Napoléon et la conquête du monde/I/05

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H.-L. Delloye (p. 20-24).

CHAPITRE V.

SAINT-PÉTERSBOURG.



Le 15 octobre, l’empereur, avec la grande armée, s’avançait vers les murs de Saint-Pétersbourg. À une demi-lieue de la ville, on aperçut un cortège immense ; c’était le sénat, suivi de toutes les autorités et du peuple, et le prince Constantin à la tête, qui venaient apporter à Napoléon les clés d’or de cette autre capitale de la Russie.

L’empereur les reçut gravement et sans répondre. Il ne permit pas que le sénat et le frère du czar pussent communiquer avec l’impérial prisonnier ; c’était dans Saint-Pétersbourg qu’il voulait seulement faire connaître ses intentions.

Il y entra le soir même, et ses officiers lui préparèrent le palais impérial, où il coucha.

L’empereur Alexandre logea dans le palais du prince Constantin, et Bernadotte fut relégué et gardé dans une des ailes du palais impérial.

Cette entrée d’une armée immense et victorieuse dans la magnifique ville de Saint-Pétersbourg avait attiré la foule et une admiration générale. Les journaux du temps racontent les adresses, les flatteries, les fêtes brillantes qui accueillirent les Français ; mais l’empereur refusa tous les hommages, et ne voulut recevoir personne avant d’avoir réglé les intérêts des empires.

Le surlendemain, 17 octobre, au matin, il fit annoncer une entrevue à l’empereur Alexandre ; Bernadotte y fut appelé ; l’empereur y parut avec le roi de Naples et le prince Eugène. Cette entrevue dura deux heures, et eut lieu dans le palais des czars. Trois sièges étaient disposés auprès d’une table ; Napoléon, Alexandre et Murat les occupèrent, Bernadotte et Eugène restèrent debout.

« Écoutez, dit l’empereur en prenant le premier la parole ; tous deux vous êtes mes prisonniers, mais je distingue vos actions… Vous, sire, vous combattiez pour la Russie, pour votre pays… Vous, monsieur le maréchal (en s’adressant à Bernadotte), vous avez oublié que vous étiez Français, et vous avez tiré votre épée contre la France !… »

Bernadotte voulut répondre, et dit que la Suède étant devenue sa patrie, il avait dû tout oublier pour se dévouer tout entier à elle.

« Silence ! » lui dit sévèrement l’empereur, et il ajouta :

« Eh bien ! cette nouvelle patrie n’est plus la vôtre ; vous êtes redevenu maréchal de France, monsieur, ce sera à vous à ne plus l’oublier. La division du duc de Valmy n’a plus de chef, vous le remplacerez… Vous n’êtes plus prince de Suède… ; songez que je vous donne des ordres et que je ne traite point avec vous… Allez. »

Le maréchal Bernadotte sortit avec le prince Eugène. Le roi de Naples les suivit quelques instants après.

Restés seuls, les deux empereurs se parlèrent avec une froideur et une contrainte qui ressemblaient bien peu à cette brillante et amicale entrevue de Tilsitt.

Napoléon parlait en vainqueur ; le czar, prisonnier et vaincu, disputait à peine des concessions qui lui étaient imposées comme des ordres. Bientôt les ministres d’état entrèrent, et rédigèrent les bases du traité que l’empereur voulut rendre secret ; car ce fut alors que, pour la première fois, il promulgua, comme un décret émanant de lui seul, les résultats des traités qu’il avait signés avec les autres puissances.

Son décret fut retardé par des communications qui durent en être faites à la Suède et au Danemark, et après l’assentiment forcé de ces deux couronnes et celui déjà obtenu de l’Autriche et de la Prusse,

Il fut décrété :

« Que le royaume de Pologne était rétabli dans son intégrité, et tel qu’il existait avant le premier partage ;

« Que la Finlande était rendue à la Suède, qui elle-même cédait la Norwége au Danemark ;

« Le duché de Holstein était réuni à l’empire et divisé en trois départements français ;

« La dignité de prince royal de Suède était retirée au maréchal Bernadotte, du consentement de l’empereur et des états de Suède ;

« Le roi de Suède devait payer à la France un tribut annuel de 5,000,000 de francs ;

« L’empereur de Russie, outre une indemnité de 50,000,000 de roubles pour les frais de la guerre, devait aussi verser dans les trésors de l’empire un tribut annuel de 20,000,000 de francs ;

« Les prisonniers étaient rendus des deux parts. »

Ce furent là les principales dispositions de ce fameux décret de Saint-Pétersbourg, décret écrasant pour les états vaincus, et qui cependant ne faisait point connaître deux articles gardés dans le secret, pour éviter une dernière humiliation aux deux souverains.

C’était la mise à la disposition de l’empire des deux flottes suédoise et russe, et d’une partie des forces militaires de ces deux états.

La politique de Napoléon suivait partout et incessamment son idée de la conquête de l’Angleterre.