Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/29

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 174-184).

CHAPITRE XXIX.


Catherine Nickleby commençait à jouir d’une tranquillité qu’elle n’avait pas depuis longtemps goûtée, même passagèrement. Vivant sous le même toit qu’un frère dont elle avait été si brusquement séparée, délivrée des persécutions qui pouvaient lui mettre la rougeur au front et l’inquiétude au cœur, elle semblait avoir repris une nouvelle vie. Sa gaieté était revenue.

C’est ce que pensa miss la Creevy lorsque la maison eut été mise en ordre de la cave au grenier, et que la petite femme active eut enfin le temps de songer à ceux qui l’habitaient.

— Depuis que je suis ici, dit-elle, je n’ai été occupée matin et soir que de marteaux, de clous, de tenailles et de tournevis. — Vous n’avez jamais le temps de penser à vous, je crois, répondit Catherine en souriant. — Mon Dieu, non, ma chère ; j’ai tant d’occasions de penser aux autres. — Savez-vous que je remarque un grand changement chez une personne de cette maison, un changement très-extraordinaire ? — Chez qui ? chez mon frère ? — Non, ma chère ; c’est toujours le même homme, bon et affectueux, un peu irritable parfois, tel qu’il était lorsque je vous ai connue ; mais Smike, le pauvre garçon ! car il ne veut pas de monsieur devant son nom, Smike est bien changé depuis peu. — En quoi ? se porte-t-il plus mal ? — Pas précisément, quoiqu’il soit faible et malingre, et qu’il ait une mine que je ne voudrais vous voir pour rien au monde. — En quoi donc ? — Je le sais à peine, dit l’artiste en miniature ; mais je l’ai observé, et il m’a souvent fait venir les larmes aux yeux ; ce qui du reste n’est pas bien difficile, car je m’attendris aisément. Je crois pourtant qu’en cette circonstance il y a réellement de quoi pleurer. Depuis qu’il est ici, j’en suis sûre, il est plus intimement convaincu de la faiblesse de son intelligence, il la sent davantage, il est affligé de divaguer parfois et de ne pouvoir comprendre des choses qui sont fort simples ; je l’ai épié, ma chère, quand vous n’étiez pas auprès de lui ; il était rêveur, concentré, et si triste que sa vue m’était pénible ; il se levait brusquement et quittait la chambre, et son abattement était tel que je ne saurais vous dire le mal qu’il me causait. Il n’y a pas trois semaines, il était alerte, éveillé, plein d’insouciance et de joie ; maintenant c’est un autre individu. toujours aimant, dévoué, inoffensif, et cependant méconnaissable. — Cette disposition à la mélancolie ne sera que passagère, dit Catherine. — Je le souhaite pour lui, le pauvre garçon, repartit la petite femme d’un ton grave qui ne lui était pas ordinaire ; puis elle ajouta avec son enjouement habituel : Je vous ai dit ma façon de penser, mais je me trompe peut-être ; en tout cas, je vais tâcher de lui redonner du courage, ce soir, car il doit m’accompagner jusque chez moi. Je parlerai, je jaserai, je babillerai jusqu’à ce que je sois venue à bout de le faire rire de quelque chose, et plus tôt nous partirons, mieux il s’en trouvera.

À ces mots, la petite miss la Creevy déclara que l’omnibus pourrait venir quand il lui plairait.

Mais il fallait encore prendre congé de madame Nickleby ; et avant que cette brave dame fût à court de souvenirs appropriés à la circonstance, l’omnibus était arrivé. Sa présence mit l’artiste dans une vive agitation, et en voulant secrètement allouer à la domestique une gratification de dix-huit sous, elle laissa tomber de son sac dix sous en monnaie, qui roulèrent dans tous les coins possibles du couloir, et qu’elle ne ramassa qu’avec peine. Il y eut ensuite lieu d’embrasser une seconde fois Catherine et madame Nickleby, et de se charger d’un paquet et d’un petit panier, et pendant ce temps, au dire de miss la Creevy, l’omnibus jurait de la plus terrible manière. Enfin il feignit de s’éloigner ; miss la Creevy courut après lui, et y entra en faisant mille excuses aux voyageurs, et en les assurant qu’elle était désolée de les avoir fait attendre. Pendant qu’elle cherchait une place, le conducteur poussa Smike dedans et s’écria : Complet ! et l’énorme voiture partit avec un bruit pareil à celui d’une demi-douzaine de camions.

