les drôles se prirent à gambader.

Michel, aussitôt, fit demi-tour mais, déjà, la fille s’éloignait. Il eut un élan pour la rejoindre et puis il n’osa. Il la suivit des yeux, souple et fine, à travers ces gens un peu lourds, vêtus à l’ancienne mode. Quand elle fut à une vingtaine de pas, en haut de la pente, elle s’arrêta ; son regard papillonna un instant puis, rencontrant le regard de Michel, il brilla soudain et se posa en appuyant. Tout de suite après, elle passa sur la chaussée et disparut.

Alors Michel ne tarda point à s’impatienter. Il n’y avait plus guère d’acheteuses, deux ou trois seulement qui le harcelaient, demandant ces poissons-là au lieu de ceux-ci, criant qu’il les volait, qu’on était bien libre de marchander, peut-être !

— Eh oui ! eh oui ! vous êtes libres… et moi aussi !

D’un geste violent, il avait rejeté les poissons qu’il tenait.

— Maintenant, vous m’attendrez un petit moment, si vous voulez… Je m’en vais à la maison.

Il se lava les mains et, ayant fait commandement à Gédéon de veiller sur le poisson à sa place, il s’en alla.

Sur la chaussée de l’étang et tout le long du sentier qui menait aux bâtiments, il y avait foule joyeuse ; mais celle qu’il cherchait ne s’y trouvait pas. Il revint sur ses pas, descendit par le pré, se dirigea une seconde fois vers la maison.

L’aubergiste avait dressé ses tables dans la grange ; à l’entrée, il y avait presse. Michel s’avança pour regarder ; mais on ne voyait là que « La Loutre » mangeant tranquillement ses tanches au milieu des gars échauffés. Il haussa les épaules, pris de dégoût et vira les talons.

Où donc était-elle ?

Il s’en revenait vers l’étang quand il la vit s’approcher toute seule, lentement, en balançant la taille, et si occupée par sa rêverie qu’elle eut un sursaut quand il parla.

— La belle, votre galant est-il parti que vous vous promenez seule ?

Elle répondit :

— Vous m’avez fait peur… Je ne vous voyais pas.

Il ne sut que répéter :

— Votre galant est donc parti ?

— Je n’ai pas de galant.

— C’est dommage !

Elle le regarda, la tête un peu penchée et ses yeux étaient doux comme du velours entre les cils rapprochés.

— … Vous n’êtes pas de par ici ? Je ne vous ai jamais rencontrée nulle part.

Au lieu de répondre, elle demanda :

— Et vous, vous êtes le fils de la maison ?

— Je suis le fils de la maison… et je suis le patron… C’est pourquoi vous m’avez vu marchander avec les commères et c’est pourquoi j’ai mes sabots et ma cotte de tous les jours.

Elle le regardait toujours, en jouant avec son châle. Il reprit :

— J’ai parlé au photographe… il m’a répété qu’il tâcherait de m’envoyer deux cartes. Et je suis content de vous rencontrer : je voulais vous dire qu’il y en aura une pour vous.

— Ce sera un souvenir… Merci !

— Vous y avez droit. Si les cartes sont agréables à regarder ce sera à cause de vous.

Elle leva un peu les épaules, ce qui fit glisser son châle et elle se mit à sourire.

— Vous savez faire les compliments !

— Je dis ce que je pense ; ce sera un cadeau à la plus belle et cela ne me privera pas puisque j’en aurai deux. Mais il faudra que je sache où vous demeurez et qui vous êtes…

Elle hésita, puis elle dit :

— Bah ! Vous le saurez bien si vous voulez !… Et si le photographe n’envoie qu’une carte ?

Le châle avait complètement glissé, découvrant les belles épaules, la gorge fleurie. Une odeur très capiteuse enveloppait Michel et ses oreilles bourdonnaient comme des cloches secouées pour un carillon de Pâques.

— … S’il n’en envoie qu’une, cela vous embarrassera… vous en priverez-vous pour moi ?

— Cela me sera une grande douceur… Mais dites-moi votre nom ?

Elle se dressa tout contre lui, les yeux brillants d’une vive allumée :

— J’aime mieux qu’il n’en envoie qu’une ! dit-elle ; et elle se sauva.

De la grange, un homme appela Michel. C’était un jeune maçon de St-Ambroise qui avait un petit paiement à lui faire. Ils se mirent en écot avec deux autres du bourg. Le maçon avait bu ; il parlait très fort à Michel et avec beaucoup d’amitié, de leur temps d’école. À la fin, il jura doucement, d’un ton de reproche.

— Mais Bon Dié ! tu ne m’écoutes pas !

Michel se sentit rouge.

— C’est que… je regardais « la loutre ».

Le maçon, dont les idées ne tenaient plus, cria :

— Loutre ! Loutriot ! as-tu la gorge dérouillée ?

À la grande table, le gourmand leva un peu sa face violette et répondit avec simplicité, sans orgueil ni malice :

— Ça commence… merci bien ! ça petit que je viens de prendre a élargi la charrière… l’appétit me vient.

Entendant cette nouvelle, tous s’émerveillèrent et Michel lui-même ne put s’empêcher de rire.

— Ah ! le loup !

— Il en a bien avalé dix livres !

— Dix !… dis donc quinze ?… et pas une miette de pain !

Depuis quatre heures qu’il mangeait, plus de cent étaient venus s’asseoir autour de lui, histoire de prendre une queue d’ablette et de lui offrir le reste de la platée.

