Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/36

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 222-230).

CHAPITRE XXXVI.


Après avoir longtemps examiné la pénible position où il se trouvait Nicolas se décida à demander conseil aux deux frères. Il profita de la première occasion où il fut seul avec M. Charles Cheeryble, pour lui raconter l’histoire de Smike. Il exprima le ferme espoir que, vu les circonstances, le bon vieillard ne le blâmerait pas d’intervenir entre le père et l’enfant, et de soutenir ce dernier dans sa désobéissance.

— L’horreur qu’il éprouve pour cet homme est telle, ajouta Nicolas, que j’ai peine à croire qu’il soit réellement son fils. La nature ne paraît pas avoir mis en lui la moindre tendresse pour celui qui le réclame, et la nature ne se trompe jamais. — Mon cher monsieur, répondit Charles, vous tombez dans une erreur très-commune en attribuant à la nature des actes dont elle n’est point responsable. On parle de la nature comme d’une abstraction, et l’on perd de vue ce qui est naturel. Voici un pauvre malheureux qui n’a jamais été l’objet des soins paternel-, qui durant toute sa vie n’a presque connu que les souffrances. On lui présente un homme qui se dit son père, et dont le premier acte est de lui signifier l’intention formelle de mettre fin à ses courts instants de bonheur, de l’enlever au seul ami qu’il ait jamais eu. Si, dans ce cas, la nature avait mis dans le cœur de cet enfant un secret penchant pour son père et de l’éloignement pour vous, elle eût été absurde et mensongère.

Nicolas fut charmé que le vieillard parlât avec tant de chaleur, et ne répondit rien dans l’espérance d’en entendre davantage.

— À chaque instant, je vois de semblables méprises ; des parents qui n’ont jamais donné une seule preuve d’affection se plaignent de l’ingratitude de leurs enfants ; des enfants qui ne se sont jamais acquittés de leurs devoirs se plaignent de l’indifférence de leurs parents ; des législateurs dont les affections n’ont jamais eu assez de soleil pour s’épanouir dissertent avec fracas sur les liens du sang, et s’écrient qu’on outrage la nature. Les instincts et les sentiments naturels, mon cher monsieur, sont les plus belles œuvres du Tout-Puissant ; mais, comme d’autres belles œuvres de ses mains, ils ont besoin d’être soutenus et cultivés ; autrement, il est naturel qu’ils s’éteignent, et que de nouveaux penchants en usurpent la place, comme il est également dans l’ordre des choses qu’abandonnées à elles-mêmes, les plus précieuses productions de la terre soient étouffées par les mauvaises herbes. Nous devrions réfléchir là-dessus, et ne pas parler à tort et à travers des obligations qu’impose la nature.

Après ces paroles prononcées avec énergie, M. Charles s’arrêta pour se calmer un peu, et reprit ensuite :

Vous devez être surpris, mon cher monsieur, que j’aie écouté votre récit sans étonnement. Cela s’explique aisément : votre oncle est venu ici ce matin.

Nicolas rougit et recula.

— Oui, dit le vieillard, ici, dans cette chambre. Il a été sourd à toute raison, à tout sentiment, à toute justice. Mais Edwin et moi l’avons serré de près ; les paroles de mon frère, Monsieur, auraient attendri un pavé. — Il est venu pour… — Pour se plaindre de vous, pour empoisonner nos oreilles de calomnies ; mais il a échoué dans ses tentatives, et a emporté chez lui quelques vérités salutaires. J’ai vu aussi le père, vrai ou supposé ; c’est un barbare et un hypocrite, monsieur Nickleby. Je lui ai dit : Vous êtes un barbare, Monsieur ; et je suis content d’avoir trouvé cette épithète ; mais ce n’est pas de cette affaire qu’il s’agit maintenant. Je vais vous parler d’un autre sujet… en confidence, monsieur Nickleby. Tâchons d’être calme.

