Aller au contenu

Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/15

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XV.

Où le lecteur sera mis au fait de la cause originelle de l’interruption décrite dans le chapitre précédent, aussi bien que de quelques autres particularités qu’il lui est nécessaire de connaître.

Newman Noggs grimpa l’escalier à la course, tenant en main le breuvage fumant qu’il avait dérobé avec si peu de cérémonie sur la table de M. Kenwigs et presque arraché des mains du percepteur des taxes qui justement, lors de cet enlèvement inattendu, couvait des yeux le liquide contenu dans la chope avec des signes de jouissance anticipée qui animaient sa figure d’un vif sentiment de plaisir. Il porta droit son butin dans son grenier sur le derrière, où il trouva, les pieds en sang et presque sans chaussures, trempés, crottés, harassés, défigurés par les suites d’un voyage fatigant, Nicolas et Smike, tous deux exténués à la lettre par la fatigue inaccoutumée d’une marche longue et pénible.

Le premier soin de Newman fut de forcer Nicolas par de tendres instances à avaler d’un trait la moitié du punch tout bouillant encore ou peu s’en faut. Il passa ensuite à Smike, pour lui verser le reste dans le gosier ; mais Smike, qui de sa vie vivante, n’avait jamais rien pris de plus fort que les boissons apéritives de Mme Squeers, faisait, en absorbant le liquide, une foule de manifestations de surprise et de bonheur, toutes plus drôles les unes que les autres, et, quand ce fut fini, il leva les yeux en l’air avec une expression des plus sentimentales.

« Vous êtes trempé, dit Newman, en passant rapidement ses mains sur l’habit que venait de quitter Nicolas : et moi, moi, je n’ai pas seulement de quoi vous changer, ajouta-t-il en portant tristement ses yeux sur les vêtements mesquins dont il était couvert.

— J’ai dans mon paquet, répliqua Nicolas, d’autres habits qui sont secs ou au moins des effets qui vont pouvoir me servir ; mais, si vous me regardez ainsi d’un air piteux, vous me ferez regretter plus encore de me voir forcé pour cette nuit à venir abuser de vos faibles ressources pour vous demander votre assistance et un abri. »

Nicolas avait beau faire, Newman n’en paraissait pas moins ému de pitié ; seulement, quand son jeune ami lui saisit cordialement la main et l’assura que rien au monde n’aurait pu le déterminer, même à lui faire connaître son arrivée à Londres, s’il n’avait pas eu une confiance secrète dans la sincérité de ses offres de service et dans la bienveillance de ses sentiments à son égard, le visage de M. Noggs reprit en sérénité et il continua de faire tous les préparatifs qui étaient en son pouvoir, pour restaurer ses hôtes, avec une extrême vivacité.

Ces préparatifs étaient bien simples, car les moyens de Newman ne répondaient pas à sa bonne volonté : bien loin de là, et pourtant, tout modiques qu’ils pouvaient être, il y suppléait au moins par son activité et son empressement. Heureusement, Nicolas avait si bien administré en route son petit pécule, qu’il lui en restait quelque peu, et, grâce à son économie, il vit bientôt paraître sur la table du pain et du fromage pour son souper avec un morceau de bœuf froid acheté dans la cuisine bourgeoise qui faisait face à la maison : le tout flanqué d’une bouteille d’eau-de-vie et d’un pot de porter. C’était assez, en tout cas, pour rassurer leur estomac contre la crainte de mourir de faim ou de soif. Newman ne perdit pas beaucoup de temps à dresser pour ses hôtes la seule couche qu’il pût leur préparer pour la nuit ; seulement il insista avant tout pour que Nicolas changeât de vêtements et que Smike acceptât son unique habit, dont ils ne purent l’empêcher de se dépouiller pour l’en revêtir. Les voyageurs dès lors se mirent en devoir d’expédier leur frugal repas avec plus de satisfaction que Nicolas n’en avait peut-être eu jamais devant une table mieux servie.

Après cela, ils s’approchèrent du feu que Newman Noggs avait attisé de son mieux, après la razzia que Crowl avait faite sur son magasin de combustible ; et Nicolas, jusqu’alors arrêté par les sollicitations de son ami, impatient de le voir commencer par prendre du repos après son voyage, se mit à le presser vivement de questions sur sa mère et sur ses sœurs.

« Bien, répondit Newman avec sa taciturnité ordinaire : bien, toutes les deux.

— Elles demeurent toujours dans la Cité ?

— Oui.