Ils demeuraient encore une vingtaine, des jeunes valets et des bourgadins qui avaient la gageure de le faire céder ou de le faire étouffer. Ils jetaient toutes leurs arêtes sous la table avec les siennes et cela faisait un tas sous lequel ses sabots disparaissaient.

L’aubergiste avait dit à ses cuisinières :

— Ménagez le beurre, mais poivrez !

Les gars avaient été pris à cette ruse. Ayant mis sur la table un quartaut de vin, ils le vidaient bellement, sans souci de la dépense, hauts en crête et l’œil rond, chauds du bec comme des coqs en jabotés.

Le maçon, sans avoir fait son paiement, se mit à chanter avec eux et Michel sortit, ayant hâte d’être seul pour suivre sa pensée.

Le soir venait ; la pêche était finie. Il rentra chez lui. Alors seulement il songea qu’il aurait bien dû prévenir Madeleine pour qu’elle vînt avec les enfants devant le tireur de portraits.

Ce regret, d’ailleurs, ne le travailla pas longtemps. Par la fenêtre, il jeta un regard sur les gens qui s’en allaient vers St-Ambroise ou Chantepie et il se dit :

— Après tout cela, je ne sais quand même pas de quel côté elle est partie.

Quand elle revint, le samedi suivant, ce fut pour lui comme un éblouissement. Une telle bouffée de jeunesse lui emplit la poitrine qu’il se sentit une seconde partir en faiblesse.

Il était dans le pré, à côté des réservoirs aux poissons, et elle venait toute seule, un panier à la main, par la route de St-Ambroise. Quand elle fut sur la chaussée de l’étang elle lui fit un joli salut et se mit à descendre vers lui, nonchalamment, la taille balancée comme pour une danse.

— Bonjour monsieur Corbier ! Je passe voir si vous avez encore du poisson à vendre. Vous en reste-t-il qui soit à peu près beau ?

Il n’entendit pas ce qu’elle disait : il demanda, les idées en déroute :

— Quel est votre nom à vous qui savez le mien ? L’autre jour vous vous êtes sauvée sans me le dire.

— Mon nom ? Ne vendez-vous du poisson qu’aux personnes de votre connaissance ? Je m’appelle Violette et je suis tailleuse à Chantepie.

— Violette, vous êtes la tailleuse la plus jolie du monde.

Elle se mit à rire tout bas en renversant un peu la tête comme une pigeonne qui fait la belle gorge.

Il reprit, montrant la route :

— Vous êtes de Chantepie ?… pourtant, vous arrivez de ce côté…

— C’est que j’ai pris deux nouvelles pratiques à St-Ambroise. Je suis allée là-bas mercredi soir ; à présent mon ouvrage est fini et je rentre chez moi. En passant je veux acheter du poisson pour maman qui n’est pas bien forte.

Elle avait dit ces derniers mots lentement, avec douceur et tristesse ; et cela fit plaisir à Michel qu’elle fût aussi bonne qu’elle était belle. Il s’empressa.

— Du poisson, je n’en ai plus guère ; il est venu tous les jours, du monde d’un peu partout. Ici, il y a encore quelques tanches… là, des brêmes… Et puis, voilà les carpes ; mais je n’en ai plus que six grosses qui sont de redevance et que je ne peux pas vendre.

Elle parut contrariée et murmura :

— Je le regrette bien… J’en aurais acheté une.

Tout de suite il plongea son épuisette et ramena deux carpes énormes.

— Choisissez la plus belle. Je vous la donne à vous de meilleur cœur qu’au maître… Il se contentera des cinq autres.

Elle eut, le voyant penché sur son filet, un rire de triomphe qui ne sonna point ; puis elle s’écria :

— Quelles bêtes ! Je ne les croyais pas si grosses… Je vous remercie, je n’en veux point… Mon panier est trop petit ; et puis je ne saurais en porter une jusqu’à Chantepie.

Alors Michel remit ses carpes à l’eau et, ayant épuisé le réservoir aux tanches, il tria les plus belles. Quand le panier fut plein elle lui tendit une pièce d’argent qu’il refusa par propos véhéments.

— Jamais ! Vous ne sauriez me faire plus grand chagrin !

Les beaux yeux noirs glissèrent longuement sous les paupières câlines.

— Monsieur Corbier, vous en aurez merci et cela ne tombera pas en oubli… mais vous n’en saurez rien puisque vous ne venez jamais à Chantepie. Dix ans passeront peut-être sans que nous nous revoyions…

Il dit vivement :

— Dix ans ! J’espère que non ! si vous disiez dix jours, je le trouverais encore long…

Comme il s’approchait d’elle en baissant le ton, elle recula et lui coupa la parole.

— Tiens !… quelle est cette femme qui est chez vous ? Votre servante, sans doute ?

Au loin, près de la maison, on entendait en effet Madeleine appeler Lalie.

— Oui, répondit Michel, c’est ma servante.

— Ah !… Et Lalie, qui est-ce ?

— C’est ma fillette ; elle a cinq ans…

Michel continua avec un peu d’hésitation.

— Elle a un petit frère plus jeune… Je suis veuf.

— Je sais… on m’a dit tout cela… C’est une Clarandelle, votre servante ?

— Oui, la sœur d’un gars qui a eu le bras coupé l’année dernière.

— Attendez… je crois la connaître… Une grande, avec un visage picoté… mais pas trop laide tout de même, n’est-ce pas ?

Elle le regardait en face, hardiment.

— N’est-ce pas ? Une fille de votre âge à peu près… et pas laide ?

Il répondit avec un peu d’humeur :

— Est-ce que je sais ?… Pourquoi ne m’écoutez-vous pas ?