Laissons-la poursuivre son voyage à la satisfaction du conducteur, et assurons-nous de l’état de sir Mulberry Hawk. Voyons jusqu’à quel point il est remis des suites de sa violente chute.

Une jambe meurtrie, le corps contusionné, le visage défiguré par des cicatrices, pâli par la fièvre et par la souffrance, sir Mulberry Hawk était étendu sur la couche où il était condamné à languir encore quelques semaines. M. Pyke et M. Pluck buvaient dans la pièce voisine, et par intervalles un rire à demi étouffé rompait la monotonie de leur conversation. Le jeune lord, le seul membre de cette société qui ne fût pas complètement perverti, le seul qui eût réellement bon cœur, était assis, un cigare à la bouche, à côté de son mentor, et lui lisait à la lueur d’une lampe les passages du journal du jour susceptibles de l’intéresser ou de le divertir.

— Hum ! murmura le malade entre ses dents en se tordant sur son lit, ce matelas n’est-il pas assez dur, cette chambre assez triste, mes douleurs assez insupportables, pour qu’on me tourmente encore ? Quelle heure est-il ? — Huit heures et demie, répondit son ami. — Allons, approchez la table et reprenons les cartes, dit sir Mulberry, encore une partie de piquet.

Il était curieux de voir avec quel empressement le malade, incapable de changer de position, ne pouvant que remuer la tête d’un côté et de l’autre, épiait tous les mouvements de son ami durant la partie. Il jouait avec ardeur, sans cependant perdre son sang-froid. Il avait vingt fois plus d’adresse et d’habileté que son adversaire, qui n’était guère de force à lui tenir tête, même quand il avait beau jeu, ce qui était rare. Sir Mulberry gagnait toujours ; et quand son compagnon jeta les cartes et refusa de jouer davantage, le malade étendit son bras endolori, et s’empara des enjeux avec ce juron de triomphe et ce rauque éclat de rire qui plusieurs mois auparavant avaient retenti plus bruyants et plus sonores dans la salle à manger de Ralph Nickleby.

Cependant son domestique vint lui annoncer que M. Ralph Nickleby était en bas, et désirait savoir comment il allait ce soir.

— Mieux, dit sir Mulberry avec impatience. — M. Nickleby désire savoir, Monsieur… — Mieux, vous dis-je, reprit sir Mulberry en frappant la table du poing.

Le domestique hésita un moment, et dit que Nickleby avait demandé la permission de voir sir Mulberry Hawk, si c’était possible.

— Ce n’est pas possible, je ne puis le voir, je ne puis voir personne, dit le maître avec un nouvel emportement. Vous le savez, imbécile ! — J’en suis bien fâché, Monsieur, mais M. Nickleby a tellement insisté…

La vérité était que Ralph Nickleby avait séduit le domestique, qui, tenant à gagner son argent, et dans l’espoir d’une nouvelle récompense, laissait la porte entr’ouverte et ne se retirait point.

— A-t-il dit qu’il voulait m’entretenir d’affaires ? demanda sir Mulberry au bout d’un instant de réflexion. — Non, Monsieur ; il a dit seulement qu’il désirait vous parler en particulier. — Dites-lui de monter… Holà ! cria sir Mulberry passant la main sur sa face meurtrie et appelant le domestique ; enlevez cette lampe, et placez-la derrière moi. Roulez cette table de côté, et mettez une chaise là-bas… C’est bien.

Le domestique obéit à ces ordres comme s’il eût parfaitement compris les motifs qui les avaient dictés, et sortit. Lord Verisopht passa dans la pièce voisine et ferma derrière lui la porte à deux battants

On entendit des pas légers sur l’escalier, et Ralph Nickleby, le chapeau à la main, se glissa doucement dans la chambre, le corps plié en avant dans une attitude de profond respect, et les yeux fixés sur la figure de son digne client. Sir Mulberry lui fit signe de s’asseoir.