— Et ma sœur, elle n’a pas changé d’occupation depuis qu’elle m’a écrit qu’elle pensait pouvoir prendre goût à la sienne ? »

Newman ouvrit ses yeux un peu plus grands encore qu’à l’ordinaire, mais il ne répondit qu’en ouvrant la bouche et en remuant la tête, ce que ses amis avaient le droit d’interpréter par oui ou par non.

Cependant, dans cette circonstance, comme le signe de tête était vertical et non pas horizontal, Nicolas supposa que la réponse était favorable.

« Maintenant, écoutez-moi, dit Nicolas mettant la main sur l’épaule de Newman. Avant d’essayer de les voir, j’ai cru convenable de venir à vous. Je craignais, en cédant à mon vif désir de les retrouver, d’avoir à me reprocher, pour ma satisfaction personnelle, de leur faire un tort qu’il ne serait pas en mon pouvoir de réparer. Quelles nouvelles mon oncle a-t-il reçues du Yorkshire ? »

Newman ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, comme un homme qui fait tout ce qu’il peut pour parler, mais qui ne peut pas y réussir, et finalement il fit une grimace en fixant sur Nicolas des yeux immobiles de stupeur.

« Quelles nouvelles ? reprit vivement Nicolas, dont le front s’était couvert de rougeur. Vous le voyez, je suis prêt à écouter même les inventions de la plus noire malice ; pourquoi chercher à me le cacher ? il faut toujours bien que je le sache, un jour ou l’autre ; à quoi vous avancerait de perdre, dans ces débats, quelques minutes dont la moitié suffirait pour me mettre au courant de tout ce qui s’est passé ? Dites-le-moi tout de suite, je vous prie.

— Demain matin, dit Newman ; vous le saurez demain matin.

— Que gagnerons-nous à ces délais ? insista Nicolas.

— Que vous en dormirez mieux, répondit Newman.

— J’en dormirai plus mal au contraire, répondit Nicolas impatienté. Dormir ! malgré l’épuisement de mes forces et le grand besoin de repos que je ressens, je ne puis espérer de fermer l’œil de la nuit, tant que vous ne m’aurez pas dit tout.

— Et si je vous disais tout ? dit Newman avec hésitation.

— Eh bien ! au pis-aller, vous pourriez exciter mon indignation ou blesser mon orgueil, répondit Nicolas ; mais au moins vous ne troublerez pas mon repos ; car, s’il fallait recommencer, je ne ferais pas autre chose que ce que j’ai fait, et quelles que soient les conséquences qui doivent en résulter pour moi, je ne regretterai jamais ce que j’ai fait ; non, jamais, dussé-je être réduit par là à mourir de faim ou à mendier mon pain. Qu’est-ce qu’un peu de pauvreté ou de souffrance en balance avec la plus basse et la plus cruelle lâcheté ! soyez-en sûr, si j’étais resté là spectateur paisible, témoin passif d’une semblable injustice, je m’en voudrais à moi-même et je croirais en effet avoir mérité le mépris de tout le monde. Quel abominable gredin ! »

Après cette gracieuse allusion à la mémoire de M. Squeers, Nicolas réprima ses transports de colère, et, faisant à Newman un récit fidèle de ce qui s’était passé à Dotheboys-Hall, il le supplia de ne pas se faire prier davantage pour ne rien lui cacher. Vaincu par ses prières, M. Noggs tira d’une vieille masse une feuille de papier griffonnée, à ce qu’il semblait, en toute hâte, et, tout en témoignant par ses gestes de sa répugnance à le satisfaire sur ce point, il s’exécuta à peu près en ces termes :

« Mon cher jeune homme, il ne faut pas ainsi vous livrer à… cela ne peut pas aller, vous comprenez, pour vous faire une situation dans ce monde, si vous allez prendre le parti de tous ceux qui sont victimes de quelques mauvais traitements. Sapristi ! je suis tout fier de vous entendre me raconter cela ; du diable si je n’aurais pas voulu en faire autant moi-même ! »

Newman, infidèle à ses habitudes pacifiques, s’oublia jusqu’à donner en même temps un violent coup de poing sur la table, comme si, dans la chaleur de ses sentiments, il l’eût prise mal à propos pour la poitrine ou pour les côtes de M. Wackford Squeers. Après une adhésion si frappante à la conduite de Nicolas, il ne pouvait plus songer à lui faire des remontrances pour mieux se conduire dans le monde, comme il en avait eu l’intention d’abord, et il arriva droit au but.

« Avant-hier, dit Newman, voici la lettre qu’a reçue votre oncle. J’en ai pris copie à la hâte en son absence. Voulez-vous que je vous la lise ?

— S’il vous plaît, » reprit Nicolas. En conséquence, Newman Noggs lut ce qui suit :

Dotheboys-Hall, jeudi matin.
« Monsieur,

« Papa me prie de vous écrire, regardant comme douteux qu’il puisse jamais recouvrir l’usage de ses jambes, ce qui fait qu’il ne peut mettre la main à la plume.

