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Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/10

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CHAPITRE X.

Comment M. Ralph Nickleby pourvut aux besoins de sa nièce et de sa belle-sœur.

Le surlendemain du départ de Nicolas pour le Yorkshire, Catherine Nickleby était assise dans un vieux fauteuil râpé, perché sur un trône couvert de poussière, dans la chambre de miss la Creevy : elle donnait à cette demoiselle une séance pour le portrait convenu. Afin de le mieux réussir, miss la Creevy avait fait détacher de la porte et monter dans son appartement le cadre de miniatures, pour avoir sous les yeux la nuance dont elle voulait embellir le teint de miss Nickleby : c’était un chair de saumon vif, qu’elle avait inventé pour le portrait d’un jeune officier du cadre, et ce chair de saumon vif était considéré par les amis particuliers et les principaux protecteurs de miss la Creevy, comme une véritable découverte dans son art, et ils ne se trompaient pas.

« Je crois que je viens de l’attraper, dit miss la Creevy. C’est bien la nuance ! Ce sera le plus joli portrait que j’aie jamais fait, certainement.

— À coup sûr, dit Catherine en souriant, c’est bien à votre génie tout seul que vous pourrez en faire honneur.

— Mais non, mais non ; je ne vous accorde pas cela, ma chère, répliqua miss la Creevy. Le sujet est très joli par lui-même, un très joli sujet, assurément. — Je ne veux pas dire que le faire de l’artiste n’y soit pour rien…

— Pour beaucoup, sans aucun doute.

— À la bonne heure, ma chère, dit miss la Creevy. En général, vous ne vous trompez pas ; mais, dans ce cas particulier, la nature a fait plus de la moitié des frais. Oh ! que l’art est difficile !

— Qu’il doit être difficile, en effet ! dit Catherine, charmée de flatter ainsi la passion de sa bonne petite amie.

— Vous ne sauriez vous en faire une idée, reprit miss la Creevy. Ce sont des yeux qu’il faut mettre en lumière, à tout prix ; c’est un nez qu’il faut dissimuler de toutes ses forces ; c’est une tête qu’il faut développer ; ce sont les dents à ôter ; vous ne pouvez vous figurer tout le mal qu’il faut se donner pour faire une petite miniature.

— Encore, si les honoraires vous payaient richement de vos peines ! dit Catherine.

— Oh ! il s’en faut bien, vraiment, répondit miss la Creevy. Et encore, les gens sont si difficiles et si exigeants que, neuf fois sur dix, il n’y a pas de plaisir à les peindre. Tantôt ils viennent vous dire : « Oh ! miss la Creevy, pourquoi donc m’avoir fait l’air si sérieux ? » ou bien : « Ah ! miss la Creevy, pourquoi donc m’avoir fait l’air si souriant ? » Ils ne savent pas que c’est l’essence même d’un bon portrait, que l’air sérieux ou riant ; autrement, il n’y a plus de portrait.

— Ah ! vraiment, dit Catherine en riant.

— Certainement, ma chère, parce que les sujets qui posent sont toujours l’un ou l’autre. Vous n’avez qu’à voir à l’Académie royale. Tous ces beaux portraits bien luisants de gentlemen en gilets de velours noir, avec les poings demi-fermés, qui ressortent sur une table ronde ou sur une console de marbre ; ils sont sérieux, voyez-vous. Et toutes ces dames qui badinent avec leurs petites ombrelles, ou avec leur petits chiens, ou avec leurs petits enfants (la variété des objets n’y fait rien, le principe reste le même), elles sont toutes riantes. Le fait est (ici miss la Creevy se pencha à l’oreille de son modèle en baissant le ton de sa voix comme pour lui confier un secret), le fait est qu’il n’y a que deux genres pour les portraits : le sérieux et le riant. Nous réservons toujours d’habitude le sérieux pour les personnages publics (excepté quelquefois les acteurs), et le riant pour des personnes qui n’ont rien d’officiel, les dames et les messieurs, par exemple, qui ne tiennent pas autant à se donner un air capable. »

Catherine paraissait s’amuser beaucoup de ces distinctions savantes, et miss la Creevy continuait de peindre tout en causant avec un air de satisfaction inaltérable.

« Vous avez donc peint un bien grand nombre d’officiers ! dit Catherine, profitant d’un moment où miss la Creevy s’arrêta pour respirer, et jetant les yeux autour de l’atelier.

— Un grand nombre de quoi ? mon enfant, demanda miss la Creevy, levant les yeux de son ouvrage. Ce sont des portraits de fantaisie, voyez-vous. Ce ne sont pas de vrais militaires, vous comprenez.

— Non ?