— Eh bien ! Nickleby, dit-il agitant la main avec une indifférence affectée ; j’ai été victime d’un fâcheux accident, vous le voyez. — C’est vrai, reprit Ralph, je ne vous aurais pas reconnu, sir Mulberry.

Les manières de Ralph exprimaient autant de respect que d’humilité, et le son de sa voix affaiblie témoignait les égards les plus attentifs pour le malade ; mais l’expression de sa physionomie, que sir Mulberry ne pouvait voir, offrait un contraste extraordinaire avec ses paroles. Il regardait avec calme l’homme étendu devant lui, et tous ceux de ses traits que ne voilait pas l’ombre de ses sourcils proéminents et contractés portaient l’empreinte d’un sourire sarcastique.

— Asseyez-vous, dit sir Mulberry se tournant vers lui avec effort ; suis-je donc si effrayant, que vous me contemplez avec stupéfaction ?

Ralph recula d’un pas, eut l’air de chercher à contenir un irrésistible étonnement, et s’assit avec un embarras parfaitement joué.

— Sir Mulberry, dit-il, j’ai fait demander de vos nouvelles tous les jours, et même deux fois par jour, au commencement ; et ce soir, comptant sur nos anciennes relations et sur le souvenir d’affaires qui nous ont été profitables à tous deux, je n’ai pu m’empêcher de solliciter une entrevue. Avez-vous… avez-vous beaucoup souffert ?

Sir Mulberry avait les yeux fermés. Ralph se pencha en avant et laissa le même sourire railleur reparaître sur sa figure.

— Plus que je ne l’aurais voulu, reprit sir Mulberry en agitant un bras sous la couverture, et moins que ne l’auraient voulu certaines gens que vous connaissez, et que nous ruinons de concert

Ces paroles furent prononcées avec colère ; car la froideur calme de Ralph était de nature à irriter son interlocuteur.

— Et quelles sont les affaires qui vous ont amené ce soir ? demanda sir Mulberry. — Presque rien. Il y a des billets de milord qui ont besoin d’être renouvelés, mais nous attendrons votre rétablissement. Je… je viens vous exprimer combien je suis fâché qu’un de mes parents, que je désavoue d’ailleurs, vous ait infligé un châtiment comme celui… — Un châtiment !… — Je sais qu’il a été sévère, dit Ralph se méprenant volontairement sur le sens de l’interruption ; et c’est pourquoi j’ai plus vivement éprouvé le désir de vous dire que je désavoue ce vagabond, que je ne le reconnais point pour parent, que je l’abandonne à votre vengeance.

— Est-ce que l’histoire qu’on m’a contée s’est répandue ? demanda sir Mulberry en serrant les poings et les dents. — Elle a couru partout, répondit Ralph. Tous les clubs, tous les salons de jeu en ont retenti. On m’a même assuré qu’on l’avait mise en chanson. On prétend même que la chanson est imprimée, et qu’elle circule partout ; mais je ne l’ai pas vue. — C’est un mensonge, s’écria sir Mulberry, je vous dis que c’est un mensonge ; la jument s’est emportée. — Parce qu’il l’avait effrayée, dit-on, reprit Ralph toujours calme et impassible. Il y a des gens qui prétendent qu’il vous a effrayé vous-même : mais ceci est un mensonge ; c’est une calomnie que j’ai vingt fois réfutée.

En attendant que sir Mulberry pût lier deux mots ensemble, Ralph, la main appuyée sur l’oreille, se tint courbé en avant, et son visage était immobile comme celui d’une statue de bronze.

— Quand je serai hors de ce maudit lit, s’écria le malade en frappant du poing sa jambe fracturée, je me vengerai comme jamais homme ne s’est vengé. Les circonstances l’ont favorisé ; il m’a laissé des marques qui dureront une ou deux semaines ; mais je lui en laisserai, moi, qu’il emportera dans la tombe. Je lui déchirerai le nez et les oreilles, je le foulerai aux pieds. Et quant à cette sœur délicate, je la…

Peut-être en ce moment le sang glacé de Ralph lui nuança-t-il légèrement les joues.