« Nous sommes tout sans dessus dessous. Papa a sur la figure un masque de plaids bleues et vertes sans conter qu’il y a deux bans qui sont taints de son cent. Il a falu le faire transporter dans la quisine où il est encore couché. Vous pouvez juger par là qu’il a été bien bât.

« Quand votre neveu que vous aviez recommandé comme maître d’étude a eu fait çà à papa, et sauté sur lui, trépignan son corps avec ses pieds et un langage que je me garderai bien de rapporter pour ne pas sallir ma plume, il a frappé mamman avec une violence abominable, l’a flanqué par terre et lui a enfoncé son peigne d’écailles plusieurs pouces dans la tête. Un peu plus, et il aurait pénétré dans le crâne. Nous avons un certificat du médecin attestant que, si c’était arrivé par malheur, le peigne d’écaille aurait fait une lésion au cerveau.

« Moi et mon frère avons été ensuite la victime de sa furie, et nous en avons tant souffert, qu’on peut conjecturer que nous avons quelque mal au dedans, d’autant plus qu’il n’y a pas de marques extérieures. Je ne fais que geter les hauts cris tout le temps que je vous écris, ainsi que mon frère, ce qui m’empêche de faire attention, aussi j’espère que vous excuserez mes fautes.

« Le monstre, après avoir rassasié sa soif de sang, s’est sauvé avec un mauvais sujet fini qu’il avait excité à la révolte, et une bague de grenat appartenant à maman. Comme les constables n’ont pu mettre la main sur lui, on suppose qu’il sera monté dans quelque diligence. Papa vous prie, si vous le revoyez, de faire renvoyer la bague ; quant à ce voleur assassin, on peut le laisser aller, parce que, si on le poursuivait en justice, il en serait quitte pour la déportation, tandis qu’en le laissant faire on est sûr de le voir pendu avant peu, ce qui nous épargnera tout embarras et sera d’ailleurs beaucoup plus satisfaisant. Dans l’espérance d’une réponse, à votre commodité,

« Je me dis
« Votre très humble servante,
« Fanny Squeers.

« P. S. Sa sottise me fait pitié, et je le méprise. »

Un profond silence succéda à la lecture de cette belle épître ; pendant ce temps-là Newman Noggs, en repliant la lettre, considérait avec une sorte de compassion grotesque le mauvais sujet fini en question. Pour lui le pauvre Smike, qui ne comprenait dans tout cela qu’une chose, à savoir qu’il avait été malheureusement la cause de la mésaventure de Nicolas et des calomnies dont il était victime, il était là sur sa chaise, muet et découragé, l’air accablé et le cœur brisé.

« Monsieur Noggs, dit Nicolas après quelques moments de réflexion, il faut que je sorte à l’instant.

— Sortir ! cria Newman.

— Oui ; il faut que j’aille à Golden-square. Ceux qui me connaissent ne croiront pas un mot de la bague, mais il pourrait entrer dans les vues de M. Nickleby ou convenir à sa haine de paraître y croire ; je dois, non pas à lui, mais à moi-même, de montrer la vérité dans tout son jour, et d’ailleurs j’ai besoin de lui servir tout chauds deux ou trois mots d’explication que j’ai à échanger avec lui.

— Attendez, dit Newman.

— Je ne veux pas attendre, continua Nicolas avec résolution, et il prenait la porte pour sortir.

— Écoutez que je vous dise, reprend Newman en se plantant devant son impétueux ami, il n’y est pas ; il est absent de Londres, il ne reviendra pas avant trois jours : et je sais qu’il ne répondra à cette lettre qu’après son retour.

— En êtes-vous bien sûr ? demanda Nicolas dans un état d’irritation croissante et parcourant à grandes enjambées l’espace étroit de la cellule.

— Bien sûr, répondit Newman. Il a eu à peine le temps de la lire quand on est venu le chercher. Et personne autre que lui et nous n’en connaît le contenu.

— Mais êtes-vous certain de ce que vous dites là ? demanda Nicolas avec précipitation. Personne ? pas même ma mère ou ma sœur ? Si je croyais qu’elles en eussent… Il faut décidément que j’y aille, il faut que je les voie. Quel est le chemin ? Où est-ce ?

— Allons, suivez mon conseil, dit Newman qui parlait alors avec la même vivacité qu’un autre, n’essayez de voir qui que ce soit, pas même votre sœur et votre mère, avant qu’il soit revenu chez lui. Je connais mon homme. N’ayez pas l’air d’avoir communiqué avec personne. À son retour, allez droit à lui, et parlez-lui aussi hardiment que vous voudrez. Il sait bien ce qu’il en est : il est assez malin pour deviner toute la vérité ; vous pouvez vous en fier à lui.