— Parce que j’ai hâte… Je vous remercie bien et je vous dis au revoir… souhaitant vous rendre votre honnêteté.

Elle pirouetta et, lestement, la jupe haute, elle remonta la pente du pré et gagna la route.

Quand elle eut fait un petit bout de chemin elle s’arrêta une minute. Son panier était lourd ; elle le posa à terre et le découvrit ; il était si plein que des poissons glissèrent sur la route.

Un sourire insolent erra sur son visage qui demeura très beau mais dont les lignes changèrent. Les dents brillèrent fines, propres aux morsures saignantes en pleine chair vive, comme les dents des bêtes libres. La lèvre rouge, légèrement relevée, l’astuce cruelle, peut-être aussi un peu de mépris pour la proie trop facile.

— Ces hommes ! encore un que je mènerai où je voudrai. S’il ne vient pas dès demain, dans huit jours il ne manquera pas d’accourir. Il faudra que je m’arrange pour être seule.

Lui, près de l’étang, toute raison partie, l’avait suivie des yeux tant qu’il avait pu, buvant avec orgueil l’air fort qui était resté parfumé derrière elle.

— Ma jeunesse n’est pas morte puisque celle-ci me fait accueil qui est la plus belle de toutes.

Immobile, les yeux larges, il restait là appuyé à la barrière du pré, en rêverie de merveilleuse aventure.

Ce fut un peu avant Pâques que le père Corbier mourut. Un soir, au moment de se coucher, il se sentit malade ; tout de suite il perdit connaissance et le lendemain matin, au chant du coq, il passa.

Madeleine mena les enfants chez les voisins du Gros Châtaignier et Gédéon s’en alla prévenir les parents, les amis, les voisins, tous les dissidents.

Les prieuses arrivèrent dès huit heures. Les premières vinrent des villages les plus proches, le Châtaignier et le Boisfrais. Dans la soirée ce furent celles de la Grand’Combe et de la Foye, puis celles du Coudray qui passèrent la veillée. Le lendemain on en vit entrer beaucoup, celles du bourg, celles de Château-Blanc, celles de tous les villages où il y avait une famille dissidente.

Arrivées à la maison elles se jetaient à genoux, sans une parole, autour de celle qui dirigeait la prière. Quand une se relevait pour s’en aller, une autre tout de suite, prenait sa place.

Le troisième jour, ce fut l’enterrement, à Saint-Ambroise, dans le cimetière des Dissidents. Prières… prières… prières. Prières en chemin entre les haies fleuries ; prières dans la chapelle sombre, prières très longues au cimetière, quand le cercueil fut posé sur la grande pierre plate qui recouvrait la tombe du dernier prêtre ; prières encore quand on eut descendu le cercueil et jeté de la terre.

Il n’y avait là ni catholiques ni protestants, mais toutes les maisons dissidentes connues dans la région avaient envoyé du monde. Cette âme qui s’en allait seule, sans viatique, il fallait au moins que la prière des proches lui fît un long cortège.

Après l’enterrement, Madeleine passa au Gros-Châtaignier chercher les enfants. Quand elle arriva aux Moulinettes elle trouva la parenté réunie. Il y avait là les deux beaux-frères de Michel, son oncle, des cousins, et aussi ses beaux-parents avec Georgette, la belle-sœur, qui avait suivi, hardiment.

Tous ces gens avaient des arrangements à prendre ; ils se turent quand Madeleine entra et quelques regards devinrent hostiles. Alors elle laissa sa cape de deuil et s’en alla par le jardin, le cœur un peu serré parce que, soudain, elle s’était sentie étrangère. Elle gagna la grange, puis passa dans le quéreux aux valets où elle se mit à préparer tout pour que Gédéon, le soir même, pût venir coucher dans la chambre de Michel.

Quand elle sortit du quéreux elle vit que Georgette était sur un banc devant la porte avec Jo sur ses genoux ; elle jouait avec l’enfant, lui faisait des agaceries, le faisait sauter, le berçait.

Madeleine s’approcha, mordue de jalousie. Le petit tendit les bras vers elle, criant : Nêne ! Nêne ! Mais Georgette méchamment :

— C’est moi ta « Nêne », mon petit… embrasse-la, ta « Nêne… » Il ne faut pas appeler celle-ci « Nène », voyons !

En une seconde Madeleine fut sur elle, hérissée de colère ; sans rien dire, d’une pression de sa main forte, elle dénoua les mains de l’autre et, l’enfant suspendu à son cou, rentra dans la maison.

À Chantepie, pour la fête de Violette, Boiseriot se présenta avec un petit cadeau : une boîte renfermant un dé en argent et une paire de ciseaux. Violette marqua une joie polie et sa mère retint Boiseriot à déjeuner.

À l’heure des vêpres la mère alla à l’église, laissant les deux autres en tête en tête.

Violette faisait jouer ses ciseaux, disant :

— Ils sont jolis, j’en prendrai soin.

Et, en elle-même, elle pensait :

— C’est de la ferraille… le tout lui coûte trente sous. Mais comment a-t-il songé à cela ? Qu’est-ce qui le prend cette année ?

Boiseriot riait, bonhomme, content de vivre.

— Quand tu te marieras, je t’offrirai un beau cadeau… laisse venir !… Ton parrain n’est pas riche, mais il vit tout seul comme un vieux loup… Il pourrait bien te payer un collier d’or ou te faire un douzain d’écus, quand tu te marieras…

— Je n’ai pas de galant.

— Faut en chercher un, ma petite.