— Bénédiction du ciel ! comment voudriez-vous, mon enfant ? Ce sont seulement des commis ou autres, qui louent un uniforme pour se faire peindre en militaires, et qui le font porter ici dans une valise. Il y a même des artistes qui tiennent à la disposition de leurs clients un uniforme, à raison de neuf francs cinquante de location, y compris le vermillon ; mais ce n’est pas moi qui ferais cela ; je ne regarde pas cela comme un profit légitime. »

En disant cela, elle se redressa comme une femme heureuse et fière de ne pas s’abaisser jusqu’à ce genre de séduction pour attraper des pratiques ; après quoi, elle ne s’en remit qu’avec plus d’application à son chevalet : seulement, de temps en temps, elle relevait la tête pour regarder avec une satisfaction inexprimable l’effet de quelque coup de pinceau qu’elle venait de donner, ou bien elle s’interrompait un instant pour expliquer à miss Nickleby qu’elle allait passer à quelque détail nouveau du visage.

« Ce n’est pas, lui disait-elle naïvement, pour que vous apprêtiez les traits que je vais peindre, ma chère ; mais, voyez-vous, nous avons l’habitude d’avertir nos sujets des diverses parties du portrait que nous allons faire, afin que, s’il y a quelque expression particulière qu’ils désirent qu’on leur donne, ils puissent nous prévenir à temps, vous comprenez ? »

Ici, un long silence d’une grande minute et demie, après quoi miss la Creevy reprit :

« Quand est-ce que vous comptez revoir votre oncle ?

— Je n’en sais en vérité rien ; j’avais compté le voir plus tôt, répondit Catherine. Cela ne peut pas tarder, j’espère, car il n’y a rien de pis que cet état d’incertitude.

— C’est un homme qui a de l’argent, n’est-ce pas ? demanda miss la Creevy.

— Il est très riche, à ce que j’ai entendu dire ; je n’en sais rien précisément ; mais je le crois riche.

— Oh ! vous pouvez en être sûre ; il n’aurait pas l’air si désagréable sans cela, remarqua miss la Creevy, qui était un drôle de petit mélange de finesse et de simplicité. Règle générale, quand un homme a l’air d’un ours, c’est qu’il a une jolie petite fortune.

— Ses manières sont un peu rudes, dit Catherine.

— Rudes ! cria miss la Creevy ; dites donc qu’un porc-épic est un édredon en comparaison : je n’ai jamais vu de ma vie un vieux loup-garou de sauvage pareil.

— C’est seulement sa manière, je crois, observa Catherine. Il a eu des désagréments dans sa jeunesse, à ce qu’il me semble avoir entendu dire, ou son caractère a été aigri par quelque malheur. Je serais bien fâchée d’en penser du mal avant d’être sûre qu’il le mérite.

— C’est bien, c’est très bien, et je vous approuve, dit l’artiste, et à Dieu ne plaise que je vous donne ce chagrin ! Mais enfin il pourrait bien, sans seulement s’en apercevoir, vous faire à vous et à votre mère quelque petite pension qui vous mettrait toutes les deux à votre aise, jusqu’à votre mariage, et qui serait ensuite pour elle une petite fortune. Qu’est-ce que ce serait pour lui, par exemple, qu’un rouleau de cent louis par an ?

— Je ne sais pas ce que ce serait pour lui, dit Catherine avec énergie, mais, pour moi, j’aimerais mieux mourir que de l’accepter.

— Voyez-vous ! cria miss la Creevy.

— L’idée de dépendre de lui, dit Catherine, empoisonnerait d’amertume tout le reste de ma vie. J’éprouverais, je crois, moins d’humiliation à demander mon pain.

— Bon ! s’écria miss la Creevy. Voilà donc ce parent dont vous ne voulez pas souffrir qu’une personne indifférente dise du mal devant vous ; vous m’avouerez, ma chère, que ce langage doit sembler assez drôle.

— Je le confesse, dit Catherine d’un ton plus contenu ; je le confesse. Je… je… voulais seulement dire que, sous l’influence des souvenirs d’un temps plus heureux qui n’est plus, je ne voudrais pas, pour tout au monde, me résigner à vivre aux dépens de la générosité de personne : pas plus de lui que d’un autre. »

Miss la Creevy regarda Catherine d’un air narquois, comme si elle n’était pas bien convaincue que ce ne fût pas Ralph lui-même qui fût l’objet de sa répugnance ; mais, en voyant l’embarras de sa jeune amie, elle s’abstint de toute observation.

« Tout ce que je lui demande, continua Catherine, qui ne pouvait retenir ses larmes, c’est qu’il veuille bien se départir assez de ses habitudes en ma faveur pour me mettre en état, à l’aide d’une recommandation, seulement d’une recommandation, de gagner mon pain à la lettre et de rester avec ma mère. Si nous devons jamais goûter encore quelque bonheur, cela dépendra du succès de mon bien-aimé frère ; mais que mon oncle fasse seulement cela pour moi, et que Nicolas nous dise qu’il est heureux et content, je ne lui en demanderai pas davantage. »

Comme elle cessait de parler, on entendit un bruit léger derrière le paravent qui la séparait de la porte, et quelqu’un cogna contre le lambris.