— Vous avez de l’amitié pour moi et vous le connaissez mieux que personne, reprit Nicolas après un moment de réflexion. Eh bien ! soit ! »

Newman qui, pendant cette conversation, était resté debout, le dos appuyé contre la porte, tout prêt à employer même la force, si c’était nécessaire, pour empêcher Nicolas de sortir, reprit sa chaise avec satisfaction. Puis entendant bouillir l’eau dans la cafetière, il apprêta un bon verre de grog pour Nicolas, et en remplit un pot fêlé pour Smike et pour lui : ils le burent en communauté dans la meilleure harmonie, pendant que Nicolas, le coude appuyé sur la table, la tête appuyée sur sa main, restait plongé dans une méditation profonde.

Cependant, au premier étage, la société, après avoir écouté avec attention, sans entendre aucun bruit qui pût servir de prétexte à leur curiosité pour monter chez M. Noggs, rentra dans la chambre des Kenwigs et se consola par une foule de conjectures hasardées sur la cause de cette disparition subite du gentleman ruiné et de son absence prolongée.

« Voulez-vous que je vous dise ? commença Mme Kenwigs, si c’était un exprès qu’on lui eût dépêché pour lui annoncer qu’il est rentré dans son bien !

— Au fait ! dit M. Kenwigs, ce ne serait pas impossible. En ce cas, nous ferions peut-être bien de lui envoyer demander s’il ne voudrait pas encore un peu de punch.

— Kenwigs, dit M. Lillyvick à haute voix, vous m’étonnez.

— Comment cela, monsieur ? demanda M. Kenwigs avec une déférence marquée pour le percepteur des taxes.

— En faisant de pareilles propositions, répondit M. Lillyvick en colère. Il a déjà eu du punch, n’est-ce pas ? Je trouve la manière dont ce punch a été intercepté, si vous voulez bien le permettre, très-irrespectueuse pour la société, scandaleuse, parfaitement scandaleuse. Il se peut que ce soit l’usage dans cette maison de permettre de pareilles libertés, mais c’est un genre de conduite que je n’ai jamais vu mettre en pratique ailleurs. C’est ce qui fait que je m’en étonne, Kenwigs. Un gentleman a devant lui un verre de punch qu’il va pour porter à ses lèvres, quand un autre gentleman vient vous empoigner ce verre de punch sans dire seulement un : permettez, ou avec votre permission, et disparaît avec ce verre de punch. Ce sont peut-être là des manières honnêtes, à la bonne heure, mais je ne les comprends pas, voilà tout. Je dirai même plus, c’est que je ne me soucie pas de les comprendre jamais. Mon habitude, Kenwigs, est de toujours dire ce que je pense, et voilà ce que je pense : et, si cela ne vous plaît pas, j’ai déjà passé l’heure ordinaire où je vais me coucher, et je m’en retourne à la maison sans plus de retard. »

En voilà un événement domestique ! Le percepteur, avant de faire ce grand éclat, était resté à couver sa colère pendant quelques minutes dans le sentiment de sa dignité blessée. Quoi ! on l’avait blessé, lui, le héros de la famille, le parent riche, l’oncle célibataire, qui pouvait faire de Morleena une héritière, et du nouveau-né même un légataire. Dieu du ciel ! comment tout cela allait-il finir ?

« Je suis très-fâché, monsieur, dit M. Kenwigs d’un air humble.

— Eh ! monsieur, si vous en êtes très-fâché, riposta M. Lillyvick avec beaucoup d’aigreur, alors vous auriez dû l’empêcher. »

La compagnie se sentit toute paralysée par cet orage domestique. Le rez-de-chaussée resta la bouche toute grande ouverte, les yeux fixés sur le percepteur dans une vague stupeur. Les autres convives ne furent guère moins abasourdis par la sortie du haut personnage. M. Kenwigs, qui n’était pas très adroit pour une circonstance si délicate, ne fit qu’attiser la flamme en essayant de l’éteindre.

« J’étais loin de penser assurément, monsieur, dit-il, j’étais loin de supposer qu’un misérable verre de punch vous mettrait ainsi hors de vous.

— Hors de moi ! Que diable voulez-vous dire avec cette nouvelle impertinence, monsieur Kenwigs ? dit le percepteur. Morleena, mon enfant, donnez-moi mon chapeau.

— Oh ! vous n’allez pas vous en aller, monsieur Lillyvick, » lui dit miss Petowker en cherchant à l’arrêter par son plus séduisant sourire.