— Il est pénible, dit Ralph après un moment de silence, durant lequel il avait regardé le malade d’un œil perçant ; il est pénible de penser que l’homme à la mode, le roué, le héros de toutes les fêtes a été ainsi traité par un enfant, sur lequel il avait tant d’avantages ! Ces gredins-là ont du bonheur ! — Il aura besoin d’en avoir, dit sir Mulberry Hawk, qu’il se cache où il voudra. — Oh ! il ne se cache pas ; il ne songe point à la fuite. Il est ici, il se promène en plein jour, il porte la tête haute, il vous attend, il vous brave.

À cette joyeuse peinture du triomphe de Nicolas, Ralph se laissa pour la première fois entraîner à sa haine ; sa figure s’assombrit. — Je jure, dit-il, que si nous habitions un pays où nous fussions à même d’agir impunément, je donnerais bien de l’argent pour lui faire percer le cœur, pour le faire jeter dans le ruisseau, et déchirer par les chiens.

Au moment où Ralph, non sans surprendre un peu son ancien client, donnait ce petit échantillon de ses sentiments de famille, et prenait son chapeau pour se retirer, lord Frédéric Verisopht entra.

— Hawk, de quoi parlez-vous avec Nickleby ? Je n’ai jamais entendu de charivari aussi insupportable. Couac, couac, couac, wow, wow, wow ; qu’est-ce que cela veut dire ? — Sir Mulberry s’est mis en colère, milord, répondit Ralph. — Ce n’est pas à propos d’argent, je l’espère ? les affaires vont toujours bien, Nickleby ? — Nous sommes toujours d’accord sur les matières d’intérêt, milord ; sir Mulberry s’est rappelé la cause de…

Il devint inutile que Ralph continuât, car sir Mulberry proféra de nouvelles menaces contre Nicolas avec un redoublement de fureur.

Ralph, qui n’était pas mauvais observateur, fut surpris quand le jeune lord pria sir Mulberry avec colère et d’un ton peu amical de ne plus reparler de ce sujet en sa présence.

— Songez-y bien, Hawk, ajouta-t-il avec une énergie inaccoutumée, je ne souffrirai jamais, si je puis l’empêcher, qu’on attaque lâchement ce jeune homme. — Lâchement, lord Verisopht ! interrompit sir Mulberry. — Oui, lâchement. Si vous lui aviez dit votre nom, si vous lui aviez donné votre adresse, et si vous aviez reconnu ensuite que sa condition et son caractère vous interdisaient de vous battre avec lui, l’affaire eût été assez fâcheuse. De la manière dont elle s’est passée, vous avez eu tort aussi de ne pas intervenir, et j’en suis fâché. Ce qui vous est arrivé est plutôt le résultat d’un accident que d’un projet arrêté, et l’on ne doit point chercher à l’en punir cruellement.

À ces mots, le jeune lord se prépara à rentrer dans la pièce voisine ; mais, avant d’y arriver, il se retourna, et dit avec plus de véhémence encore :

— Je crois aujourd’hui, sur mon honneur, que la sœur est aussi vertueuse et aussi modeste que belle ; et quant au frère, je dis qu’il a montré du cœur, et qu’il s’est comporté en homme et en frère. Tout ce que je désire, c’est que nous nous tirions tous de cette affaire aussi honorablement qu’il s’en est tiré.

Et lord Frédéric Verisopht sortit, laissant Ralph Nickleby et sir Mulberry dans une stupéfaction peu agréable.

— Est-ce là votre élève ? demanda Ralph, ou est-il tout frais sorti des mains de quelque prêtre de village ? — Les fous ont parfois de pareils accès, répondit sir Mulberry Hawk.

Ralph échangea un coup d’œil familier avec sa vieille connaissance, car leur surprise commune les avait rapprochés, et il retourna lentement chez lui.