« Vous pouvez entrer ! » cria miss la Creevy.

Le visiteur ne se le fit pas dire deux fois, et, s’avançant à l’instant, présenta à la vue de ces dames la forme et les traits de M. Ralph Nickleby en personne, ni plus ni moins.

« Votre serviteur, mesdames, dit Ralph les regardant l’une après l’autre d’un air qui n’était pas tendre. Vous parliez si haut tout à l’heure, que j’ai eu de la peine à me faire entendre. »

Quand le digne monsieur avait quelque chose sur le cœur de pire encore qu’à l’ordinaire, son tic habituel était de tenir un instant ses yeux presque cachés sous leurs sourcils épais et saillants, puis de les développer avec toute leur vivacité perçante. C’est ce qu’il fit en ce moment ; aussi, en le voyant chercher à comprimer le sourire qui écartait malgré lui ses lèvres minces et serrées, et qui ridait le coin de sa bouche en plis malicieux, elles sentirent toutes deux que, s’il n’avait pas entendu toute leur conversation, il en avait au moins entendu déjà trop.

« Comme j’allais monter plus haut, j’ai eu l’idée de commencer par entrer ici où j’étais presque sûr de vous trouver, dit Ralph en s’adressant à sa nièce et regardant le portrait d’un air dédaigneux.

« Est-ce là le portrait de ma nièce, madame ?

— Oui, monsieur Nickleby, dit miss la Creevy d’un petit air éveillé, et même je vous dirai, entre nous, que ce sera un fort joli portrait, quoique ce ne soit pas à moi à me faire des compliments.

— Ne vous dérangez pas pour me le faire voir, madame, s’empressa de dire Ralph en se reculant. Je n’entends rien aux portraits. Est-il bientôt fini ?

— Mais oui, répondit miss la Creevy portant à la bouche le bout de son pinceau, pour mieux se donner l’attitude de la réflexion. Avec deux séances encore…

— En ce cas, qu’elle vous les donne tout de suite, madame, dit Ralph. Dès demain, elle n’aura plus de temps à perdre à des enfantillages. Le travail ! madame ; le travail ! il faut que tout le monde travaille. Avez-vous loué votre appartement, madame ?

— Jusqu’à présent, monsieur, je n’ai pas mis d’écriteau.

— Il faut le mettre à l’instant, madame. Une fois la semaine finie, elles n’auront plus besoin d’y demeurer, ou, si elles y restent, elles n’auront pas de quoi le payer. Maintenant, ma chère, si vous êtes prête, nous n’allons pas perdre de temps. »

M. Ralph Nickleby, avec un faux air de bonté qui lui allait encore plus mal que sa brusquerie habituelle, il fit signe à la jeune demoiselle de passer devant lui, puis, s’inclinant gravement pour saluer miss la Creevy, il ferma la porte et monta l’escalier derrière sa nièce ; là, Mme Nickleby le reçut avec une foule de cérémonies respectueuses. Mais il y coupa court sans façon en lui faisant signe de la main qu’il n’en avait que faire, et, dans son impatience, il expliqua tout de suite le but de sa visite.

« J’ai trouvé une situation pour votre fille, madame.

— Merci ! répliqua Mme Nickleby ; et, maintenant, permettez-moi de vous dire que je n’attendais pas moins de vous. C’est ce que je disais à Catherine, ce matin même à déjeuner : soyez bien sûre, ma fille, lui disais-je, qu’après avoir mis tant d’empressement à pourvoir Nicolas, il n’aura pas de cesse qu’il n’en ait fait autant pour vous. Voilà exactement ce que je lui disais, autant que je puis me le rappeler. Catherine, ma chère, pourquoi donc ne remerciez-vous pas votre… ?

— Laissez-moi continuer, madame, je vous prie, dit Ralph interrompant sa belle-sœur dans le débordement de ses paroles.

— Catherine, ma fille, laissez donc continuer votre oncle, dit Mme Nickleby.

— Je ne demande pas mieux, maman, répondit Catherine.

— Eh bien ! alors, ma fille, si vous ne demandez pas mieux, vous devriez laisser votre oncle dire ce qu’il a à dire, sans l’interrompre, reprit Mme Nickleby avec force mouvements de tête et force signes de contrariété. Le temps de votre oncle est si précieux, ma chère, que, malgré votre vif désir (désir bien naturel et qui ne peut manquer d’être ressenti par tous parents attachés à leur devoir de famille qui ont aussi peu vu leur oncle que vous), malgré votre vif désir donc de prolonger le plaisir de le garder plus longtemps avec nous, cependant nous ne devons pas être égoïstes, mais bien considérer au contraire la nature importante de ses occupations dans la Cité.

— Je vous suis bien obligé, madame, dit Ralph avec un ricanement imperceptible. Le défaut d’habitude des affaires dans votre famille explique apparemment tout ce luxe de paroles inutiles avant de rien conclure.

