Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/35

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 214-222).

CHAPITRE XXXV.


— Nous quittons Londres demain soir, monsieur Nickleby ; je n’ai jamais été plus heureux de ma vie ; je vais boire encore à notre prochaine réunion !

En disant ces mots, John Browdie se frotta les mains avec une vive satisfaction, et sa physionomie luisante et enluminée était en parfaite harmonie avec ses paroles.

C’était le soir même de la sortie de Ralph en fiacre, et Nicolas, madame Nickleby, Catherine, Smike, et le couple d’Yorkshire étaient réunis. Madame Nickleby, connaissant les obligations qu’avait son fils à l’honnête paysan, avait consenti non sans hésitation à inviter M. et madame Browdie à prendre le thé. Le principal motif de sa résistance avait été qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’aller préalablement rendre visite à madame Browdie. Semblable à beaucoup de gens pointilleux, madame Nickleby se vantait souvent de n’avoir pas la moindre fierté et de ne point tenir à de vaines cérémonies ; cependant elle était esclave des convenances ; et comme, d’après les lois de la politesse, elle était censée ignorer l’existence même de madame Browdie avant de lui avoir rendu visite, elle se trouvait dans une position délicate et embarrassante.

— J’aurais dû au moins lui envoyer ma carte, dit-elle à son fils. — Ma chère mère, dit Nicolas, je ne pense pas que ces naïfs campagnards aient jamais connu l’emploi des cartes. — Alors, c’est différent. S’il en est ainsi, je n’ai qu’une chose à dire, c’est que je suis convaincue que ce sont de braves gens, que je ne m’oppose nullement à les inviter, et que je me ferai un devoir de les recevoir très-civilement.

M. et madame Browdie avaient donc été invités, et comme ils avaient témoigné beaucoup de déférence à madame Nickleby, et paru satisfaits de la soirée, la bonne dame avait plus d’une fois murmuré aux oreilles de Catherine que c’étaient des gens de bon sens et parfaitement bien élevés.

Et, après souper, dans le salon, à onze heures moins vingt minutes, John Browdie avait déclaré qu’il n’avait jamais été plus heureux de sa vie.

Madame Browdie ne pouvait se lasser d’admirer les manières douces et séduisantes de la jeune personne, et l’affabilité de la mère. Catherine eut l’art d’amener la conversation sur des matières connues de la paysanne, qui s’était trouvée d’abord mal à l’aise ; et si madame Nickleby n’était pas toujours aussi heureuse dans le choix de ses sujets d’entretien, si ses idées semblaient parfois trop élevées à madame Browdie, elle se montrait du moins d’une entière bienveillance. Elle prouvait l’intérêt que lui faisait éprouver le jeune couple en faisant obligeamment de longs sermons sur l’économie domestique. Elle vantait la bonne tenue de son ménage, dont cependant elle ne pouvait guère se glorifier, Catherine étant exclusivement chargée de tenir en ordre la maison.

— M. Browdie, dit Catherine s’adressant à la jeune femme, est l’homme le meilleur et le plus jovial que j’aie jamais rencontré ; fussé-je en proie à mille soucis, sa vue suffirait pour les dissiper. — Sur ma parole, dit madame Nickleby, je le crois un excellent homme, et je serais charmée de vous recevoir tous les jours. Nous ne faisons pas d’étalage, pas de cérémonies.

— Je vous en ai beaucoup d’obligation, Madame, repartit madame Browdie. John, il est près d’onze heures. Nous craignons de vous faire veiller bien tard. — Bien tard, s’écria madame Nickleby avec un ricanement aigu, il est de bonne heure pour nous. Nous nous couchions autrefois, sans y prendre garde, à minuit, à une heure, à deux heures du matin. Nous étions accablés d’invitations. Il y avait en particulier une famille, demeurant à un mille de nous, non pas en droite ligne, mais en prenant une route de traverse à gauche ; cette famille était extraordinaire pour donner des soirées extravagantes, avec champagne, fleurs artificielles, verres de couleur, et enfin toutes les délicatesses gastronomiques que peut désirer l’épicurien le plus difficile. Je ne crois pas avoir jamais vu des gens comme ces Peltirogus. Vous vous rappelez les Peltirogus, Catherine ?

Catherine s’aperçut que, pour l’agrément des auditeurs, il était grand temps d’imposer une digue à ce torrent de souvenirs, et elle répondit que l’image des Peltirogus était parfaitement présente à son esprit. Elle ajouta que M. John Browdie avait promis au commencement de la soirée de chanter une chanson d’Yorkshire, et lui rappela sa promesse, en assurant que madame Nickleby aurait le plus vif plaisir à l’entendre.