Ils furent un moment silencieux, puis ils parlèrent du temps qu’il faisait et des nouvelles pratiques de Violette. Celle-ci levait des yeux innocents, mais toute sa ruse veillait.

— Il finira bien de lantiponner, pensait-elle ; qu’est-ce donc qui lui trotte en tête ?

À la fin, il fit, négligemment :

— Tu es allée aux Moulinettes, voir la pêche de l’étang ?

— Oui… et je ne le regrette pas. Sans vous je n’en aurais pas eu l’idée ; je vous remercie de m’avoir prévenue.

— Il y avait du poisson ?

— Beaucoup ; j’en ai acheté à celui dont vous m’aviez parlé.

— Michel Corbier ?

— Oui… un bel homme et bien aimable… Vous vous êtes fâché contre lui : vous deviez avoir tort.

Il répondit, très conciliant :

— Peut-être bien ! Je suis vif, moi ; nous avons en des mots à propos de l’ouvrage… Maintenant, je ne lui en veux pas.

— Je le crois de votre part ! dit Violette avec un accent de certitude.

— … Et même je serais heureux qu’il le sût… Ça ne m’aurait pas déplu de le rencontrer quand il est venu ici…

Il l’épiait en dessous, la piquait d’un regard très aigu. Elle eut l’idée de parer l’attaque ; et puis elle préféra la joie de montrer qu’elle n’était pas dupe et voyait venir.

— Allons ! Dites donc que vous ne savez rien… et que vous voudriez savoir tout ! Vous me prenez pour une sotte !… Michel Corbier est venu ici en effet, mais en cachette de tout le monde… Je vous le dis à vous qui êtes mon parrain.

Boiseriot se mit à rire.

— C’est bien !… C’est très bien ! Tu n’as pas perdu ton temps. Mais tu sais qu’il y a deux enfants… et que Corbier est dissident. Quelle est ton idée ?

Elle eut un geste d’insouciance et ce fut bien franchement cette fois qu’elle répondit :

— Je ne sais pas !

Puis elle reprit :

— Et vous ? quelle est votre idée, là-dessus ?

— Je suis comme toi ma filleule… et puis cela ne me regarde pas.

Elle insista, câline :

— Mais si ! c’est à vous que je dirai ce qui se passe… et c’est à vous que je demanderai conseil.

— Nous verrons ça plus tard… Après tout, je veux bien.

Il parlait d’une voix tranquille, mais ses yeux luisaient de joie cruelle. Il continua doucement :

— L’été passé, ne disait-on pas qu’un Dissident de Saint-Ambroise, un grand qu’on appelle Cuirassier et qui a eu le bras coupé par la vanneuse, te faisait conduite sur les routes ?

— On le disait en effet… on ne le dit plus. Je ne l’ai pas revu depuis son accident.

— M’est avis que tu as bien fait. C’est une famille pas très propre… des gens de rien… La sœur est servante chez Corbier, justement ; ce n’est point une fine pièce… et pourtant on dit des choses.

Violette le regarda si fixement qu’il hésita, puis remit à plus tard de parler comme il fallait.

Ayant achevé son café il s’en alla. Sur le chemin, il eut envie de danser.

— Je les tiens ! Je les tiens ! tous ! Corbier, Madeleine, Cuirassier… et Gédéon aussi, je l’attraperai ! Elle est gâtée de malice cette petite… pas trop fine pourtant… beaucoup moins qu’elle ne croit… Si elle m’écoute, on va les voir sauter ! Ah ! je vous tiens ! Vous n’êtes pas de force !

Violette était demeurée sur le seuil et le suivait des yeux, tout amusée de le voir si frétillant.

— Dire qu’il croit que je vais le tenir au courant et lui demander conseil !… Il a une dent contre eux, le chafouin ! Cela n’est pas mon affaire. Je ferai ce qui sera amusant, pas le reste. Michel est un bel homme ; ses yeux sont plus noirs que les miens… Cuirassier aussi me plaisait l’an passé… Et les autres, et les autres ! Mon beau parrain, si vous voulez les connaître tous, je vous ferai voyager.

À la même heure, aux Moulinettes, Madeleine écrivait avec grande application : elle écrivait sur une feuille de papier fleuri que venait de lui remettre son frère.

Lui, était assis à la table, en face d’elle, et l’eau bleue de ses yeux était mouvante et troublée.

Le malheur l’avait marqué ; il penchait un peu la tête comme un faible qui n’ose pas regarder la vie ; sa belle moustache, autrefois si soignée, s’ébouriffait, plus rousse sur le visage amaigri.

Depuis dix mois bientôt qu’il était infirme, il avait été bien secoué.

D’abord l’assurance ne lui avait donné en tout que six cents francs ; une fois les frais payés il s’était trouvé sans argent.

Durant quelques jours d’hiver il avait été occupé à tourner la manivelle d’un trieur de grains : besogne d’enfant ou de vieillard qu’il avait accomplie d’humeur piteuse, pour gagner son pain. Au printemps, il s’était embauché quinze jours à la ville pour un travail à peu près semblable. Puis il était revenu au Coudray et on l’avait employé petitement, ici ou là, au hasard du besoin. Il prenait les taupes dans les prés ; on le demandait pour conduire les bêtes aux foires ; on lui faisait ramasser des pierres ou tailler à la faucille les haies de broussailles : toutes besognes menues qu’on lui proposait par charité.

Il avait demandé une place de facteur, cette place qu’il comptait obtenir tout de suite, de plein droit, mais rien n’était venu. Pourtant, de ce côté, il avait depuis quelques jours grand espoir ; c’est pourquoi il écrivait à Violette.