— J’ai peur que vous n’ayez raison, répondit Mme Nickleby avec un soupir. Votre pauvre frère !…

— Mon pauvre frère, madame, reprit Ralph en l’interrompant avec aigreur, n’avait pas idée de ce que c’est qu’une affaire, ou, pour mieux dire, il ne savait même pas ce que cela veut dire.

— J’en ai bien peur, dit Mme Nickleby portant à ses yeux son mouchoir. Je ne sais pas, sans moi, ce qu’il aurait fait. »

Nous sommes, à vrai dire d’étranges créatures. Le misérable appât que Ralph, dès la première entrevue, avait jeté à sa belle-sœur avec tant d’habileté, était encore là pendillant au bout de l’hameçon aux yeux de la pauvre femme. Chaque fois qu’elle se rappelait, dans les vingt-quatre heures de la journée, quelque gêne, quelque privation occasionnée par son changement de fortune, aussitôt la vision douloureuse de ses vingt-cinq mille francs de dot venait assaillir son esprit, si bien qu’elle avait fini par se persuader que, de tous les créanciers de feu son mari, il n’y en avait pas de plus maltraité ni de plus à plaindre qu’elle. Et pourtant, elle l’avait aimé tendrement pendant bien des années, et elle n’était pas plus égoïste que le commun des hommes, tant il est vrai qu’une pauvreté subite rend l’esprit irritable. Qu’on lui eût donné seulement une petite rente, et ses pensées auraient repris sur-le-champ leur train accoutumé.

« Les regrets ne servent de rien, madame, dit Ralph ; de toutes les peines perdues, la plus stérile, c’est d’envoyer une larme courir après un jour qui n’est plus.

— C’est bien vrai, dit Mme Nickleby en sanglotant, c’est bien vrai.

— Puisque vous ressentez si durement, madame, dans votre personne et dans votre bourse, les conséquences de la négligence dans les affaires, dit Ralph, sans doute vous voudrez pénétrer vos enfants de la nécessité d’y faire plus d’attention de bonne heure.

— Comment ne le ferais-je pas ? reprit Mme Nickleby. Une triste expérience, vous le savez, mon beau-frère… Catherine, ma chère, n’oubliez pas de le dire à Nicolas dans votre prochaine lettre, ou de me le rappeler si je lui écris. »

Ralph fit une pause de quelques moments, puis, se sentant désormais sûr de la mère, dans le cas où la fille ferait des objections à ce qu’il venait proposer, il continua ainsi :

« Pour en finir, madame, la situation que j’ai fait mon possible pour procurer à Catherine, est chez une marchande de modes, couturière en robes.

— Une marchande de modes ! cria Mme Nickleby.

— Une marchande de modes, couturière en robes, madame, répliqua Ralph. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que les marchandes de modes à Londres, qui sont rompues à la routine de tous les besoins et de toutes les fantaisies de la société, font de grandes fortunes, entretiennent des équipages et finissent par devenir des personnages opulents. »

À ce mot de marchande de modes, couturière en robes, l’esprit de Mme Nickleby s’était révolté, en se représentant involontairement certains paniers d’osier doublés de toile cirée noire qu’elle se rappelait avoir vus trotter deçà et delà dans les rues ; mais à mesure que Ralph avançait, les petits paniers disparaissaient pour faire place à de grands hôtels du beau quartier, des voitures bourgeoises bien reluisantes, et un livre de banque bien rebondi ; toutes images qui se succédèrent avec une telle rapidité, que Ralph avait à peine fini de parler, qu’elle agitait la tête avec vivacité, en signe de grande satisfaction, et répétait à chacune de ses paroles : « C’est bien vrai. »

« C’est bien vrai, Catherine, ma chère, ce que dit là votre oncle ; la première fois que votre pauvre papa et moi nous allâmes à la ville après notre mariage, je me souviens que la demoiselle qui m’apporta à la maison un chapeau de paille à la villageoise, avec des rubans verts et blancs et une doublure de marceline verte, arriva dans sa voiture au grand galop jusqu’à la porte ; c’est-à-dire, je ne suis pas bien certaine que ce fût sa propre voiture ; c’était peut-être un fiacre, mais ce que je me rappelle bien, c’est que le cheval tomba raide mort en retournant, car même votre pauvre papa me dit que la bête n’avait pas mangé d’avoine depuis quinze jours. »

Cette anecdote, si propre à faire briller l’opulence des marchandes de modes, ne parut pas avoir un grand succès, car la jeune fille tenait la tête penchée pendant la narration de sa mère, et Ralph manifestait des symptômes significatifs de son extrême impatience.

« Le nom de la dame, dit-il, est Mantalini, Mme Mantalini ; je la connais. Elle demeure près de Cavendish-square. Si votre fille est disposée à essayer de cette place, je vais l’y mener tout de suite.

— Est-ce que vous n’avez rien à dire à votre oncle, ma chère fille ? demanda Mme Nickleby.