Et pourtant M. Lillyvick, insensible aux charmes de la sirène, criait toujours d’un cœur endurci : « Morleena ! mon chapeau. »

À la quatrième sommation, Mme Kenwigs tomba à la renverse dans sa chaise, avec un cri capable d’attendrir un cœur de rocher, à plus forte raison un cœur de percepteur, pendant que les quatre petites filles (auxquelles on venait de faire la leçon) tenaient étroitement embrassée la culotte courte de leur oncle et le priaient, dans un anglais assez incorrect, de rester avec elles.

« Et pourquoi rester, mes chères petites ? dit M. Lillyvick ; vous voyez bien qu’on n’a pas besoin de moi ici.

— Oh ! ne dites pas de ces choses-là, mon oncle, c’est cruel, disait en sanglotant Mme Kenwigs ; vous voulez donc me faire mourir ?

— Je ne serais pas étonné qu’il y eût des gens qui me prêtassent cette intention, répliqua M. Lillyvick jetant un regard de colère sur Kenwigs : hors de moi !

— Oh ! je ne peux pas supporter de voir regarder ainsi mon mari, cria Mme Kenwigs ; c’est une chose si terrible dans les familles. Oh !

— Monsieur Lillyvick, dit Kenwigs, je pense qu’à la considération de votre nièce, vous ne vous refuserez pas à une réconciliation. »

Les traits du percepteur se radoucirent, en voyant toute la société joindre ses instances à celles de son neveu. Il se laissa reprendre son chapeau et consentit à tendre la main.

« N’en parlons plus, Kenwigs, dit M. Lillyvick ; laissez-moi seulement vous dire, pour vous montrer comme j’étais hors de moi, que, si j’étais parti tout à l’heure, avant notre explication, cela n’aurait en rien changé mes dispositions en ce qui concerne les deux ou trois louis que je laisserai à vos enfants le jour de ma mort.

— Morleena Kenwigs, s’écria la nièce, dans un transport de reconnaissance, tombez aux genoux de votre cher oncle, demandez-lui de vous aimer toujours, toute sa vie ; car ce n’est pas un homme, c’est un ange, je l’ai toujours dit. »

Miss Morleena, docile à l’ordre de sa mère, s’approcha donc pour faire son hommage de vassale fidèle ; mais M. Lillyvick la releva pour l’embrasser tendrement, et alors Mme Kenwigs se précipita de son côté pour embrasser le percepteur ; et toute la compagnie, témoin de la magnanimité de M. Lillyvick, ne put contenir un murmure d’approbation générale.

C’est pour le coup que le digne gentleman redevint bien plus encore l’âme et la vie de la société. C’est pour le coup qu’il reconquit avec tous les honneurs de la guerre son vieux rôle de lion, après s’être vu déposséder pour un moment de cette distinction flatteuse par la préoccupation passagère de tous les esprits. Les lions à quatre pattes ne sont féroces, dit-on, que quand ils ont faim ; les lions à deux pieds sont de même. Il est rare que leur mauvaise humeur se prolonge lorsqu’on sait apaiser leur appétit vorace d’honneurs et de considération. M. Lillyvick n’avait jamais été si grand, il venait de montrer son pouvoir. Il avait dit un mot de sa fortune et de son futur testament. Il s’était fait un grand honneur par son désintéressement et sa vertu, et, par-dessus tout, il y gagna finalement une chope de punch bien plus grande que celle avec laquelle ce traître de Newman Noggs avait disparu.

« Un mot encore ; pardon de venir vous déranger, dit Crowl qui se montra à la porte dans cet heureux moment. Mais c’est une drôle de chose, n’est-ce pas ? quand on pense que Noggs demeure dans cette maison depuis plus de cinq ans et que jamais, pendant ce temps-là, personne, même les plus vieux locataires, ne peut se vanter de lui avoir vu venir un visiteur.

— Certainement, monsieur, dit le percepteur, c’est une heure bien indue pour déranger un homme en société, et la conduite de M. Noggs est au moins mystérieuse, pour ne pas dire pis.

— Vous avez bien raison, répliqua Crowl ; mais voilà bien autre chose. C’est que je pense que ces deux génies qui viennent de faire leur apparition sont des échappés de quelque part.

— Qu’est-ce qui vous fait faire cette conjecture, monsieur ? demanda le percepteur qui, par un accord secret, semblait être l’orateur délégué, l’interprète officiel de la compagnie. Vous ne voulez pas dire, je suppose, que ce sont des gens qui se sont sauvés pour échapper au payement des droits et des taxes ? »

M. Crowl, avec un air passablement méprisant, allait entamer une sortie générale contre le payement de toute espèce de droits et de taxes, lorsqu’il en fut empêché à temps par un mot de M. Kenwigs qui lui fut dire à l’oreille et quelques signes répressifs de Mme Kenwigs qui l’arrêtèrent tout court heureusement.