Madame Nickleby confirma gracieusement cette assertion de sa fille ; car elle était ravie qu’on parût lui supposer du goût, et qu’on la prît pour juge du mérite d’une chanson. John Browdie se mit à chercher les paroles de quelques couplets indigènes et à consulter la mémoire de sa femme.

À la fin du premier couplet, on frappa violemment à la porte. Ceux qui frappaient semblaient avoir attendu, pour se faire entendre, que John Browdie cessât de chanter. Toutes les dames tressaillirent.

— C’est sans doute une méprise, dit Nicolas ; nous ne connaissons personne qui puisse venir à cette heure indue.

Madame Nickleby supposa toutefois que le feu était aux magasins, ou que MM. Cheeryble envoyaient chercher Nicolas pour lui donner un intérêt dans la maison (ce qui était excessivement probable à cette heure de nuit) ; ou que M. Linkinwater s’était enfui avec la caisse, ou que miss la Creevy était malade, ou que…

Mais une exclamation de Catherine l’arrêta brusquement au milieu de ces conjectures, et Ralph entra dans la chambre.

Nicolas se leva, et Catherine se jeta au-devant de lui pour le retenir.

— Arrêtez ! s’écria Ralph ; avant que cet enfant dise un mot, écoutez-moi.

Nicolas se mordit les lèvres, secoua la tête d’un air menaçant, mais il parut incapable d’articuler une syllabe. Catherine se cramponna à son bras, Smike se réfugia derrière eux, et John Browdie, qui reconnut aisément Ralph au portrait qu’on lui en avait tracé, se mit entre Nicolas et l’usurier, dans l’intention de les empêcher de faire un pas de plus l’un vers l’autre.

— Écoutez-moi, reprit Ralph. — Parlez donc, dit John, et prenez garde de nous échauffer le sang, car il vaut mieux pour vous qu’il reste froid. — Je vous aurais reconnu tous deux, dit Ralph ; vous à votre langue, et lui (montrant Smike) à ses regards. — Ne parlez pas à cet homme, cria Nicolas ; je ne veux pas l’entendre, je ne veux pas l’entendre, je ne le connais pas, je ne puis respirer l’air qu’il empoisonne ; sa présence est une honte, une insulte pour ma sœur. — Arrêtez ! dit John, lui mettant sa lourde main sur la poitrine. — Alors, qu’il se retire immédiatement ! dit Nicolas ; je ne veux point porter la main sur lui, mais qu’il s’en aille ! John, John Browdie, suis-je chez moi ? suis-je un enfant ? S’il reste ici, à regarder avec tant de calme ceux qui connaissent la perversité de son cœur, vous voyez bien qu’il me rendra fou.

John Browdie ne répondit à toutes ces exclamations qu’en continuant à retenir Nicolas. Quand celui-ci se tut, John prit la parole.

— Il est plus essentiel de l’écouter que vous ne le croyez. Je vous dis que j’ai eu vent de ce qui se prépare. Qu’est-ce que cette ombre que j’aperçois dans le corridor ? Allons, maître d’école, montrez-vous, mon homme ; n’ayez pas honte.

M. Squeers était demeuré en arrière en attendant le moment de faire une entrée à effet ; mais, ainsi conjuré, il fut forcé de se présenter piteusement et sans dignité. Son embarras divertit tellement John Browdie, que ses éclats de rire égayèrent Catherine elle-même, bien qu’elle fût affligée et surprise.

Quand le silence fut rétabli, Ralph s’adressa à madame Nickleby, sans perdre de vue Catherine, comme s’il eût tenu à s’assurer de l’effet qu’il produirait sur elle.

— Maintenant, Madame, écoutez-moi : vous n’êtes pour rien, je l’imagine, dans la belle tirade que votre fils m’a écrite. La nature, la raison, votre expérience devraient avoir de l’influence sur lui ; mais je ne pense pas que vous ayez de volonté à vous, je ne pense pas qu’il daigne consulter un seul instant votre opinion ni vos désirs.

Madame Nickleby soupira en signe d’adhésion.

— Je m’adresse donc à vous, Madame, et comme je ne veux pas être déshonoré par les actes d’un enfant pervers que j’ai été obligé de désavouer, et qui ose feindre de me désavouer lui-même, je me présente aujourd’hui dans cette maison. Ma visite a encore un motif… un motif d’humanité. Je viens rendre un fils à son père.

Ralph prononça ces mots lentement et avec un sourire de triomphe. Nicolas pâlit.