— Oh ! bien des choses, au contraire, mais pas pour le moment. J’aime mieux lui parler quand nous serons seuls. Je ne veux pas lui faire perdre son temps à lui adresser mes remerciements, je lui dirai en chemin ce que j’ai à lui dire. »

À ces mots, Catherine s’éclipsa pour aller cacher les traces de l’émotion qui faisait couler des pleurs le long de ses joues, et pour se préparer à sortir, pendant que Mme Nickleby amusait son beau-frère en lui faisant, toujours pleurante, la description détaillée des dimensions d’un piano-secrétaire en bois de rose qu’ils avaient possédé au temps de leur splendeur, ou encore des huit fauteuils de leur salon, à pieds tournés, à belles housses de perse verte, assorties aux rideaux, et qui avaient coûté soixante-huit francs soixante-quinze centimes la pièce : était-ce malheureux ! Ils s’étaient vendus pour rien.

Ces souvenirs intéressants furent arrêtés tout court par le retour de Catherine, qui venait de s’habiller pour sortir, et Ralph, qui n’avait fait que s’agiter et souffrir le martyre pendant toute son absence, ne voulant point perdre de temps, quitta sa belle-sœur sans cérémonie et descendit dans la rue.

« Maintenant, dit-il, donnant le bras à Catherine, marchez aussi vite que vous pouvez, et vous allez voir le chemin que vous aurez à faire tous les jours pour aller à vos affaires. En même temps il se mit à conduire, d’un bon pas, sa nièce dans la direction de Cavendish-square.

— Je vous suis très obligée, mon oncle, dit la jeune fille après qu’ils eurent fait à la hâte un bout de chemin en silence, très obligée.

— Je suis bien aise de vous entendre parler comme cela, dit Ralph. J’espère que vous remplirez votre devoir.

— Je ferai mon possible pour que vous soyez content, mon oncle, répliqua-t-elle. Certainement, je…

— Allons, ne commencez pas à pleurer, dit Ralph en grognant, il n’y a rien que je déteste comme de voir pleurer.

— C’est vrai, mon oncle, c’est très ridicule à moi, je le sais.

— En effet, reprit Ralph l’interrompant, très ridicule et très déplacé. Que cela ne recommence plus ! »

Peut-être n’était-ce pas là le meilleur moyen de sécher les larmes d’une femme jeune et sensible, prête à paraître pour la première fois sur un théâtre tout à fait nouveau pour elle dans la vie, au milieu d’étrangers froids et indifférents. Pourtant, je dois dire qu’il réussit à l’instant. Catherine rougit profondément ; sa respiration fut précipitée pendant quelques instants, puis elle se mit à marcher d’un pas plus ferme et plus résolu. C’était un contraste curieux à voir, que celui d’une jeune provinciale timide reculant à chaque pas devant la foule qui se pressait dans les rues en tout sens, pour laisser passer les plus pressés et se pendant au bras de Ralph, comme si elle craignait de le perdre dans le flot des passants, et de cet homme d’affaires aux traits durs et sombres, qui allait tout droit son chemin, poussant les autres du coude, échangeant de temps en temps, sur son passage, un salut rapide avec quelques connaissances qui se retournaient pour regarder, avec une expression de singulière surprise, sa jolie compagne, et semblaient ne rien comprendre à cette association si mal assortie. Mais quel contraste bien plus étrange encore pour celui qui aurait pu lire au fond de ces cœurs qui battaient côte à côte, mettre à nu la charmante innocence de l’un, l’odieuse malice de l’autre, planer sur les pensées pures et simples de la jeune fille à l’âme tendre, et reconnaître avec étonnement qu’au milieu des desseins rusés et des calculs intéressés du vieillard dont elle tenait le bras, il était impossible de démêler un mot ou un signe qui révélât la pensée de la mort ou de la tombe ! Et cependant c’était la vérité. Spectacle plus étrange encore, quoiqu’il soit tous les jours sous nos yeux ; le cœur jeune et brûlant palpitait de mille craintes, de mille inquiétudes, tandis que celui du vieux roué corrompu par le monde, pétrifié dans sa cellule, n’avait que les battements réguliers de quelque habile mécanique, sans se laisser déranger dans l’exactitude de ses fonctions par un seul sursaut d’espérance ou de crainte, d’inquiétude ou d’amour pour âme qui vive.

« Mon oncle, dit Catherine, quand elle pensa qu’ils devaient approcher de leur destination, il faut que je vous fasse une question : demeurerai-je chez nous ?

— Chez nous ! répondit Ralph, où est-ce ça ?

— Je veux dire chez ma mère, la pauvre veuve, dit Catherine avec énergie.

— C’est ici qu’à vrai dire vous demeurerez, répliqua Ralph, car c’est ici que vous prendrez vos repas et que vous resterez du matin jusqu’au soir ; peut-être même, par occasion, jusqu’au lendemain matin.

— Mais le soir, mon oncle ? je voulais dire que je ne pouvais pas la laisser seule : il faut bien qu’il me reste un endroit que je puisse appeler un chez nous. Naturellement il sera où elle est, vous sentez ; rien n’empêche qu’il ne soit très-modeste.