Pendant cette scène, l’omnibus avait déposé miss la Creevy et son cavalier, et ils étaient arrivés à leur destination. La bonne petite artiste ne pouvait laisser Smike s’éloigner avant d’avoir pris un biscuit et une gorgée de quelque boisson réconfortante. Smike, loin de faire des façons, avait au contraire regardé ce léger repas comme une préparation indispensable à sa longue course. Il s’ensuivit qu’il resta plus longtemps qu’il ne se l’était d’abord proposé, et que la brune était déjà venue depuis une demi-heure lorsqu’il se mit en route.

Il n’était pas à craindre qu’il s’égarât, car il n’avait qu’à aller toujours tout droit, et presque tous les jours il suivait ce chemin pour conduire Nicolas. Mais la Creevy le congédia sans alarmes, en lui recommandant de présenter ses amitiés à madame et à miss Nickleby.

Arrivé au pied de Lugdate hill, Smike se détourna un peu pour satisfaire sa curiosité en donnant un coup d’œil à la prison de Newgate. Après en avoir examiné avec effroi les sombres murailles, il reprit son chemin et s’avança joyeusement à travers les rues. Parfois il s’arrêtait pour regarder l’étalage d’une boutique plus attrayante que les autres, puis il se mettait à courir, puis il s’arrêtait encore, comme un vrai provincial.

Il contemplait depuis longtemps la devanture d’une boutique de bijoutier, souhaitant de pouvoir porter en présent à ses hôtes un de ces brillants colifichets, quand les horloges sonnèrent huit heures trois quarts. Tiré de sa rêverie, il repartit au pas accéléré, et passait au coin d’une rue adjacente, quand il se sentit arrêté avec tant de violence, qu’il fut obligé de se cramponner à un lampadaire pour n’être pas renversé. En même temps, un petit garçon le saisit à la jambe, et cria d’une voix perçante :

— C’est lui, mon père, le voici !

Smike connaissait trop bien cette voix. Il jeta un regard de désespoir sur l’enfant, et frémit de la tête aux pieds. M. Squeers l’avait attrapé au collet avec la poignée de son parapluie, sur l’autre extrémité duquel il pesait de toute sa force. Le cri de triomphe avait été poussé par le jeune Wackford, qui, bravant d’inutiles coups de pied, se cramponnait au malheureux avec la ténacité d’un bouledogue.

Smike vit tout cela d’un coup d’œil, et ce seul coup d’œil ôta au pauvre jeune homme les forces et la voix.

— Ah ! la bonne affaire ! s’écria M. Squeers, dont la main, montant graduellement le long du parapluie, était venue saisir la victime au collet ; ah ! la délicieuse affaire ! Wackford, mon ami, allez chercher un fiacre. — Un fiacre, mon père ? — Oui, Monsieur, un fiacre ! je ne regarde point à la dépense. — Qu’est-ce donc qu’il a fait ? demanda un maçon qui passait avec un de ses camarades. — Tout ! répondit M. Squeers regardant son ancien élève avec ravissement ; tout, Monsieur ! il s’est sauvé, il a eu soif du sang de son maître ; il n’y a point de crime qu’il n’ait commis. Ah ! la charmante aventure !

L’ouvrier regarda Smike ; mais le peu d’intelligence que possédait le pauvre garçon l’avait complètement abandonné. La voiture arriva ; le jeune Wackford y entra, Squeers y poussa sa proie ; et le cocher s’éloigna lentement, laissant à leurs réflexions les deux maçons, une vieille marchande de pommes, et un petit garçon qui revenait de l’école, seuls témoins de cette scène dramatique.

— N’est-ce pas un songe ? dit Squeers. C’est bien lui en chair et en os !

Et afin de mieux constater l’identité, M. Squeers administra à Smike plusieurs coups de poing sur l’oreille en riant avec plus de force à chaque coup.