Après avoir fait deux ou trois tours dans la chambre, il reprit sa chaise, qu’il approcha de celle de Nicolas, et dit :

— Je vais vous charger, mon cher monsieur, d’une mission mystérieuse et délicate. — Vous pouvez employer un messager plus habile ; mais j’ose dire que vous n’en trouverez pas de plus fidèle et de plus dévoué. — J’en suis intimement convaincu, et vous apprécierez l’opinion favorable que j’ai de vous quand vous saurez que l’objet de cette mission est une jeune personne. — Une jeune personne ! s’écria Nicolas tremblant d’émotion. — Une jeune personne charmante, dit gravement M. Cheeryble. — Poursuivez, je vous prie. — Je ne sais comment continuer, dit tristement Charles ; vous avez vu par hasard dans cette chambre une jeune personne évanouie. — Vous le rappelez-vous ? vous avez peut-être oublié cet incident… — Oh ! non, répondit précipitamment Nicolas, je… je me le rappelle très-bien. — C’est de cette dame que je vous parle. C’est la fille d’une dame qui, lorsqu’elle était belle et jeune elle-même, fut…

Mon frère Edwin devait se marier avec la sœur de cette dame ; mais elles sont mortes toutes deux il y a longtemps. Celle que j’aimais épousa un homme de son choix, et je voudrais pouvoir ajouter que sa vie fut ensuite aussi heureuse que mes ferventes prières le demandaient au ciel.

Il y eut un moment de silence que Nicolas n’essaya pas de troubler.

— Je le dis avec toute la sincérité de mon cœur, reprit le vieillard avec calme, je n’ai jamais souhaité à mon rival ni peines ni malheurs. Si Dieu avait exaucé mes vœux, il eût mené une vie de paix et de félicité… Mais il n’en fut pas ainsi. Ils éprouvèrent des pertes, de la gêne, des embarras compliqués. Elle vint, un an avant sa mort, faire appel à ma vieille amitié ; elle vint tristement changée, abattue par la souffrance et les mauvais traitements. Il gaspilla promptement l’argent que j’aurais versé aussi facilement que de l’eau pour procurer à sa femme un seul instant de tranquillité. Il savait, disait-il, qu’elle se repentait amèrement du choix qu’elle avait fait, et qu’elle l’avait épousé par des motifs d’intérêt et de vanité, car c’était autrefois un jeune homme aimable et entouré de joyeux amis. Enfin il lui attribuait injustement les malheurs dont sa prodigalité était l’unique cause. À cette époque leur fille n’était qu’une enfant, je ne l’avais jamais vue avant le jour où vous la vîtes aussi ; mais mon neveu Frank, deux jours après son retour en Angleterre, la rencontra par hasard, et la perdit de vue presque immédiatement. Son père, conduit aux portes du tombeau par la maladie et la pauvreté, se cachait pour échapper à ses créanciers. Elle, enfant qui nous semblerait mériter un meilleur père, bravait pour soutenir le sien les privations, la misère, tout ce qu’il y a de plus terrible pour une créature jeune et délicate. Elle n’avait qu’une domestique, jadis aide de cuisine dans la maison, mais qui, par sa fidélité à toute épreuve, était digne, Monsieur, d’être… d’être la femme de Tim Linkinwater lui-même.

Après s’être livré quelque temps avec énergie à l’éloge de la pauvre suivante, le frère Charles se renversa sur sa chaise, et poursuivit avec calme.

Voici la substance de ce qu’il dit. Cette jeune fille, sans appui, avait vécu avec son père du travail de ses mains. Elle avait repoussé fièrement les offres de service des anciens amis de sa mère, parce qu’on voulait lui imposer la condition de quitter son père ; elle avait évité d’avoir recours à M. Cheeryble, qu’il détestait et qu’il avait calomnié, et avait travaillé assidûment, malgré ses chagrins, malgré la brusquerie d’un malade que ne soutenait ni le souvenir ni l’espérance, Jamais elle ne s’était plainte du triste sort auquel elle s’était volontairement condamnée. Elle avait mis à profit tous les petits talents qu’elle avait acquis en des jours plus heureux, et manié tour à tour l’aiguille, le pinceau et la plume. Enfin, après deux ans d’efforts presque infructueux, elle avait été forcée de s’adresser au vieil ami de sa mère, et de se confier à lui.

— Si j’avais été pauvre, dit M. Charles les yeux étincelants, si j’avais été pauvre, monsieur Nickleby, et je ne le suis pas, Dieu merci, je me serais refusé le nécessaire pour l’assister ; assurément tout le monde le ferait en pareille circonstance. Si son père était mort, rien ne serait plus aisé que de la secourir ; car elle aurait un asile dans notre maison, et serait considérée comme notre fille ou notre sœur ; mais son père vit, il refuse tout secours, il ne veut rien accepter de personne… comment donc leur venir en aide ? — Ne peut-on la déterminer à ?…

Nicolas n’osa exprimer entièrement sa pensée.