— Ah ! rien n’empêche ! dit Ralph, dont l’impatience, provoquée par cette observation, lui fit précipiter le pas. Vous voulez dire, qu’il faut bien qu’il soit très modeste. Rien n’empêche ! Je crois que cette petite est folle.

— Mon Dieu ! dit Catherine, c’est un mot qui m’est échappé sans y faire attention.

— Je l’espère, dit Ralph.

— Mais ma question, mon oncle, vous n’y avez pas répondu.

— Eh bien ; je me suis occupé déjà de quelque chose comme cela, dit Ralph, et, quoique je ne sois pas précisément de cet avis, cependant j’ai cherché à satisfaire vos scrupules. Je n’ai parlé de vous que comme d’une ouvrière externe : ainsi vous pouvez aller retrouver tous les soirs ce chez nous, dont vous dites que rien n’empêche qu’il ne soit très modeste. »

C’était déjà quelque chose pour Catherine. Elle se confondit en remerciements de l’attention de son oncle. Ralph les reçut comme un homme qui sent qu’il les a bien mérités, et ils marchèrent sans dire un mot jusqu’à la porte de la couturière. On voyait s’étaler sur une très grande plaque le nom et le commerce de Mme Mantalini, et l’on y arrivait par un escalier de toute beauté. Il y avait bien une boutique dans la maison, mais elle était louée à un commissionnaire en essence de roses. Quant à Mme Mantalini, ses magasins étaient au premier étage, comme le faisait assez voir aux gens comme il faut de Londres ou de province, derrière ses fenêtres garnies de magnifiques rideaux, l’exposition artistique de deux ou trois chapeaux élégants dans le style le plus nouveau et de quelques costumes somptueux du goût le plus irréprochable.

Un valet, en livrée, vint ouvrir la porte, et, sur la demande de M. Ralph, il les introduisit, par une antichambre de belle apparence et un palier spacieux, dans le salon de réception, composé de deux vastes pièces où se montrait en étalage un choix infini de robes et d’étoffes superbes. Il y en avait d’arrangées avec goût sur des supports ; d’autres étaient étendues avec une négligence apparente sur des sofas ; d’autres encore, jetées sur le tapis ou bien suspendues à la glace des psychés, ou enfin se confondant de quelque autre manière avec l’ameublement riche et varié qu’on avait multiplié avec profusion.

C’est là qu’ils attendirent assez longtemps pour lasser la patience de M. Ralph, qui ne paraissait pas regarder avec beaucoup d’intérêt toute cette friperie éblouissante et qui allait finir par sonner quelqu’un, lorsque tout à coup un gentleman, entr’ouvrant la porte, passa la tête et la retira avec la même vivacité en voyant du monde.

« Ici donc, holà ! cria Ralph : qui est-ce qui est là ? » À ce son de voix, qui lui était bien connu, la tête reparut, et la bouche de cette tête faisait voir une longue rangée de dents d’une grande blancheur, prononça sur un ton doucereux ces mots : « Diavolo ! Tiens ! Nickleby ! » Après cette première explosion de ces sentiments, le gentleman s’avança et vint donner à Ralph une poignée de main avec beaucoup d’empressement. Il portait une robe de chambre splendide, un gilet et un pantalon à la hussarde du même dessin ; un mouchoir de soie lilas, des pantoufles d’un vert éclatant, et une chaîne de montre assez longue pour faire le tour de sa taille. Son costume se complétait d’une paire de favoris et de moustaches teints en noir et frisés avec élégance.

« Sapristi ! j’espère que ce n’est pas à moi que s’adresse votre visite, dit le gentleman en donnant une tape sur l’épaule de Ralph.

— Non, pas encore, dit l’autre d’un air sarcastique.

— Ah ! ah ! sapristi ! Et le gentleman, en tournant sur ses talons pour rire avec plus de grâce, se trouva face à face avec Catherine Nickleby, qui était là près de son oncle.

— Ma nièce, dit Ralph.

— Ah ! oui, je me rappelle, dit le gentleman se donnant sur le nez une chiquenaude, comme pour se punir de son défaut de mémoire. Sapristi ! je me rappelle l’objet de votre visite. Venez par ici, Nickleby ; et vous, ma belle demoiselle, voulez-vous me suivre ? Elles me suivent toutes, Nickleby. Ah ! ah ! ah ! elles n’y manquent jamais, sapristi ! »

Tout en donnant ainsi carrière à son imagination folâtre, le gentleman les conduisit à un petit salon particulier au second étage. Il n’était guère moins richement meublé que l’autre ; seulement la présence d’une cafetière d’argent, d’une coquille d’œuf et d’une tasse de porcelaine presque vide, semblait annoncer que le gentleman venait d’y faire son déjeuner.