« Le fait est, dit Crowl, qui avait écouté à la porte de Newman de toutes les forces de sa curiosité, le fait est qu’ils ont causé si haut, que je ne pouvais pas m’entendre dans ma chambre. J’ai donc bien été obligé d’attraper, malgré moi, un mot par-ci, un mot par-là, et certainement tout ce que j’ai entendu m’a confirmé dans l’idée qu’ils viennent de décamper de quelque part. Je ne voudrais pas alarmer Mme Kenwigs, mais enfin, si c’était de quelque prison ou de quelque hôpital et qu’ils eussent emporté avec eux la fièvre typhoïde ou quelque autre maladie aussi agréable qui pourrait se communiquer aux enfants ! »

Cette supposition fit un tel effet sur Mme Kenwigs, qu’il fallut tous les tendres soins de miss Petowker du théâtre royal de Drury-Lane pour lui rendre un peu de calme apparent. M. Kenwigs fut aussi bien admirable dans son empressement. C’est lui qui tint sous le nez de sa dame un gros flacon de senteur, tant qu’enfin les larmes qui coulèrent le long des joues de la tendre mère pouvaient être indifféremment attribuées aux effets de sa sensibilité ou des sels volatils.

Bien entendu que les dames, toutes et chacune, ne manquèrent pas, selon l’usage, d’exprimer vivement leur sympathie, récitant en chœur des consolations et des condoléances banales comme : « pauvre chère amie, » ou encore : « je serais tout à fait comme elle si j’étais à sa place, » ou bien : « ah ! mes amis, quelle épreuve, » et puis, « il n’y a qu’une mère qui puisse comprendre le cœur d’une mère. »

Au milieu de tous ces refrains, ce qu’il y eut de plus clair aux yeux de toute la société, c’était l’imminence du danger. Aussi M. Kenwigs était-il sur le point de monter chez M. Noggs pour lui demander une explication. Il avait même déjà, pour se préparer, avalé au préalable un verre de punch avec une fermeté de résolution inflexible, quand l’attention de toute la société fut envahie par une émotion nouvelle et bien plus terrible encore.

Qu’on se figure une succession soudaine et rapide des cris les plus aigus et les plus perçants, partant d’un étage supérieur et, selon toute apparence, du second sur le derrière où le petit nouveau-né des Kenwigs était en ce moment enchâssé dans un étroit cabinet. Au premier bruit, Mme Kenwigs convaincue qu’un chat sauvage était allé y sucer l’âme et le souffle de l’enfant, pendant que la petite bonne était endormie, s’élança vers la porte en se tordant les mains, en poussant d’affreux gémissements ; jugez de la consternation et de la confusion de toute la compagnie.

« Monsieur Kenwigs, allez voir ce que c’est : dépêchez-vous, cria la sœur, s’attachant à Mme Kenwigs pour l’arrêter de force dans ses élans de tendresse maternelle ; mais ma chère, ne vous démenez pas si fort, ou je serai obligée de vous lâcher.

— Mon bébé ! mon chéri, chéri, chéri, chéri bébé, cria Mme Kenwigs en montant toujours d’une note à chaque chéri, mon doux trésor, mon innocent petit Lillyvick, laissez-moi aller le voir, laissez-moi… al-al-al-aller. »

Pendant l’éjaculation de ces cris frénétiques, joints aux pleurs et aux lamentations des quatre petites filles, M. Kenwigs monta quatre à quatre l’escalier. Au moment où il arrivait à la porte de la chambre d’où partait tout le bruit, il se trouva en face de Nicolas qui portait l’enfant dans ses bras et sortait avec une telle violence, qu’il fit dégringoler six marches au père infortuné jusqu’au palier voisin, où M. Kenwigs se remit sur ses pieds sans avoir eu seulement le temps d’ouvrir la bouche pour demander ce qu’il y avait.

« Rassurez-vous, cria Nicolas déjà descendu, le voici : il n’y a plus rien, c’est fini, allons, remettez-vous, il n’y a pas eu de mal. » Et, en même temps qu’il tirait tout le monde d’inquiétude par ses paroles, il rendait à Mme Kenwigs l’enfant que, dans sa précipitation, il avait emporté sens dessus dessous. Puis il courut assister M. Kenwigs qui se frottait la tête de toutes ses forces et n’était pas encore bien remis de sa chute.