— Eh bien ? maintenant, que faut-il mettre, mon grand ?

Madeleine avait marqué le lieu, la date et les propos habituels d’accointance ; la plume levée elle attendait.

— Maintenant ?

— Si tu veux, tourne-lui un compliment… en lui disant que je l’aime toujours plus fort.

— Quel compliment ?

— Dis-lui qu’elle est belle : elle le mérite ! Quand elle vous regarde le temps devient clair… c’est comme si un soleil de matinée commençait à briller… Autour d’elle l’air est tout jeune et sent bon, comme le vent qui frivole dans les pommiers fleuris.

— Eh badaud ! C’est qu’elle se met de l’eau de Cologne !

Madeleine riait de cette mine émerveillée ; elle se remit à écrire.

— Je lui dis donc qu’elle est la plus belle du canton… vrai ou non, cela lui fera plaisir… Et puis que tu voudrais être toujours en adoration devant elle.

— Mets que je languis de ne pas la voir.

— Y a-t-il donc longtemps que tu ne l’as vue ?

Il hésita quelque peu et ses lèvres tremblèrent ; puis il répondit à voix honteuse :

— Il y a juste dix mois et trois semaines.

— Ah ! mon pauvre !

Madeleine laissa tomber sa plume et le regarda en grande pitié.

— Alors, pourquoi me fais-tu écrire ? pourquoi me fais-tu dire des compliments à cette mauvaise fille qui t’a abandonné ?

— Madeleine, je t’en prie, ne parle pas contre elle : cela ne serait pas à mon goût. Si elle ne m’aimait pas, je deviendrais fou… Mais elle m’aime, je te le dis ! Elle ne m’a pas abandonné… C’est sa mère qui lui a défendu de me voir… elle me l’a écrit en réponse à la lettre que tu avais faite à l’hôpital… Sa mère ne veut pas qu’elle parle à un Dissident… Il y a des vieux qui sont rudes !… Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle n’a qu’à attendre… J’ai cherché à la rencontrer ; je suis allé à Chantepie, mais elle n’a pas osé sortir… Sa mère la tient court si tu crois ! J’ai été l’attendre aussi sur les routes à l’heure où elle revient de chez ses pratiques… mais je n’ai jamais eu de chance… Si, une fois, pourtant je l’ai aperçue ; comme elle était avec son apprentie elle ne m’a pas parlé… elle m’a fait seulement bonjour de loin avec sa main… Et maintenant, c’est au bout ; ma tête chavire ; il faut que je lui parle !

Il fit une pause, après quoi il ajouta d’un ton décidé :

— Et puis, il y a des nouvelles !

— Quoi donc ? fit Madeleine.

— Tu vas mettre, premièrement, que l’affaire de religion n’est pas un empêchement. Qu’elle le dise à sa mère ; on peut causer avec moi là-dessus… Je verrai ce qu’il y a à faire.

Madeleine, avec vivacité, repoussa le papier fleuri.

— Ma main n’écrira pas ça… J’en aurais grand’honte ! Jamais personne ne s’est changé chez nous : c’est l’honneur de la famille. Tu seras le premier et on te montrera du doigt.

Il ne répondit rien.

— Tu ne tiens pas pour tes idées… Tu quittes ceux de ton bord… tu cèdes… Tu n’es pas un homme !

Elle s’arrêta, un peu troublée d’avoir dit des paroles si dures à ce frère que le malheur avait frappé. Pourtant elle devait parler ! Elle le sentait avec certitude ! C’était un devoir obscur, mais profond comme l’instinct et qui primait la pitié, le devoir des femmes de sens droit, gardiennes de la race.

Lui, la tête basse, pâle comme un mort, tremblait.

— Jean, tu n’es pas un homme… Il ne faut pas faire ça ! Ce n’est pas fier ! Il faut tenir… tenir…

Il répondit sourdement, avec une fêlure dans la voix :

— Tout ce que tu diras et rien… Violette est la plus forte. Sans mon malheur je n’en serais pas là. Maintenant je suis comme un vergne arraché qui balle sur la rivière.

Elle le considéra une minute, plié en deux, pitoyable avec sa grosse tête ébouriffée, ses lèvres dansantes et cette manche vide qui pendait le long de son corps.

« Il faut tenir ! tenir ! »

Elle ne regretta point ses paroles qui étaient, à son idée, des paroles justes, mais sa miséricorde fut à son tour souveraine.

— Pauvre grand, l’heure de malaise est venue pour toi.

Elle pleura.

Puis elle reprit sa plume et, comme on fait une chose folle exigée par un moribond, sans parler pour ne pas montrer de faiblesse coupable, elle écrivit les mots de renoncement.

Quand elle eut fini, elle s’essuya les yeux et, comme il gardait la même attitude affaissée, elle l’attira vers elle et l’embrassa.

Il en eut réconfort ; il dit :

— Il y a autre chose que je veux lui faire savoir. Je ne suis pas riche en ce moment, mais je vais obtenir un bon emploi.. C’est sûr maintenant. Il y a une nouvelle place de facteur à Château-Blanc ; c’est moi qui vais l’avoir.

Madeleine écrivit cela très vite.

— Alors, c’est sûr ? Quand seras-tu nommé ?

— Peut-être dans huit jours, peut-être dans un mois, peut-être demain. Cela dépendra du temps qu’ils mettront aux écritures.

Il ajouta d’une voix claire :

— Quand je serai facteur à Château-Blanc, j’espère que la mère de Violette changera d’idée et que nous ferons notre noce. J’aurai une bonne paye et, avec ce qu’elle gagnera de son métier à travailler chez nous, nous pourrons vivre, je pense bien !