« Asseyez-vous, ma chère, dit-il à miss Nickleby en la déconcertant tout d’abord par la hardiesse de son regard, puis après par une grimace de satisfaction peu rassurante. Pour arriver à ce maudit étage, il faut se mettre tout hors d’haleine. C’est comme un infernal vestibule du firmament. J’ai peur d’être obligé de déménager, Nickleby.

— Je l’espère bien, répliqua Ralph le regardant d’un air presque menaçant.

— Quel diable d’original vous faites, Nickleby, dit le gentleman ; la plus diabolique de bonne tête, le plus singulier mélange de vieille monnaie d’or et d’argent que j’aie jamais vu de ma vie, sapristi ! »

Après avoir adressé ces compliments à Ralph, le gentleman sonna, toujours les yeux fixés sur Mlle Nickleby, jusqu’à ce qu’il eût donné au domestique qui se présenta l’ordre de demander sa maîtresse sur-le-champ ; après quoi il recommença ses exclamations jusqu’à l’apparition de Mme Mantalini.

La couturière était une femme de figure égrillarde, richement vêtue, d’assez bonne mine, mais beaucoup plus âgée que le monsieur au pantalon à la hussarde. Il n’y avait pas plus de six mois qu’elle l’avait épousé. Le nom de son mari était à l’origine Mantle ; mais, par une transition facile, il s’était changé bientôt en celui de Mantalini, la dame ayant observé avec beaucoup de justesse qu’un nom anglais lui ferait un tort sérieux dans son commerce. Il n’avait apporté à sa femme en mariage que sa paire de favoris, capital précieux sur lequel il avait vécu jusque là assez agréablement pendant nombre d’années. Il venait de s’enrichir, après de longues et patientes expériences, d’une paire de moustaches qui promettait de lui assurer une sorte d’indépendance. Jusqu’à présent, la seule part qu’il prît dans les travaux de la maison s’était bornée à dépenser l’argent que gagnait sa femme, et, de temps en temps, quand on était à court, à monter en voiture pour aller faire escompter, chez M. Ralph Nickleby, moyennant finance, les billets des pratiques.

« Ah çà, mon cœur, dit M. Mantalini, qui diable vous a donc tenue si longtemps ?

— Je ne savais pas même que M. Nickleby fût ici, mon cher, lui répondit madame.

— Alors, idole de mon âme, il faut que ce valet soit un diable d’infernal animal.

— Mon cher, répondit madame, c’est tout à fait votre faute.

— Ma faute ? joie de mon cœur !

— Certainement, fit-elle, mon très cher ; vous savez bien que vous n’en tirerez jamais rien avant de lui avoir administré quelque bonne correction.

— Une correction ? délices de mon âme !

— Je crois bien ! et soyez sûr qu’il a besoin qu’on lui parle un peu ferme, dit madame en faisant la moue.

— Allons, ne vous tourmentez pas ; on lui flanquera des coups de cravache jusqu’à ce qu’il crie comme un damné. »

Sur cette promesse, M. Mantalini embrassa Mme Mantalini ; et, pour finir cette comédie, Mme Mantalini tira d’une manière aimable les oreilles de M. Mantalini, après quoi on passa à l’affaire en question.

« Maintenant, madame, dit Ralph, qui n’avait pas cessé de regarder cette scène avec une expression de mépris peu commune, voici ma nièce.

— Ah ! c’est elle, monsieur Nickleby, répliqua Mme Mantalini toisant Catherine des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Parlez-vous français, ma petite ?

— Oui, madame, répondit Catherine sans oser lever les yeux, car elle sentait que ceux de son impudent admirateur devaient être fixés sur elle.

— Comme une damnée de Française ? » demanda le mari.

Miss Nickleby ne fit pas d’autre réponse à cette question que de tourner le dos au questionneur, comme pour se disposer à répondre à Mme Mantalini si elle avait quelque chose à lui demander.

« Nous avons vingt jeunes dames constamment employée dans l’établissement, dit la maîtresse couturière.

— Vraiment, madame ! reprit Catherine avec timidité.

— Oui, et il y en a qui sont diablement jolies encore, dit le patron.

— Mantalini ! s’écria sa femme d’un air imposant.

— Femme adorable ! dit Mantalini.

— Mantalini ! voulez-vous me briser le cœur ?

— Dieu m’en garde ! je ne le ferais pas pour vingt mille hémisphères peuplés de… de… petites danseuses de l’Opéra, répondit Mantalini qui se sentait en verve.

— Eh bien, c’est pourtant ce que vous ferez, si vous continuez de parler comme vous faites, dit sa femme. Qu’est-ce que vous voulez que M. Nickleby pense de vous en vous entendant ?