Rassurés par cette heureuse nouvelle, la compagnie commença à se remettre aussi de sa frayeur, qui avait produit sur quelques-uns d’entre eux les plus singuliers effets et donné lieu à des méprises étranges. Ainsi l’ami célibataire avait pendant longtemps tenu dans ses bras la sœur de Mme Kenwigs, croyant sans doute soutenir Mme Kenwigs elle-même, et on avait vu, mais bien vu, M. Lillyvick lui-même dans un tel trouble d’esprit qu’il avait embrassé miss Petowker à plusieurs reprises derrière la porte, avec autant de calme que s’il ne se doutait pas de l’accident.

« Ce n’est rien du tout, dit Nicolas, revenant à Mme Kenwigs. La petite fille qui était là pour veiller l’enfant, fatiguée, je suppose, sera tombée de sommeil et s’est brûlé les cheveux à la chandelle.

— Ô méchante petite gaupe ! cria Mme Kenwigs, menaçant énergiquement du bout de l’index la petite malheureuse qui pouvait bien avoir treize ans, et qui la regardait avec sa tête roussie comme un canard que l’on vient de flamber, et la figure tout effrayée.

— J’ai entendu les cris de la petite, continua Nicolas, je suis descendu assez vite pour empêcher le feu de brûler autre chose que ses cheveux, mais, pour l’enfant, vous pouvez être sûre qu’il n’a rien ; car c’est moi-même qui l’ai retiré du lit et qui vous l’ai apporté pour vous faire voir qu’il n’a pas de mal. »

Après cette courte explication, l’enfant qui, en sa qualité de filleul du percepteur des taxes, répondait au nom de Lillyvick Kenwigs, manqua d’être réellement suffoqué cette fois par les caresses des invités. Sa mère elle-même le serra si tendrement contre son cœur qu’il en poussait des cris affreux. Cependant, par une transition naturelle, l’attention générale fut ramenée vers la petite fille qui avait eu l’audace de se roussir les cheveux, et qui, après avoir reçu des mains de celles de ces dames qui étaient les plus énergiques, des claques et quelques bourrades, obtint la grâce d’être renvoyée chez elle gratis ; car les dix-huit sous qu’elle avait si mal gagnés firent retour à la famille Kenwigs.

« Et vous, monsieur, dit Mme Kenwigs en s’adressant à l’ange sauveur du jeune Lillyvick, quels termes dois-je employer pour vous remercier, monsieur ? vraiment je ne sais que vous dire.

— Je n’ai pas besoin que vous me disiez quelque chose, répliqua Nicolas, je n’ai certainement rien fait qui me donne des titres à des remerciements éloquents.

— Ah, monsieur ! sans vous, dit miss Petowker avec un gracieux sourire, le petit Lillyvick était brûlé vif.

— Ce n’est pas vraisemblable, je vous assure, répliqua Nicolas ; il y avait tant de monde ici pour lui porter secours qu’on l’aurait certainement sauvé, avant qu’il y eût de danger réel.

— Cela n’empêche pas, monsieur, que nous allons boire à votre santé, s’il vous plaît, dit M. Kenwigs, en lui faisant signe de s’approcher de la table.

— En mon absence tant que vous voudrez, répondit Nicolas en riant ; pour moi, j’ai fait un voyage si fatiguant aujourd’hui, que je tiendrais fort mal ma place ici : je serais un trouble-fête, au lieu de m’associer à vos plaisirs, dans la supposition où je resterais éveillé, ce qui me paraît très douteux. Je vais donc, si vous le permettez, retourner auprès de mon ami M. Noggs, qui est remonté chez lui quand il a vu qu’il n’y avait rien de grave. Bonsoir, bonne nuit. »

Après avoir ainsi présenté ses excuses de ne pouvoir prendre à part des plaisirs de la soirée, Nicolas fut bien payé de sa peine par les adieux les plus gracieux de Mme Kenwigs et des autres dames, et il se retira sans se douter de l’impression extraordinaire qu’il avait faite sur toute la société.

« Quel délicieux jeune homme ! s’écria Mme Kenwigs.

— Extrêmement distingué, en vérité, reprit M. Kenwigs, ne pensez-vous pas comme moi, monsieur Lillyvick

— Si, dit le percepteur tout en haussant les épaules d’un air équivoque.

— Il est distingué, très distingué ; au moins il en a l’air.

— J’espère, mon oncle, que vous n’avez rien à dire contre lui ? demanda Mme Kenwigs.

— Non, ma chère, répondit le percepteur, non : je ne doute pas qu’il ne devienne quelque chose. Au reste, n’importe, laissez-moi vous exprimer mes tendres compliments, ma chère, et mes souhaits de longue vie pour l’enfant.