— À le quitter ? dit M. Charles : qui pourrait demander à un enfant d’abandonner son père ? On a tâché d’obtenir d’elle qu’elle ne le vît que de temps à autre ; mais toutes les instances ont été inutiles. — N’avez-vous aucune influence sur lui ? demanda Nicolas. — Moi, mon cher monsieur ! moins que personne. Il a contre moi tant de haine et de jalousie que, s’il apprenait que sa fille m’a ouvert son cœur, il l’accablerait de reproches. Et cependant, par suite de son égoïsme, s’il savait qu’elle me doit toutes ses ressources, il dépenserait l’argent sans remords et s’abandonnerait sans frein aux fantaisies les plus coûteuses. — Le misérable ! s’écria Nicolas indigné. — N’employons pas de mots injurieux, dit Charles d’une voix douce ; mais accommodons-nous aux circonstances dans lesquelles cette jeune dame est placée. J’ai été obligé, à sa propre requête, de lui donner par petites portions les secours que je suis parvenu à lui faire accepter ; autrement, s’apercevant de la facilité avec laquelle on trouvait de l’argent, il l’eût prodigué plus légèrement encore que de coutume. Elle est venue le recevoir par intervalles, le soir et en secret. Mais je ne puis souffrir plus longtemps que les choses se passent ainsi, monsieur Nickleby ; je ne le puis vraiment pas.

Alors M. Charles expliqua peu à peu comment les bons vieux jumeaux avaient roulé dans leur esprit une multitude de plans tendant à assister cette jeune personne sans éveiller les soupçons du père. Ils étaient enfin arrivés à conclure que le meilleur moyen était de feindre d’acheter à un prix élevé ses dessins et ses ouvrages de tapisserie. Il était nécessaire à l’accomplissement de ce projet que quelqu’un représentât l’acheteur ; et après de longues délibérations, ils avaient jeté les yeux sur Nicolas.

— Il me connaît, ajouta M. Charles, et il connaît aussi mon frère Edwin. Quant à Frank, c’est un bon enfant, un excellent garçon ; mais nous craignons son étourderie et son irréflexion. Quand il la rencontra pour la première fois, il éprouva pour elle un intérêt extraordinaire, et nous avons su par lui-même que c’était pour elle qu’il avait engagé le combat qui vous a mis en rapport avec lui pour la première fois. Eh bien ! poursuivit M. Charles, vous voyez donc qu’il ne conviendrait nullement. Tim Linkinwater est hors de la question ; car Tim, Monsieur, est un garçon si terrible qu’il ne saurait se contenir, et qu’il en viendrait aux mains avec le père au bout de cinq minutes. Vous ne savez pas ce que c’est que Tim, Monsieur, quand on lui a échauffé la bile ; alors il devient effrayant, Monsieur, tout à fait effrayant. Maintenant nous pouvons avoir en vous toute confiance, nous vous avons jugé depuis longtemps, ou du moins je vous ai jugé, et c’est la même chose ; car il n’y a point de différence entre moi et mon frère Edwin, si ce n’est qu’il n’y a pas, et qu’il n’y aura jamais son pareil au monde. Nous avons reconnu en vous des vertus domestiques et une délicatesse de sentiments qui vous rendent propre à cet emploi. Vous êtes l’homme qu’il nous faut, Monsieur.

Nicolas se trouvait si embarrassé qu’il ne savait que répondre.

— La jeune personne, Monsieur, dit-il, est-elle… est-elle complice de cette ruse innocente ? — Oui, oui, repartit M. Charles ; du moins elle sait que vous viendrez de notre part ; elle ignore toutefois ce que nous ferons de ce que vous achèterez de temps en temps ; et peut-être, si vous jouiez bien votre rôle, peut-être parviendrait-on à lui persuader que nous… que nous bénéficions sur ces objets : qu’en dites-vous ?

M. Charles était si heureux de cette naïve supposition, et l’idée que la jeune personne croirait peut-être ne lui avoir aucune obligation lui causait un plaisir si vif, que Nicolas n’osa le contredire.