— Votre mère est capable de mourir de joie quand elle recevra cette nouvelle, dit Squeers à son fils. — Vous croyez, mon père ? — Penser que nous l’avons retrouvé au détour d’une rue, et que je l’ai atteint du premier coup de mon parapluie comme avec un grappin de fer ! ah ! ah ! — Ne l’ai-je pas empoigné solidement par la jambe, mon père ? dit le petit Wackford. — Oui, mon fils, dit Squeers en lui frappant sur la tête, et vous aurez la meilleure veste et le meilleur gilet du premier élève nouveau, en récompense de votre mérite. Suivez toujours le même sentier, faites ce que vous voyez faire à votre père, et quand vous mourrez, vous irez droit au ciel, et l’on ne vous demandera compte de rien.

À ces mots, M. Squeers frappa de nouveau son fils sur la tête ; puis il frappa Smike, mais plus fort, et lui demanda d’un ton railleur comment il se trouvait.

— Je veux aller chez moi, dit Smike en promenant les yeux autour de lui d’un air égaré. — Vous y irez bientôt sans doute. Avant une semaine, mon jeune ami, vous vous trouverez au paisible village de Dotheboys (Yorkshire), et, la première fois que vous en sortirez, je vous donne la permission de n’y jamais rentrer. Où sont la habits que vous aviez quand vous vous êtes sauvé, voleur, être dénué de toute espèce de reconnaissance ?

Smike regarda le costume propre et élégant qu’il devait aux soins de Nicolas, et se tordit les mains.

— Savez-vous, dit Squeers, que je pourrais vous faire pendre pour vous être sauvé avec des objets à moi appartenant ? Savez-vous que vous avez encouru la potence en vous enfuyant d’une maison avec une valeur de cinq livres sterling ? Et je ne sais pas même si ce n’est point l’un des cas où le corps des suppliciés est abandonné au scalpel… Hein, savez-vous cela ? que pensez-vous que valaient les vêtements que vous aviez ? Savez-vous que la botte que vous portiez à une jambe coûtait huit francs la paire, et votre soulier six francs ? Mais vous êtes tombé entre les mains d’un homme miséricordieux, remerciez-en votre bonne étoile.

Les sceptiques auraient pu croire qu’au lieu d’avoir de la miséricorde à revendre, M. Squeers en était à court ; et leur opinion eût été confirmée s’ils avaient vu le pédagogue frapper Smike à la poitrine avec le fer de son parapluie, et lui chatouiller la tête et les épaules avec les côtés de ce même instrument.

— C’est la première fois que je rosse un enfant dans un fiacre, dit Squeers quand il s’arrêta pour reprendre haleine. Ça n’est pas très-commode, mais la nouveauté m’y fait trouver un certain attrait.

Pauvre Smike ! Il parait les coups de son mieux, et s’était réfugié dans un coin de la voiture, la tête entre les mains et les coudes sur les genoux. Il était étourdi et stupéfié, et avait perdu tout espoir d’échapper au tout-puissant Squeers. Maintenant qu’il n’avait aucun ami pour lui donner des conseils, il considérait sa position comme aussi désespérée qu’avant l’arrivée de Nicolas à Dotheboys.

Le voyage lui parut sans fin ; les rues se succédaient, et ils allaient toujours. Enfin, M. Squeers mit la tête à la fenêtre toutes les demi-minutes, et donna au cocher une multitude de renseignements. Après avoir traversé plusieurs rues, que l’aspect des maisons et le mauvais état du chemin annonçaient avoir été récemment bâties, M. Squeers tira le cordon de toute sa force, et cria :

— Voici la maison. C’est la seconde de ces quatre petites maisons, d’un étage de haut, à volets verts. Il y a sur la porte une plaque de cuivre avec le nom de Snawley. Arrêtez !

Obéissant à cet ordre, le cocher arrêta à la porte de M. Snawley. Ce M. Snawley était le gentleman saint et mielleux qui avait confié deux beaux-fils aux soins paternels de M. Squeers, comme on l’a rapporté dans cette histoire.

— Nous voici ! dit Squeers poussant Smike dans le petit salon où M. Snawley et son épouse soupaient avec un homard. Voici le vagabond, le filou, le rebelle, le monstre d’ingratitude ! — Quoi ! l’enfant qui s’est sauvé ! s’écria Snawley laissant tomber subitement son couteau et sa fourchette et ouvrant de grands yeux. — Lui-même, dit Squeers mettant à plusieurs reprises son poing sous le nez de Smike avec les intentions les plus hostiles. S’il n’y avait pas de dame ici, je lui donnerais… mais n’importe ; je le retrouverai.