— Oui, Monsieur, je viens rendre un enfant à son père, un enfant égaré, gardé à vue par vous, dans l’odieuse intention de vous emparer du peu de bien qui doit lui revenir un jour. — En cela, vous savez que vous mentez, dit fièrement Nicolas. — Je sais que je dis la vérité, son père est ici. — Il est ici ! s’écria Squeers d’un ton railleur. Il est ici, entendez-vous ? ne vous avais-je pas dit de prendre garde que son père ne revînt, et ne le remît entre mes mains ? Eh bien ! son père est mon ami, l’enfant me sera rendu de suite ; qu’en dites-vous, hein ? n’êtes-vous pas fâché d’avoir pris tant de peine pour rien ? — J’ai laissé sur votre corps, dit Nicolas, certaines marques difficiles à effacer, et, pour vous vous en dédommager, je vous permets de parler tant que vous voudrez, monsieur Squeers.

Cet estimable pédagogue jeta sur la table un coup d’œil rapide comme s’il eût été tenté de jeter un vase ou une assiette à la tête de Nicolas. Il fut arrêté dans l’exécution de ce dessein (si toutefois il l’avait) par Ralph, qui, le poussant du coude, lui enjoignit de dire au père qu’il pouvait se montrer et réclamer son fils.

M. Squeers obéit avec joie, et ramena bientôt un personnage à face huileuse, qui n’était autre que M. Snawley. Ce dernier courut droit à Smike, lui prit la tête sous le bras, éleva en l’air son chapeau à larges bords comme pour remercier le ciel, et s’écria :

— Que je m’attendais peu à le revoir lorsque je l’ai quitté ! — Calmez-vous, dit Ralph, vous l’avez enfin retrouvé. — Je l’ai retrouvé ! puis-je le croire ? est-il possible ? — Oui, c’est lui, c’est son sang, c’est sa chair. — Il n’en a pas beaucoup, dit John Browdie.

M. Snawley était trop ému pour remarquer cette interruption ; et, pour mieux s’assurer que son fils lui était rendu, il lui serrait étroitement la tête sous le bras.

— D’où venait donc l’intérêt puissant que je ressentis pour lui, quand ce digne instituteur l’amena chez moi ? D’où venait donc l’ardent désir que j’éprouvai de le punir sévèrement d’avoir quitté ses meilleurs amis, ses guides et ses maîtres ? — De l’instinct paternel, Monsieur, dit Squeers. — Précisément, Monsieur ; de ce sentiment élevé, commun à l’homme et aux animaux. Voilà ce que c’est que la voix du sang !

Les assistants restaient stupéfaits. Nicolas promenait ses regards de Snawley à Squeers et de Squeers à Ralph, et se sentait en proie à la surprise, au doute et au dégoût. En ce moment, Smike parvint à se débarrasser de l’étreinte paternelle, s’enfuit vers Nicolas, et le supplia, dans les termes les plus touchants, de ne pas l’abandonner, et de le laisser vivre et mourir auprès de lui.

— Si vous êtes le père de cet enfant, dit Nicolas, voyez à quel triste état il est réduit, et dites-moi pourquoi vous voulez le renvoyer dans le hideux repaire d’où je l’ai tiré.

— Calomnie nouvelle ! s’écria Squeers. Vous ne valez pas un coup de pistolet, voyez-vous ; mais je vous rattraperai d’une manière ou d’une autre.

Snawley allait parler.

— Arrêtez, dit Ralph, terminons promptement cette affaire, et ne prostituons pas nos paroles. C’est votre fils, comme vous pouvez le prouver ; et vous, monsieur Squeers, vous reconnaissez cet enfant pour le même que vous avez gardé si long temps sous le nom de Smike. — Si je le reconnais !… certainement. — Bien ! quelques mots suffiront. Vous aviez un fils de votre première femme, monsieur Snawley ? — Oui, le voici. — Nous le démontrerons tout à l’heure. — Votre femme se sépara de vous, et garda l’enfant, âgé d’un an ; vous reçûtes d’elle, après un ou deux ans de séparation, la nouvelle que l’enfant était mort, et vous y ajoutâtes foi. — C’est cela. Oh ! joies de… — De la raison, je vous prie. Vos transports sont hors de saison. Cette femme mourut il y a environ un an et demi, femme de charge dans une famille. Est-ce vrai ? — Très-vrai. — À son lit de mort elle vous écrivit une lettre, qui, ne portant que votre nom sans adresse, ne vous est parvenue que depuis quelques jours ? — C’est de la dernière exactitude. — Elle vous écrivait que la mort de l’enfant était imaginaire ; que cette fausse nouvelle entrait dans le système d’hostilité que vous paraissiez avoir adopté l’un envers l’autre ; que l’enfant vivait, mais qu’il était faible d’intelligence ; qu’elle l’avait fait placer par une personne de confiance dans une pension d’Yorkshire ; qu’elle avait fait payer pendant quelques années les frais de son éducation, mais qu’étant pauvre et loin de son fils, elle avait fini par l’abandonner ? Elle terminait en implorant votre pardon ?