— Oh ! rien, madame, rien, répliqua Ralph. Je connais son aimable caractère et le vôtre ; ce sont de simples petites saillies qui ne font que donner un peu plus de piquant à votre vie journalière ; des querelles d’amoureux dont la douceur ajoute encore à ces joies domestiques, qui promettent de durer si longtemps. Voilà tout. »

Si l’on pouvait supposer qu’une porte de fer en colère contre ses gonds prît la ferme résolution de peser sur eux de tout son poids en s’ouvrant avec une lenteur obstinée pour les réduire en poudre dans cette lutte, la plainte des gonds opprimés ne rendrait pas un son plus désagréable que la voix amère et rude dont Ralph prononça ce compliment ironique. M. Mantalini lui-même en sentit l’influence, et se retournant tout effrayé, s’écria : « Quel diable d’abominable croassement !

— Vous ne ferez pas attention, s’il vous plaît, aux plaisanteries de M. Mantalini, dit la dame en s’adressant à Mlle Nickleby.

— Je n’y fais pas attention du tout, madame, dit Catherine avec calme et mépris.

M. Mantalini n’a pas du tout affaire aux jeunes dames de l’établissement, continua-t-elle en lançant un regard à son mari. S’il en a vu quelques-unes, ce ne peut être qu’en les rencontrant dans la rue, quand elles viennent travailler ou qu’elles s’en retournent chez elles, mais jamais ici. Il n’est même jamais au magasin : je ne veux pas de cela. Combien d’heures avez-vous l’habitude de travailler par jour ?

— Je n’ai jamais eu l’habitude de travailler régulièrement, madame, reprit Catherine baissant la voix.

— Elle n’en travaillera que mieux maintenant, dit Ralph qui n’était pas fâché de placer ce mot, de peur que l’aveu de sa nièce ne vînt nuire aux négociations.

— Je l’espère, continua Mme Mantalini. Voici nos heures : de neuf à neuf, et même plus quand nous sommes pressées de besogne ; mais alors je paye un supplément en sus. »

Catherine s’inclina pour faire comprendre qu’elle avait entendu les conditions et qu’elles lui convenaient.

« Quant à vos repas, c’est-à-dire le dîner et le thé, vous les prendrez ici. Vos gages pourront monter de 6 francs 25 à 8 francs 75 par semaine ; mais je ne puis pas encore les fixer d’une manière certaine, avant d’avoir vu ce que vous savez faire. »

Catherine répondit encore par un signe de tête.

« Si vous êtes prête à venir, dit Mme Mantalini, vous ferez bien de commencer lundi matin à neuf heures précises ; et Mlle Knag, ma première demoiselle, recevra mes instructions pour vous essayer d’abord à quelque ouvrage facile. Avez-vous encore quelque chose à me demander, monsieur Nickleby ?

— Plus rien, madame, dit Ralph en se levant.

— Alors, je crois que voilà tout. »

Après cette conclusion naturelle, Mme Mantalini regarda du côté de la porte, comme une personne qui voudrait bien s’en aller, mais qui ne se souciait pas de laisser à M. Mantalini le soin de faire seul les honneurs de sa maison, en conduisant les visiteurs jusqu’au bas de l’escalier. Ralph la tira d’inquiétude en prenant son congé sans délai, pendant que Mme Mantalini lui faisait une foule de reproches gracieux de ne pas venir les voir, et que M. Mantalini maudissait avec force jurons la hauteur des escaliers, en les reconduisant, dans l’espérance qu’en entendant ces anathèmes, Catherine aurait au moins la curiosité de retourner la tête. Mais c’était un espoir qu’il n’eut pas le bonheur de voir réaliser.

« Voilà ! dit Ralph, quand ils furent dans la rue, maintenant vous êtes pourvue. »

Catherine allait l’en remercier encore quand il l’arrêta en lui disant : « J’avais eu quelque idée de placer aussi votre mère à la campagne dans un joli pays (il avait droit de présentation dans une maison de charité sur les confins de Cornouailles ; et il n’était pas rare qu’il pût y disposer de quelques places vacantes), mais, en voyant votre désir de rester ensemble, je me suis décidé à prendre un autre parti pour elle. Elle a un peu d’argent ?

— Oh ! bien peu, répondit Catherine.

— Peu va loin, dit Ralph, quand on sait le ménager. Elle va voir combien de temps elle pourra le faire durer, ne payant pas de loyer. Vous quittez votre logement samedi ?

— C’est vous qui nous l’avez dit, mon oncle.

— Oui, j’ai une maison qui m’appartient et qui n’est pas occupée pour le moment. Je peux vous y mettre jusqu’à ce qu’elle se loue, et après, si rien n’empêche, peut-être en aurai-je une autre, c’est là qu’il vous faudra demeurer.

— Est-ce loin d’ici, monsieur ? demanda Catherine.

— Assez loin, dit Ralph, c’est à l’autre bout de la ville, à East-end, mais je vous enverrai mon commis samedi à cinq heures du matin pour vous y conduire. Au revoir, vous savez votre chemin ? toujours tout droit. » Il serra froidement la main de sa nièce, la quitta au haut de Regent-street et descendit par une rue de traverse pour aller gagner de l’argent. Catherine s’en revint tristement à leur appartement du Strand.