Ici, M. Squeers raconta comment, où et quand il avait rattrapé le fugitif.

— Il est clair que la main de la Providence vous a guidé, dit M. Snawley.

Et baissant les yeux d’un air d’humilité, il éleva vers le plafond sa fourchette surmontée d’un morceau de homard.

— La Providence s’est déclarée contre lui, sans doute, répondit M. Squeers en se grattant le nez, on devait s’attendre à ce qui est arrivé. — La dureté de cœur et les mauvaises actions ne prospéreront jamais, dit M. Snawley. — Cela ne s’est jamais vu, reprit Squeers. J’ai été, monsieur Snawley, le bienfaiteur de ce drôle ; je l’ai nourri, instruit, habillé. J’ai été son ami classique, commercial, mathématique, philosophique, et trigonométrique. Mon fils, mon fils unique, Wackford, a été son frère. Madame Squeers a été sa mère, sa grand’mère, sa tante, et je pourrais même dire son oncle ; elle n’a jamais eu de soins pour personne autant que pour lui, si ce n’est pour vos deux charmants enfants. Quelle est ma récompense ? Quel est le fruit de ma bonté ? Le lait de ma bienveillance, si je puis m’exprimer ainsi, tourne et s’en va sous mes yeux ! — Ce n’est que trop vrai, Monsieur, dit madame Snawley. — Où a-t-il vécu pendant tout ce temps ? demanda Snawley. A-t-il demeuré avec ?… — Oui, Monsieur, interrompit Squeers, avez-vous demeuré avec ce diable de Nickleby ?

Mais ni menaces ni coups ne purent arracher à Smike une réponse ; car il avait intérieurement résolu de périr dans la misérable prison où il allait être renfermé, plutôt que de prononcer une syllabe qui compromît son premier et seul ami. Il se rappelait qu’à son départ de Dotheboys, Nicolas lui avait recommandé le plus profond secret sur les événements de sa vie passée ; il s’imaginait vaguement que son bienfaiteur avait commis en l’emmenant un crime épouvantable, qui l’exposerait à quelque grave punition s’il était découvert ; et cette idée contribuait à le jeter dans un état de terreur et d’apathie.

Telles étaient les pensées de Smike, si l’on peut donner ce nom à des visions aussi indéfinies que celles qui erraient dans sa cervelle affaiblie. Elles le rendirent inébranlable à la persuasion et à l’intimidation simultanément employées. Voyant ses efforts inutiles, M. Squeers le conduisit dans une petite chambre de derrière où il devait passer la nuit. L’instituteur prit la précaution de lui enlever ses souliers, son habit et son gilet, et de fermer la porte pour prévenir toute tentative d’évasion ; puis il l’abandonna à ses méditations.

Qui dirait la nature de ces méditations incessantes ? qui dirait combien la pauvre créature eut le cœur ulcéré en songeant à sa demeure, à ses amis, aux figures aimables qui lui étaient familières ? Pour préparer l’esprit à un sommeil aussi lourd que celui qui pesait sur le sien, il faut que le développement des facultés mentales ait été arrêté dès l’enfance par les rigueurs et la barbarie ; il faut que des années de misère et de souffrance se soient succédé sans la lueur d’un seul rayon d’espérance ; il faut que les cordes secrètes du cœur, que fait sympathiquement retentir la voix de la tendresse et de la bienveillance, se soient brisées depuis longtemps, et vibrent point de l’harmonie d’une ancienne sphère d’amour ou de bonté. Il faut qu’une pareille nuit intellectuelle ait été précédée d’un jour bien court et bien sombre, d’un crépuscule bien long et bien sinistre.

Il y avait des voix qui, même alors, auraient ranimé Smike ; mais leurs sons bienvenus ne pouvaient pénétrer jusqu’à lui ; et quand il se glissa dans son lit, c’était le même être flétri, abattu, découragé, que n Nicolas avait trouvé dans la pension de Dotheboys.