Madeleine se détourna et ne fit point écho.

Il cligna des yeux avec malice et continua sur un ton de confidence :

— Je vais te dire : pour avoir quelque chose, ce n’est pas malin… mais il faut savoir. Moi, d’abord, je demandais comme ça tout seul. J’ai fait mon temps de service, n’est-ce pas ? J’ai été brigadier… et je suis estropié… J’ai le droit pour moi… J’ai l’instruction qu’il faut… j’écris un peu de ma main gauche… Bon ! Tu crois que ça va venir ? Eh bien tu peux attendre ! Trois mois : rien ! six mois : rien ! huit mois : rien !… Alors je me suis renseigné et quelqu’un m’a dit : « Allez donc trouver M. Blanchard. » Tu en as entendu parler de M. Blanchard ? Tous les Dissidents ont voté pour lui aux élections ; s’il n’a pas réussi ce n’est pas notre faute… Tout de même il a le bras long, étant pour le gouvernement. Ça m’ennuyait bien d’aller le trouver : je n’aime pas demander. Je me suis décidé quand même. Je lui ai dit mon affaire, ceci, cela, toutes les questions… Il m’a demandé pour qui je votais. Je n’ai pas voulu répondre tout droit ; ça ne m’allait pas ! mais j’ai dit : je suis Dissident. Il s’est mis à rire dans sa grande barbe. « Bon ! bon ! vous pouvez compter sur mon amitié, jeune homme, sur ma grande, grande amitié ! »

— Comme cela, oui, c’est bien sûr ! dit Madeleine en cachetant la lettre.

— Tu peux le penser !

Ce monsieur Blanchard, une fois Clarandeau parti, avait promis formellement la même place à trois autres. Et, quelques jours plus tard, il s’était employé à faire nommer facteur à Château-Blanc un gars connu comme étant le plus bruyant des Jeunes catholiques, un triste gars qui avait promis de trahir, promis de voter devant témoins, à bulletin ouvert, et de faire voter les siens.

À la porte on entendit un roulement de coups de sabots, puis une voix bizarre et psalmodiante :

— Pan ! Pan !… Qui est là ?… C’est moi, Jules… Entre, mignon !… J’entrerai s’il n’y a pas de mauvais gars dans la maison et pas de bâtons derrière la porte…

Lalie, blanche de peur, courut se pendre au jupon de Madeleine, mais celle-ci se mit à rire.

— Ne crains rien : c’est Jules l’innocent qui fait son chapelet tout seul. C’est toi, Jules ?

— C’est moi Jules… Entre, mignon.

— Eh bien oui, entre !

La porte s’ouvrit et un homme parut qui, tout de suite, fit un signe de croix et cracha par terre en signe de profond dégoût.

— Tu peux t’asseoir, Jules, dit Madeleine, les mauvais gars ne sont pas ici.

L’innocent regarda derrière les meubles et sous le lit, puis il se planta au milieu de la pièce et prit à marmotter :

— Jules, pourquoi vas-tu chez les Dissidents ?… Seigneur, mon Dieu, je ne les aime pas… Jules, tu fermes la barrière de leur champ, tu vas remplir leur cruche à la fontaine… Seigneur mon Dieu, ce n’est pas vrai, vous êtes un grand menteur ! Les Dissidents, que le diable les brûle !

Il fit un nouveau signe de croix, et, tranquille, paré contre tout accident, s’assit, les pieds vers la cheminée.

Madeleine avait repris sa besogne sans trop s’occuper de lui. Elle le connaissait depuis vingt ans et elle était habituée à ses propos et à ses gestes.

C’était, ce Jules, un innocent bien curieux. Bas d’esprit plus qu’un petit enfant, il avait cependant une mémoire étonnante. Il connaissait tous les villages à cinq lieues à la ronde ; il connaissait tous les champs, tous les sentiers, tous les arbres. Par les nuits les plus noires il voyageait sans jamais s’égarer et sans jamais allonger son chemin, même dans des coins de pays où il n’était passé qu’une fois. Il savait le nom de chacun ; quelquefois, pour les jeunes, il rappelait le temps qu’il faisait le jour de leur baptême, le nom du parrain, de la marraine et si l’on avait donné des dragées. Quand on lui demandait ces renseignements il répondait tout de suite, sans chercher même l’espace d’une seconde.

Il était très doux et se fâchait seulement quand on faisait semblant de le marier et qu’on y mettait de l’insistance. Si l’on voulait se débarrasser de lui, on prenait un papier et on lisait : « Au nom de la loi, Jules l’innocent, je te marie avec… » Il se sauvait à toutes jambes. Un jour que des jeunes gars avaient fait ces simagrées après avoir barricadé la porte, il les avait mordus et avait sauté à la fenêtre comme un chat.

Il bavardait tout seul du matin au soir, disant les demandes et les réponses. Sur les routes on l’entendait faire une conversation interminable avec ses dix mille amis et connaissances.

Souvent il causait avec le Bon Dieu et il lui arrivait alors de s’irriter et de faire tournoyer son bâton parce que l’Autre l’agaçait, à la fin, avec ses questions indiscrètes…

Madeleine expliquait de son mieux toutes ces choses à Lalie qui n’était pas rassurée.

— Les Dissidents, que le diable les brûle ! ils puent comme des blaireaux !

Il n’y avait pas de feu dans la cheminée et pourtant il tendait sérieusement ses pieds vers les chenets.

— Tu n’es pas beau ! dit Madeleine ; pourquoi parles-tu mal des Dissidents ?