— Qui porte votre nom, dit Mme Kenwigs avec un doux sourire.

— Et j’espère qu’il le portera dignement, observa M. Kenwigs, qui voulait rentrer tout à fait en grâce avec le percepteur. C’est un filleul qui, j’en suis sûr, ne fera jamais rougir son parrain, et qui, plus tard, marchera de pair avec les Lillyvick dont il porte le nom. J’avoue, et c’est aussi le sentiment de Mme Kenwigs, qui n’est pas moins sensible que moi à cet avantage, que je considère le bonheur qu’il a de s’appeler Lillyvick comme une des plus grandes bénédictions et un des plus grands honneurs de mon existence.

— La plus grande bénédiction, Kenwigs, murmura sa dame.

— La plus grande bénédiction, dit M. Kenwigs se reprenant, une bénédiction que je ferai tout, j’espère, pour mériter un de ces jours. »

C’était un coup de haute politique de la part de Kenwigs de rattacher ainsi à M. Lillyvick, comme à la source de toutes les grâces, l’importance future du bébé. Le bon gentleman fut sensible à la délicatesse habile de ce procédé, et proposa tout de suite une santé pour le gentleman anonyme qui venait de donner ce soir même un si bel exemple de sang-froid et de vivacité et qui, « je ne crains pas de le dire, observa M. Lillyvick croyant faire une grande concession, me paraît avoir une mine heureuse et dont j’espère que le caractère ne démentira pas les bonnes manières.

— C’est vrai, dit Mme Kenwigs, qu’il est tout à fait agréable de figure et de tournure.

— Certainement, ajouta miss Petowker, il a dans tout son air quelque chose de… mon Dieu ! mon Dieu ! voilà que j’ai oublié le mot.

— Quel mot ? demanda M. Lillyvick.

— Ah ! mon Dieu ! faut-il que je sois stupide, répliqua miss Petowker cherchant dans sa tête : comment donc appelez-vous cela, vous savez bien, quand les jeunes lords vont casser la nuit les marteaux des portes, battre le guet, prendre des voitures au compte des gens qui ne s’en doutent pas, et bien autre chose encore.

— Aristocratique ? dit le percepteur.

— C’est cela : aristocratique, continua miss Petowker. Il a quelque chose d’aristocratique, n’est-ce pas ? »

Les messieurs ne dirent mot et se contentèrent de se regarder les uns les autres en souriant. Ils avaient seulement l’air de dire : « Dame ! il ne faut pas disputer des goûts. » Mais quant aux dames, elles décidèrent à l’unanimité que Nicolas avait un air aristocratique, et, comme personne n’eut la fantaisie de lui contester ce titre, il le garda victorieusement.

Cependant le punch était bu et les petites Kenwigs qui, depuis quelque temps, ne pouvaient plus tenir l’œil ouvert qu’en y fourrant leurs doigts, devinrent grognons et demandèrent avec instance à aller au lit. Le percepteur donna le signal de la retraite en tirant sa montre, et en révélant à la compagnie qu’il était près de deux heures du matin. Sur quoi les uns firent des holà de surprise, les autres dirent que c’était affreux de se coucher si tard. Chapeaux d’homme et chapeaux de femme furent tirés à tâtons de dessous les tables et finirent par retrouver leurs propriétaires. Après cela vinrent force poignées de main, force assurances que jamais on n’avait passé une si délicieuse soirée, qu’on ne pouvait croire qu’il fût si tard ; qu’on s’attendait qu’il était tout au plus dix heures et demie ; qu’on voudrait bien que M. et Mme Kenwigs donnassent comme cela une fête d’anniversaire de mariage toutes les semaines ; qu’on ne savait pas les recettes secrètes de Mme Kenwigs pour faire si bien les honneurs de sa maison ; et ainsi de suite. Tous compliments flatteurs que M. et Mme Kenwigs reconnurent en remerciant, à tour de rôle, les messieurs et les dames de leur avoir procuré l’honneur de leur société et en souhaitant qu’ils eussent pris seulement la moitié du plaisir qu’ils voulaient bien leur exprimer.

Quant à Nicolas, qui ne se doutait guère de la sensation qu’il avait faite, il y a longtemps qu’il s’était endormi, laissant M. Newman Noggs et Smike aux prises avec la bouteille d’eau-de-vie, et ils s’en tirèrent avec tant de succès, que Newman se demandait avec un égal embarras, à la fin de la soirée, s’il n’était pas un peu en train lui-même, et s’il n’avait jamais vu un gentleman aussi lourdement, aussi profondément, aussi complètement plongé dans l’ivresse que sa nouvelle connaissance.