Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/28

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 170-174).

CHAPITRE XXVIII.


Il était environ sept heures du soir, et l’obscurité croissait dans les étroites rues voisines de Golden square, quand M. Kenwigs envoya chercher une paire de gants de chevreau de vingt-huit sous. Il en prit un, descendit avec une certaine pompe et beaucoup d’agitation, et enveloppa de son gant le marteau de la porte de la rue. Puis il ferma la porte, et se plaça de l’autre côté de la rue pour juger de l’effet. Satisfait de son examen, M. Kenwigs cria à Morleena, par le trou de la serrure, de lui ouvrir la porte, et disparut dans la maison.

Il n’y avait aucun motif appréciable pour que M. Kenwigs enveloppât ce marteau ; car ce n’est pas seulement par des raisons de pure utilité qu’on enveloppe des marteaux de porte. Il y a chez les nations civilisées certaines formalités qu’il faut observer si l’on ne veut que le genre humain retombe dans sa barbarie primitive. Jamais dame comme il faut n’est accouchée en Angleterre sans qu’on l’annonçât symboliquement en enveloppant d’un gant le marteau de la porte. Or, madame Kenwigs avait quelques prétentions à être une dame comme il faut, et madame Kenwigs était accouchée. Voilà pourquoi M. Kenwigs attachait un gant blanc au marteau silencieux.

— Comme c’est un garçon, j’ai bien envie de le faire mettre dans les journaux, se disait M. Kenwigs en arrangeant son col de chemise et remontant lentement l’escalier.

Il réfléchissait encore à l’opportunité de cette démarche, et à la sensation qu’elle produirait vraisemblablement dans le voisinage, quand il entra dans son salon. Divers objets d’habillement, d’une extrême petitesse, y séchaient devant le feu, et M. Lumbey, le docteur, faisait danser l’enfant, c’est-à-dire le plus grand, et non celui qui venait de naître.

— C’est un beau garçon, monsieur Kenwigs, dit M. Lumbey le docteur. — Vous trouvez, Monsieur ? — C’est le plus beau garçon que j’aie vu de ma vie ; je n’ai jamais vu d’enfant pareil.

— Morleena était cependant un bel enfant, fit observer M. Kenwigs, comme si cet éloge exclusif eût offensé le reste de sa famille. — C’étaient tous de beaux enfants, répéta M. Lumbey. Et il continua à bercer le petit Kenwigs d’un air pensif. Il se demandait probablement comment il s’indemniserait sur la note de cette fastidieuse occupation.

Durant ce court entretien, miss Morleena, en sa qualité d’aînée de la famille et de représentant naturel de sa mère alitée, avait brusqué et tapé sans relâche les trois autres demoiselles Kenwigs.

— Ce sera un trésor pour celui qu’elle épousera, dit M. Kenwigs à demi-voix ; je crois qu’elle épousera un homme au-dessus de son rang, monsieur Lumbey. — Je n’en serais pas étonné du tout, monsieur Kenwigs. — Vous ne l’avez jamais vue danser ? — Jamais. Ah ! dit M. Kenwigs d’un ton de commisération réelle ; alors vous ignorez de quoi elle est capable.

Là-dessus M. Kenwigs arrangea la blonde queue de sa seconde fille, et lui enjoignit d’être une bonne fille et d’écouter ce que lui disait sa sœur Morleena.

— Cette enfant devient de plus en plus en plus ressemblante à sa mère, dit M. Lumbey subitement frappé d’une admiration enthousiaste pour Morleena.

M. Kenwigs allait faire de nouvelles observations, probablement à l’appui de cette opinion, quand une femme, qui était entrée pour ranimer le courage de madame Kenwigs, et pour aider à boire et à manger tout ce qu’il y avait de potable et de comestible, annonça qu’on venait de sonner, et qu’il y avait à la porte un monsieur qui désirait voir M. Kenwigs en particulier.

À cette nouvelle, l’image de son illustre parent s’offrit aux yeux de M. Kenwigs ; sous l’influence de ces visions, il dépêcha Morleena pour introduire immédiatement l’étranger, et se plaça en face de la porte pour voir plus vite le visiteur.

— Ah ! c’est M. Johnson. Comment vous portez-vous, Monsieur ?

Nicolas lui donna la main, embrassa ses anciens élèves, confia un gros paquet de jouets d’enfants à la garde de Morleena, salua, le docteur et les dames, et prit la parole d’un ton d’intérêt, qui alla au cœur de la garde, occupée à faire chauffer un mystérieux mélange dans une petite bouilloire.

— Je vous dois mille excuses pour me présenter dans un pareil moment ; mais je l’ignorais avant d’avoir sonné, et comme tout mon temps est pris à présent, je craignais de ne pouvoir revenir de quelques jours. Le moment n’est point défavorable, Monsieur, et la situation de madame Kenwigs ne saurait vous empêcher de nous entretenir un instant. — Vous êtes bien bon.

— Le fait est, reprit Nicolas, qu’avant de quitter la province où j’étais il y a quelque temps, je me suis chargé de vous transmettre une nouvelle. — Ah ! ah ! — Et voici déjà quelques jours que je suis à Londres, sans avoir trouvé l’occasion de le faire. — Peu importe, Monsieur ; cette nouvelle, pour être refroidie, n’en sera pas plus mauvaise. Mais de qui peut-elle me venir ?… Je ne connais personne en province. — Miss Petowker. — C’est vrai. Ah ! madame Kenwigs sera charmée de savoir ce qu’est devenue son amie Henriette Petowker ! N’est-il pas singulier que vous vous soyez rencontrés ?