— Pourquoi, pensa-t-il, mettrais-je des obstacles à l’exécution de ce projet charitable ? Cet excellent homme n’est-il pas en droit d’attendre de moi le plus entier dévouement, et des considérations personnelles doivent-elles m’empêcher de lui rendre service ?

Nicolas s’adressa ces questions, et se répondit énergiquement : — Non !

Il se persuada qu’il était un martyr volontaire et glorieux, il crut se résigner noblement à accepter sa mission.

M. Cheeryble, ne se doutant nullement des réflexions qui se présentaient à l’esprit du jeune homme, continua à lui donner les instructions nécessaires. La première visite devait avoir lieu le lendemain ; et après qu’on eut réglé tous les préliminaires et recommandé le secret le plus rigoureux, Nicolas se retira pensif.

Le lieu où M. Cheeryble l’envoyait était un pâté de maisons basses et misérables, situé aux environs de la prison de King’s-Bench. Il y a là une douzaine de rues, où sont autorisés à demeurer les débiteurs qui peuvent acheter ce droit.

L’aspect de la maison était triste, les fenêtres du rez-de-chaussée étaient sombres et à peine garnies de sales rideaux de mousseline. La porte ouverte découvrait aux yeux de Nicolas un escalier couvert d’un vieux tapis fané.

Nicolas eut tout le temps de faire ces remarques, pendant qu’un petit garçon allait appeler la domestique de miss Bray. Rien n’était plus simple que de demander miss Bray ; et cependant, quand la servante parut, Nicolas donna les signes d’une agitation plus violente que celle qu’aurait dû causer une circonstance aussi naturelle.

Il monta, et fut introduit dans une chambre du devant. Là, auprès de la fenêtre, à une petite table garnie de tous les objets nécessaires pour dessiner, était assise la jeune fille qui l’avait charmé.

Combien le cœur de Nicolas fut touché de ce qu’elle avait répandu d’élégant et de gracieux dans cet humble appartement ! Qu’il lui avait fallu de sacrifices pour garder ces fleurs, ces jardinières, ces oiseaux, et la harpe et le piano dont les sons avaient été jadis si doux ! De combien de douleurs patiemment supportées l’idée s’associait-elle avec des ornements futiles, fruit de ses loisirs, et remplis de cette grâce particulière aux ouvrages des mains d’une femme de goût ! Nicolas s’imaginait qu’un sourire du ciel était descendu sur cette petite chambre, et que le dévouement de la jeune fille embellissait d’une lumineuse auréole les objets inanimés qui l’entouraient.

Nicolas n’avait pas remarqué la présence d’un malade enveloppé d’oreillers, et qui s’agitait avec impatience sur une chaise longue. Cet homme avait à peine cinquante ans ; mais sa maigreur le faisait paraître beaucoup plus âgé. Ses traits portaient l’empreinte d’une beauté effacée ; mais on y distinguait plutôt les traces des passions fortes et impétueuses que celles de sentiments de nature à rendre attrayante une physionomie beaucoup moins heureuse. Ses regards étaient égarés, son corps était usé ; mais le feu de la jeunesse étincelait encore dans ses grands yeux creux.

Il frappa deux ou trois fois le plancher de sa canne, et appela sa fille.

— Madeleine, qui est là ? qui nous demande ? qui a dit à un étranger que nous étions visibles ? de quoi s’agit-il ? — Je crois… — Vous croyez toujours, repartit le père avec pétulance, qu’y a-t-il ?

Cependant Nicolas avait recouvré assez de présence d’esprit pour parler : il dit donc, conformément à ce qui avait été convenu, qu’il désirait avoir deux écrans, et du velours peint pour une ottomane, et qu’il ne tenait pas au prix, pourvu que le dessin fût élégant. Il était aussi chargé de payer deux dessins, et, s’avançant vers la petite table, il y déposa un billet de banque plié dans une enveloppe cachetée.

— Voyez si l’argent y est, Madeleine, dit M. Bray, ouvrez le papier, ma chère. — Il y est, j’en suis sûre, mon père. — Voyons, dit M. Bray, étendant la main et ouvrant et fermant ses doigts osseux avec irritation. Voyons ; comment en êtes-vous sûre, Madeleine ? C’est un billet de cinq cents livres ; bien ! est-ce le compte ? — Oui, mon père, dit Madeleine en se courbant vers lui.