— Ils ont des oreillers de plume de poule et pas de clous à leurs sabots… pas de lard dans le charnier… Veux-tu du fricot, Jules ?… Une petite bouchée avec du pain… Va-t’en Jules ! nous n’en avons pas, nous sommes ruinés, nous ne pouvons pas payer nos dettes… Pas riche, ça !

Madeleine, amusée, lui tendit un gros morceau de pain avec une tranche de lard. Il se mit à manger d’un si bel appétit que Lalie elle-même en fut émerveillée.

Madeleine lui posa les questions habituelles :

— Quel âge as-tu donc maintenant, Jules ?

— J’ai tiré au sort à 21 ans ; comptez, à présent.

— Jules, dit Madeleine, est-ce vrai que tu te maries ?

Il était si bien lancé qu’il se contenta de répondre :

— Je suis innocent, Dieu me protège.

— On m’a dit ça, pourtant… on m’a dit que le maire devait te marier…

— Le maire, que le diable le brûle !

Cette fois, il s’était levé et avait couru vers la porte.

— Assieds-toi Jules ; il ne viendra pas ici, va… assieds-toi donc.

Il ne voulut rien savoir, resta debout, l’œil sur la sortie.

— Chez les Dissidents, y a-t-il encore du pain pour Jules qui n’a pas fini son lard ?

Madeleine lui tendit un petit grignon ; il goba le reste du lard et dit :

— Chez les Dissidents, y a-t-il encore du lard pour Jules qui n’a pas fini son pain ?

— Tu n’es pas beau ! dit Madeleine ; contente-toi de ce qu’on te donne. Tiens, prends ce morceau encore et laisse-moi : je n’ai pas le temps…

Il cacha le bout de lard dans sa main et mangea le pain sec.

— Chez les Dissidents, y a-t-il…

— Ah non ! fit Madeleine qui poussait sa besogne ; c’est assez, tu n’as plus faim.

— Les Dissidents ont des clous à leurs sabots ; c’est riche, ça !

— Rien !

— Les Dissidents, Seigneur, mon Dieu, faites-les coucher sur de la plume d’oie… Seigneur, mon Dieu, donnez-leur du fricot sans pain.

— Rien !

— Jules dira les nouvelles.

Madeleine ne put s’empêcher de rire.

— Tu es un garou ! dis-les donc, tes nouvelles.

— Monsieur l’abbé ne veut pas donner de cidre à Jules… faut dire, soir et matin : « Seigneur, mon Dieu, l’abbé Picou a fait gras un vendredi avec un nid de roi bertaut »… Rivard de la Combe a écorné sa vache grise. Bourru de Maison-Gaillard a enfermé le diable dans son poulailler et le grand coq lui a crevé un œil. Bercegère est morte, Rousselote est morte, Piquerelle est morte. Le pasteur aux protestants a une boule d’eau dans le ventre : qu’elle pète !… Chez les Dissidents y a-t-il du pain ?

— Eh oui, donc ! tiens, mange !

Il prit le pain et continua en guise de remerciement :

— Cuirassier du Coudray n’a pas eu la place de facteur ; ça le rend plus fou que Jules…

Madeleine se retourna, émue.

— Tais-toi, ne répète pas cela !

— Quelles nouvelles Jules dira-t-il ? Jules dira-t-il les mariages ?

— C’est cela, répondit Madeleine, dis les mariages, si tu veux.

— Louise Brunelle se marie avec Jacques de l’Oumeau, Pierre Harteau se marie avec sa cousine de Monverger et Monsieur l’abbé Picou se marie avec Julie l’œil rouge, la vieille sorcière de l’Hardilas : pas beau, ça !

— Pas beau en effet ! dit Madeleine ; et après ?

— Bray de l’Ouchette va avec Jeanne Lourrigeonne ; Philippe le maçon va avec Berthe du Basbourg ; Michel Corbier, ton patron, avec Violette de Chantepie… et Jules va avec des sabots ferrés quand il n’est pas nu-pieds.

Madeleine vint vers lui, ayant mal entendu.

— Qu’est-ce que tu as dit de Michel Corbier ?

— Corbier des Moulinettes va voir Violette la tailleuse.

— Tu es un menteur, Jules !

— Seigneur, mon Dieu, Jules est-il un menteur ? Non, Jules, tu n’es pas un menteur.

— Mais qui a pu te raconter une chose pareille ? cria Madeleine.

— C’est Boiseriot de Chantepie ; et il a dit : « Va le rapporter à Madeleine, aux Moulinettes »… Qu’est-ce qu’il a donné à Jules pour ça ?… Une poignée de sucre et une poire molle.

— Ah ! c’est Boiseriot ! Merci ! Va-t’en, Jules… Non, non ! tu n’auras plus de lard ; tu as assez mangé ; tu serais malade… Sortiras-tu à la fin ! J’appelle M. le maire pour te marier.

À ces mots il sauta dans la cour et s’enfuit le plus vite qu’il put.

— Le maire ! Que le diable le brûle ! Qu’il le brûle !

Madeleine, sur le moment, ne sentit qu’un choc léger. Il lui fallut un peu de temps pour s’apercevoir que la plaie était laide et pouvait s’envenimer.

Elle n’avait d’abord songé qu’à elle-même. « Corbier des Moulinettes va voir Violette la tailleuse » ! Eh bien, qu’il y aille ! C’était la deuxième fois déjà qu’elle se sentait piquée de la sorte à propos de Michel ; ce dernier coup était le moins douloureux et le chagrin ne la travaillait pas beaucoup.