Snawley fit un signe affirmatif, et s’essuya les yeux.

— La pension était celle de M. Squeers, l’enfant y avait été laissé sous le nom de Smike ; toutes les indications sont exactes ; les dates s’accordent avec celles des livres de M. Squeers. M. Squeers demeure actuellement chez vous. Vous avez deux autres enfants en pension chez lui ; vous lui avez fait part de votre découverte ; il vous a amené à moi comme à celui qui lui avait recommandé le ravisseur de votre fils, et je vous ai amené ici. Est-ce cela ? — Vous parlez comme un bon livre qui ne contient que des vérités, Monsieur. — Voici votre portefeuille, l’acte de votre premier mariage, l’acte de naissance de l’enfant, deux lettres de votre femme, et plusieurs autres papiers qui viennent à l’appui de ces documents, n’est-ce pas ? — Oui, Monsieur. — Et vous ne vous opposez pas à ce qu’on les examine, pour mettre ces gens à même de se convaincre que, devant la loi et devant la raison, vous êtes en droit de réclamer votre fils, et que vous pouvez de suite exercer sur lui votre autorité. Ai-je bien compris vos sentiments ? — Aussi bien que moi-même, Monsieur. — Alors, dit Ralph, prenant sur la table le contenu d’un portefeuille qu’il avait tiré de sa poche, qu’ils les regardent s’ils veulent ; et comme ce sont les pièces originales, je vous recommanderai de vous tenir auprès pendant qu’on les examine, autrement vous seriez exposé à en perdre.

À ces mots, Ralph s’assit sans cérémonie, serra les lèvres pour comprimer un léger sourire, croisa les bras, et regarda pour la première fois son neveu.

Nicolas, piqué de l’insolence des dernières paroles, lui lança un regard d’indignation ; mais il se contint, et commença avec John Browdie l’examen des pièces. On n’en pouvait révoquer en doute l’authenticité ; les actes étaient extraits en bonne forme des registres de la paroisse. La première lettre paraissait avoir été écrite depuis plusieurs années ; l’écriture de la seconde était exactement la même, en tenant compte de ce qu’elle avait été écrite par une personne à l’extrémité, et il y avait plusieurs autres notes également concluantes.

— Cher Nicolas, murmura Catherine, qui regardait avec anxiété par-dessus l’épaule de son frère, le fait est-il possible ? ces documents sont-ils authentiques ? — Je le crains ; qu’en dites-vous, John ?

John se gratta la tête et la secoua, mais il ne dit rien du tout.

— Vous remarquerez, Madame, dit Ralph à madame Nickleby, que cet enfant étant mineur et faible d’esprit, nous aurions pu nous présenter ce soir armés de la puissance de la loi et assistés d’une troupe de ses satellites. Je l’aurais fait indubitablement, Madame, si ce n’eût été par égard pour vous et pour votre fille. — Vous avez eu déjà bien des égards pour elle, dit Nicolas attirant sa sœur vers lui. — Votre éloge m’enchante, Monsieur. — Eh bien ! dit Squeers, que fait-on ? Les chevaux du fiacre vont s’enrhumer, si nous ne songeons à partir ; il y en a un qui éternue si fort que son souffle fait ouvrir la porte de la rue. Quel est l’ordre du jour, hein ? le jeune Snawley vient-il avec nous ? — Non, non, non ! répondit Smike reculant et s’accrochant à Nicolas ; non, je vous en prie. Je ne veux pas vous quitter pour aller avec lui. — C’est bien cruel, s’écria Snawley ; est-ce pour cela que les parents donnent le jour à des enfants ? — Est-ce pour ceci que les parents donnent le jour à des enfants ? dit John Browdie en désignant Squeers.

Squeers s’avançait vers Smike ; mais John Browdie le repoussa par un si vigoureux coup de coude dans la poitrine, que le maître d’école chancela, tomba en arrière sur Ralph Nickleby, et, ne pouvant recouvrer son équilibre, renversa ce dernier.