Elle était si occupée d’arranger les oreillers, que Nicolas ne pouvait apercevoir son visage ; mais il crut avoir vu tomber une larme.

— Sonnez, sonnez ! dit le malade avec la même agitation nerveuse et montrant la sonnette d’une main dont le tremblement se communiquait au billet de banque : dites à la domestique d’aller changer ce billet, de me procurer un journal, de m’acheter des raisins, une bouteille de ce vin que j’ai eu la semaine dernière, et… et… j’oublie la moitié de ce dont j’ai besoin, mais elle redescendra. Qu’elle aille chercher cela d’abord. Allons, Madeleine, vite, vite : que vous êtes lente ! — Il ne songe pas à ce dont elle a besoin ! pensa Nicolas.

Sa physionomie trahit sans doute quelque chose de ses pensées ; car le malade se tourna brusquement vers lui, et lui demanda s’il voulait un reçu.

— Je n’y tiens pas, dit Nicolas. — Vous n’y tenez pas ! Qu’entendez-vous par là Monsieur ? Vous n’y tenez pas ! Croyez-vous que vous nous apportez votre argent à titre de bienfait ou en échange d’une valeur ? Pensez-vous donner votre argent en pure perte ? Savez-vous que vous parlez à un gentleman, Monsieur, à un gentleman qui a possédé de quoi acheter cinquante individus comme vous, cinquante fortunes comme la vôtre ? Quelles sont vos intentions ? — Mes intentions, dit Nicolas, sont uniquement de faire plusieurs affaires de commerce avec cette dame, si elle me le permet, et de ne pas exiger d’elle des formalités gênantes. — Eh bien ! Monsieur, nous prétendons nous astreindre à toutes les formalités possibles. Ma fille, Monsieur, n’a besoin des bontés de personne ; veuillez ne point sortir des bornes de votre métier. Faut-il qu’elle soit exposée à la compassion du moindre commerçant ? Madeleine, ma chère, donnez-lui un reçu, et ayez soin de lui en donner toujours.

Pendant qu’elle feignait d’écrire la quittance, Nicolas réfléchissait au caractère singulier, mais assez commun, qu’il avait sous les yeux. Le malade, qui semblait en proie à de vives souffrances corporelles, se renversa dans sa chaise, et murmura d’une voix plaintive que la domestique était sortie depuis une heure, et que tout le monde conspirait pour le tourmenter.

— Eh bien ! dit Nicolas en prenant la quittance, quand reviendrai-je ?

Ces paroles étaient adressées à la fille ; mais le père se chargea de répondre.

— Quand on vous priera de revenir, Monsieur, et pas avant ; ne vous rendez pas importun. — Si je m’abaissais, Monsieur, à demander des secours à des gens que je méprise, un intervalle de trois ou quatre mois, de trois ou quatre ans entre leurs visites, ne serait point trop long pour moi ; mais comme je ne me suis pas mis volontairement sous la dépendance d’autrui, vous pouvez repasser dans huit jours.

Nicolas s’inclina, et sortit en méditant sur les idées d’indépendance de M. Bray et souhaitant ardemment que peu d’esprits indépendants à la manière du sien animassent l’argile humaine.

En descendant l’escalier, il entendit un pas léger derrière lui, et vit la jeune fille qui le regardait timidement, et semblait se demander si elle devait le rappeler. Le meilleur moyen de mettre fin à son irrésolution était de remonter ; c’est ce que fit Nicolas.

— Je ne sais, dit précipitamment Madeleine, si je ne suis point blâmable ; mais, je vous prie, ne parlez pas aux amis de ma pauvre mère de ce qui s’est passé ici aujourd’hui. Il a souffert beaucoup, et il est de mauvaise humeur ce matin. — Vous n’avez qu’à exprimer un désir, dit Nicolas, comme je suis instruit de votre histoire, et que j’éprouve ce que doivent éprouver les hommes et les anges qui la connaissent, je vous conjure de croire que je mourrais pour vous servir.

Miss Bray détourna la tête, et essaya vainement de cacher ses larmes. Elle agita la main pour l’inviter à partir, mais ne répondit pas un seul mot. Nicolas n’en put dire davantage, et ainsi finit sa première entrevue avec Madeleine Bray.