Des filles de sa connaissance, en des circonstances semblables, étaient tombées en mal de mort, d’autres étaient devenues presque folles ou subitement vieilles : elle ne comprenait pas très bien comment cela avait pu se faire…

Qu’était-ce donc qu’une peine d’amour sinon une chimère, quelque chose comme une buée sur une glace qu’un coup de chiffon fait disparaître. Passe encore de pleurer au premier moment, mais après !… Quand on a les mains occupées du matin au soir, on doit se guérir facilement d’un mal aussi bénin.

Madeleine, pour son propre compte, pensait ainsi, véritablement. Mais d’autres idées lui étaient venues, bien plus sombres et navrantes.

Qu’adviendrait-il de son frère ? Il avait revu Violette ; Madeleine le savait et elle se figurait raisonnablement cette fille coquette jouant à abêtir les hommes. Qu’elle encourageât Michel et Pierre et Paul et Jacques pour se moquer d’eux ensuite, cela n’était pas trop mal ! Pourquoi se laissaient-ils enjôler, les badauds… Mais avec un infirme, le jeu n’était plus le même ; du moins, il semblait à Madeleine. C’était un amusement cruel et lâche ; à coup sûr un très vilain péché.

Qu’adviendrait-il du pauvre Cuirassier ? Déjà, il avait bien un peu perdu la tête. Il buvait, de temps en temps ; un soir à Saint-Ambroise, étant ivre, il avait frappé l’aubergiste et enfoncé une porte à coups de pieds. Si, du moins, ç’avait été une chose réglée, maintenant, cet abandon de Violette ! Mais non ! Elle avait trouvé moyen de l’aguicher de nouveau et elle le tenait encore en laisse comme, sans doute, elle n’en tenait aucun autre.

Quand il apprendrait la conduite de sa bonne amie — et, par Boiseriot, cela ne tarderait guère — il pouvait se passer des choses tristes. Madeleine en tremblait.

Et ce Michel, lui aussi, qu’est-ce qui le prenait ? Un homme de trente ans, dans cette situation, aller s’amouracher d’une fille si jeune qui n’avait que la malice en tête ! Il ne pensait pas, peut-être, mener l’aventure au bout ? D’ailleurs en eût-il l’intention que Violette ne le voudrait pas, elle. Voyez-vous cette tailleuse avec un tablier de toile bise et de gros sabots !

Et les petits ? est-ce qu’on ne pourrait pas y songer un peu ? Est-ce qu’il y avait quelqu’un pour les aimer plus que Madeleine. Est-ce que vraiment, un jour, on pourrait les lui arracher ?

— Ah bien ! cela n’irait pas tout seul ! Cela n’irait pas tout seul !

À cette pensée, le cœur de Madeleine ronfla comme un essaim de guêpes.

— Et puis je suis bien sotte ! Michel est un mauvais gars qui veut rire… S’il lui en cuit, tant mieux ! Mais tout cela n’est pas sérieux. Est-ce vrai, seulement ? Il faudra que je le sache.

Elle prit à épier Michel.

Il avait été touché par la mort du père ; les premiers dimanches après l’enterrement il n’était sorti que pour aller au chapelet. Et puis, peu à peu, il avait repris ses habitudes ; maintenant il lui arrivait souvent, le dimanche, de ne rentrer qu’à la nuit tombante…

Comme il n’allait presque jamais à l’auberge, Madeleine en conclut qu’il devait voyager. Elle essaya de le faire parler, mais ce fut vainement.

Il recevait des lettres qui ne passaient pas à la maison ; le facteur était venu deux fois demander à Madeleine où travaillait le patron. Cela était assez singulier.

Enfin, un jour vint où Madeleine ne douta plus. Ce fut un samedi du mois d’octobre. Il était onze heures, Madeleine était en train de goûter la soupe qu’elle venait d’assaisonner quand le facteur entra.

— Une lettre pour Michel Corbier !

Il tint un moment la lettre haut en humant l’air.

— Bigre ! celle-ci ne sent pas le tabac à priser… Une belle fille pourrait la mettre dans sa gorgerette.

Madeleine, pour ne pas faire de remarque sur ce sujet, demanda :

— Voulez-vous que j’aille quérir un verre de vin ? Il fait chaud.

Il répondit :

— J’ai bu au Châtaignier… vous êtes bien honnête… Au revoir !

Aussitôt qu’il fut sorti, Madeleine regarda la lettre. C’était un joli papier bleu, poli comme une glace et qui sentait vraiment très fort. Sur un coin, le cachet de la poste, pas très bien marqué, difficile à lire… Madeleine, cependant, put reconnaître à peu près toutes les lettres du mot Chantepie.

Quelques minutes après, Michel qui arrivait du labour, entra dans la maison.

— Le facteur a apporté une lettre pour vous, dit Madeleine ; elle est là, sur la table.

Il parut contrarié, prit la lettre et sortit sans dire un mot.

Tout de suite, Madeleine fut à la fenêtre, derrière le rideau.

Lui, dans la cour, décachetait la lettre. Une fleur en tomba ; il la ramassa avec grande précaution et la considéra ; puis, ayant tiré un calepin de sa poche, il y plaça bien cette fleur, le benêt !

Alors, tout de même, le dépit pinça Madeleine et, bien qu’elle essayât de rire, deux grosses larmes vinrent tout au bord de ses paupières.

Elle se retourna, courut à sa marmite, fit sauter le couvercle à grand bruit et, plongeant sa main dans la boîte saunière, par deux fois elle jeta dans le bouillon une énorme poignée de sel.

Après quoi elle mit devant le feu un petit pot pour les enfants.