Cet accident fut le signal d’une affaire décisive. Au milieu d’un grand tapage, causé par les prières de Smike, les exclamations des femmes et l’agitation des hommes, une démonstration fut tentée pour s’emparer de vive force du fils perdu. Squeers commençait à le tirer dehors, quand Nicolas, jusque-là indécis, prit l’instituteur au collet, et, le secouant de manière à faire claquer toutes les dents qui lui restaient, il le conduisit poliment à la porte de la chambre, la referma, et le laissa dans le corridor.

— Allons, dit Nicolas aux deux autres, ayez la bonté de suivre votre ami. — Je veux mon fils, dit Snawley. — Votre fils préfère rester ici, et il y restera. — Vous ne voulez pas l’abandonner ? — Fût-il un chien, je ne l’abandonnerais pas contre sa volonté, pour être victime de la brutalité de l’homme auquel vous avez l’intention de le remettre. — Rossez ce Nickleby à coups de chandelier, s’écria M. Squeers par le trou de la serrure, et rendez-moi mon chapeau, je vous prie, à moins qu’il ne veuille me le voler.

Cependant mesdames Nickleby et Browdie pleuraient et se mordaient les doigts dans un coin, pendant que Catherine, très-pâle, mais parfaitement calme, se tenait aussi près que possible de son frère.

— Je suis bien fâchée de ce qui arrive, dit madame Nickleby. Je ne sais véritablement pas ce qu’il y aurait de mieux à faire ; Nicolas en décidera sans doute ; il est pénible d’avoir à sa charge les enfants des autres, quoique M. Snawley jeune soit certainement utile et plein de bonne volonté ; mais si l’on pouvait s’arranger à l’amiable… si M. Snawley aîné, par exemple, s’engageait à payer quelque chose pour la table et le logement de son fils, ce qui nous permettrait d’avoir du poisson ou du pudding deux fois par semaine, je crois que tout se terminerait à la satisfaction générale.

Ce compromis, proposé avec force larmes et soupirs, ne fut honoré de l’attention de personne, et la pauvre madame Nickleby continua à développer à madame Browdie les avantages d’un tel arrangement, et les malheurs qui adviendraient si l’on n’écoutait pas ses conseils.

— Vous êtes un enfant ingrat, dénaturé, indigne d’être aimé, dit Snawley à Smike épouvanté. Vous repoussez ma tendresse, vous ne voulez pas me suivre ? — Non, non, non ! — Il n’a jamais aimé personne, brailla Squeers par le trou de la serrure, il ne m’a jamais aimé ; il n’a jamais aimé mon fils, qui est presque un chérubin. Comment peut-on s’attendre à ce qu’il aime son père ? il ne sait pas ce que c’est que d’avoir un père, il ne le comprend pas.

M. Snawley regarda fermement son fils pendant une bonne minute, se couvrit les yeux avec la main, éleva de nouveau son chapeau vers le ciel, et parut déplorer profondément cet excès d’ingratitude. Puis il passa sa main sur ses yeux, il ramassa le chapeau de M. Squeers, le prit sous son bras, mit le sien sous l’autre, et s’éloigna lentement.

— Vos rêves sont détruits, Monsieur, dit Ralph à Nicolas. Ce n’est pas un inconnu, ce n’est pas l’héritier persécuté d’une haute famille, mais le fils imbécile et faible d’un pauvre marchand. Nous verrons si votre sympathie survivra à la connaissance de la réalité. — Nous verrons, dit Nicolas en lui faisant signe de sortir. — Apprenez, Monsieur, ajouta Ralph, que je n’ai nullement supposé que vous nous le rendriez ce soir. L’orgueil, l’entêtement, les beaux sentiments que vous affectez, tout s’y opposait. Mais nous saurons bientôt vous réduire, Monsieur. Les dépenses, les tracas, les tourments et l’insomnie d’un procès briseront votre esprit hautain. Quand vous aurez fait de cette maison un enfer, attiré mille chagrins sur ce malheureux et sur ceux qui vous regardent comme un héros, nous pourrons régler notre compte et décider quel sera le débiteur, même aux yeux du monde.

Ralph Nickleby se retira ; mais M. Squeers, qui avait entendu une partie de cette apostrophe, furieux de voir sa méchanceté impuissante, ne put s’empêcher de retourner à la porte du salon. Là, il fit une douzaine de gambades avec accompagnement de grimaces hideuses, pour exprimer sa foi intime dans la défaite prochaine de Nicolas.

Après cela, M. Squeers suivit ses amis, et laissa la famille réfléchir à ce qui s’était passé.