En entendant nommer leur ancienne connaissance, les quatre petites filles se groupèrent autour de Nicolas, ouvrant les yeux et la bouche, pour en entendre davantage. M. Kenwigs témoigna un peu plus de curiosité, mais ne montra ni embarras ni soupçon.

Nicolas hésitait.

— Mon message, dit-il, a trait à des affaires de famille. — Oh ! n’importe ; nous sommes tous amis ici, dit Kenwigs en regardant M. Lumbey.

Nicolas toussa deux fois, et parut éprouver quelque difficulté à poursuivre.

— Henriette Petowker est à Portsmouth ? dit M. Kenwigs. — Oui, répondit Nicolas. M. Lillywick y est aussi.

M. Kenwigs devint pâle ; mais il se remit et dit que c’était une étrange coïncidence.

— C’est de sa part que je viens.

M. Kenwigs parut se ranimer. Le collecteur était instruit de l’état de sa nièce, et leur envoyait sans doute demander des renseignements détaillés ! C’était bien aimable de sa part ; on le reconnaissait bien là !

— Il m’a prié, dit Nicolas, de vous assurer de sa constante affection… — Nous lui avons beaucoup d’obligations, certainement. C’est votre grand-oncle Lillywick, mes chères amies ! interrompit M. Kenwigs expliquant complaisamment la chose aux enfants. — De vous assurer de sa constante affection, et de vous dire qu’il n’avait pas le temps de vous écrire, mais qu’il était marié avec miss Petowker.

M. Kenwigs se leva brusquement, et demeura anéanti, pétrifié. Il saisit sa cadette par sa blonde queue, et se couvrit la figure de son mouchoir. Morleena tomba roide dans la chaise de son petit frère, comme elle avait vu tomber sa mère en s’évanouissant, et les deux autres demoiselles poussèrent des cris d’effroi.

— Mes enfants, mes enfants ! frustrés, spoliés, volés ! Le misérable, le scélérat, le traître !… s’écria M. Kenwigs.

Et dans son emportement, il tira si fort les cheveux de sa cadette, qu’il l’enleva sur la pointe des pieds, et la tint quelques secondes en cette attitude.

— Quoi ! s’écria la garde-malade en colère, où veut-il en venir avec tout ce tapage ? — Taisez-vous, femme ! dit fièrement M. Kenwigs. — Je ne veux pas me taire. Taisez-vous vous-même, mauvais sujet. N’avez-vous pas d’égard pour votre enfant ? — Non. — Tant pis pour vous, monstre dénaturé ! — Qu’il meure ! s’écria M. Kenwigs dans l’explosion de sa rage. Qu’il meure ! il n’a plus d’espérances, plus de fortune à venir ; nous n’avons pas besoin d’enfants ici. Emportez-les, emportez-les à l’hospice.

Après cette sinistre imprécation, M. Kenwigs s’assit et regarda d’un air de défi la garde-malade. Celle-ci se sauva dans la chambre voisine, et revint suivie de flots de commères, déclarant que M. Kenwigs avait blasphémé contre sa famille, et devait être fou furieux.

Les apparences n’étaient certainement pas en faveur de M. Kenwigs ; car les efforts qu’il avait faits pour s’énoncer avec tant de véhémence, sans cependant que ses lamentations parvinssent aux oreilles de sa femme, lui avaient rendu la figure noire. Mais Nicolas et le docteur, qui d’abord étaient restés neutres faute de savoir si M. Kenwigs parlait sérieusement, intervinrent pour expliquer aux commères la cause immédiate de son état.

— Ai-je eu des attentions pour cet homme ! dit M. Kenwigs d’un ton plaintif. A-t-il mangé des huîtres ! a-t-il vidé des pots de bière, d’ale dans cette maison ! — C’est bien fâcheux sans doute, c’est bien difficile à supporter, dit une des dames, mais songez à votre chère épouse. — Oh ! oui, et à tout ce qu’elle a souffert seulement aujourd’hui, s’écrièrent plusieurs voix. — A-t-il reçu des présents, des pipes, des tabatières, et une paire de pantoufles en caoutchouc, qui m’avaient coûté douze sous !… — N’y pensez plus, s’écria l’universalité des matrones.

M. Kenwigs regarda toutes les dames d’un air sombre, mais il ne dit rien, et posant sa tête sur sa main, il parut s’assoupir.

Morleena, qui avait totalement oublié son évanouissement en voyant qu’on ne faisait pas attention à elle, annonça qu’une chambre avait été préparée pour son père ; et M. Kenwigs, après avoir presque étouffé ses quatre filles dans ses étreintes convulsives, accepta le bras du docteur d’un côté, celui de Nicolas de l’autre, et fut conduit à son lit.

Après l’avoir entendu ronfler de la manière la plus satisfaisante, et avoir procédé à la distribution des joujoux, au grand plaisir de tous les petits enfants, Nicolas se retira. Les lumières disparurent par degrés ; le dernier bulletin annonça que madame Kenwigs était aussi bien qu’elle pouvait l’être, et toute la famille reposa.