Aller au contenu

Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/17

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XVII.

Suite des mésaventures de Mlle Nickleby.

Catherine Nickleby avait le cœur bien gros, et de tristes pressentiments venaient l’assaillir sans qu’elle pût les vaincre, le matin du jour convenu pour son entrée chez Mme Mantalini. Les horloges de la cité sonnaient juste huit heures moins un quart lorsqu’elle sortit de chez elle pour traverser seule ces rues animées et bruyantes et pour gagner le quartier de West-End, à l’autre bout de Londres.

C’est l’heure matinale où l’on voit un grand nombre de jeunes filles maladives dont la vie de ver à soie se passe à produire, à force de patience et de travail, les riches tissus destinés à couvrir les belles indolentes, les reines de la mode et du luxe, aller à travers les rues retrouver le théâtre obligé de leurs occupations journalières, heureuses d’attraper à la volée, dans leur marche précipitée, la seule bouffée d’air salubre, le seul rayon de soleil qui égayent leur monotone existence pendant les mortelles heures de leur longue journée. À mesure qu’elle approchait du quartier élégant de Londres, Catherine en vit passer beaucoup auprès d’elle, de ces jeunes filles qui couraient comme elle reprendre leur ouvrage pénible ; et leurs visages flétris, leur démarche énervée ne lui disaient que trop que ses pressentiments n’étaient pas mal fondés.

Elle arriva chez Mme Mantalini quelques minutes avant l’heure indiquée, et, après avoir fait quelques pas, en long et en large, dans l’espoir de rencontrer quelque autre femme qui lui épargnerait l’embarras de donner des explications au domestique, elle frappa un coup timide à la porte. La porte fut ouverte par le valet de chambre qui n’avait pris que le temps d’endosser, en montant l’escalier, sa veste bariolée de grandes raies, et qui, en la recevant, rattachait son tablier.

« Mme Mantalini est-elle ici ? demanda Catherine intimidée.

— Il est rare qu’elle soit sortie à cette heure-ci, mademoiselle, répondit l’homme d’un ton qui rendait son mademoiselle plus offensant peut-être que s’il s’était méconnu jusqu’à l’appeler ma chère.

— Puis-je la voir ? demanda Catherine.

— Eh ! mon Dieu non, répliqua le valet tenant toujours la porte et faisant à la visiteuse l’honneur de la regarder fixement avec un ricanement secret.

— Cependant elle m’avait donné rendez-vous, dit Catherine ; je viens pour… pour… travailler chez elle.

— Oh ! alors, vous auriez dû tirer la sonnette de l’atelier, dit le valet de chambre mettant la main sur la poignée d’une sonnette de la porte particulière. Voyons pourtant, j’allais oublier : Mademoiselle Nickleby, n’est-ce pas ?

— Elle-même, répondit Catherine.

— En ce cas, veuillez monter en haut de l’escalier, Mme Mantalini désire vous voir ; par ici. Prenez garde de marcher sur toutes ces affaires qui sont par terre. »

En lui donnant ce conseil, il parlait dans l’intérêt d’un amas hétérogène de plateaux de pâtissier, de lampes, de cabarets garnis de verres, de banquettes à rouet, épars çà et là dans la salle, restes confus d’une soirée de la veille. Il lui montra donc le chemin avec précaution pour monter au second étage, et introduisit Catherine dans une chambre de derrière, communiquant, par une porte à double battant, avec l’appartement où elle avait vu pour la première fois la maîtresse de l’établissement.

« Si vous voulez attendre ici une minute, dit-il, je vais vous annoncer tout de suite. »

Il fit cette promesse de l’air le plus affable, puis il se retira, laissant Catherine toute seule. Il n’y avait pas beaucoup de quoi se distraire dans cette pièce. Elle avait seulement pour principale décoration un portrait en buste demi-nature de M. Mantalini, que l’artiste avait représenté se grattant la tête sans cérémonie, et profitant de cette occasion pour montrer, à son avantage, un brillant qu’il avait reçu des mains de Mme Mantalini, avant son mariage. Cependant on était récréé par le bruit d’un dialogue dans la chambre voisine, et, comme la conversation se faisait à haute voix et que la cloison était mince, Catherine put, sans indiscrétion, reconnaître la voix de M. et de Mme Mantalini.

« Il faut, ma chère, que vous soyez affreusement, horriblement, diablement jalouse, et cela vous rendra très misérable, horriblement misérable, diablement misérable. »

Après quoi on entendit M. Mantalini humer son café chaud.

« Oh ! oui, je le suis, misérable, reprenait Mme Mantalini d’un ton boudeur.

— C’est que vous êtes aussi la plus indigne, la plus ingrate, la plus méchante petite fée, dit M. Mantalini.

— Non, non, je ne le suis pas assez, disait madame avec un sanglot.

— Ne vous faites pas de mauvais sang, ajoutait M. Mantalini en cassant son œuf à la coque ; avec une diablesse de jolie petite figure comme cela on ne peut pas se faire de mauvais sang qu’on ne gâte tout ce qu’elle a d’amabilité et de grâce pour en faire un diable de lutin triste et maussade comme un effroyable petit magot.

— Ce n’est pas toujours comme cela qu’on pourra me ramener, répliqua madame d’un air de mauvaise humeur.

— On la ramènera comme elle voudra ; on ne la ramènera même pas du tout si elle l’aime mieux comme cela, repartit M. Mantalini toujours en humant sa cuiller.

— Tout cela est facile à dire.

— Pas si facile, quand on a la bouche pleine d’un diable d’œuf dont on répand le jaune sur son gilet, reprit M. Mantalini. Sapristi ! ces diables de jaunes d’œuf, cela ne peut aller qu’avec un gilet jaune.

— Cela n’empêche pas que pendant toute la soirée vous n’avez fait que causer avec elle, dit Mme Mantalini qui désirait évidemment revenir à ses moutons.

— Non, non, ma toute belle.

— Oh ! que si ; je vous ai bien vu, j’ai eu l’œil sur vous toute la soirée.

— Quoi ! ce charmant petit séducteur d’œil, il est resté fixé sur moi tout ce temps-là, s’écria Mantalini dans une sorte d’extase de ravissement indolent. Ah ! chien !

— Et je vous répète, reprit madame, que vous ne devez valser qu’avec votre femme, et je prendrai du poison plutôt que de souffrir tout cela.

— Oh que non ! qu’elle ne prendra pas de poison ; elle craindrait d’éprouver des souffrances trop horribles, n’est-ce pas, dit Mantalini, dont la voix moins bruyante annonçait qu’il s’était dérangé de sa place, et qu’il avait pris position plus près de sa femme. Elle ne prendra pas de poison, pour se punir de s’être mariée avec un homme qui pouvait épouser deux comtesses et une douairière.

— Deux comtesses ? interrompit madame, vous ne m’avez jamais dit qu’une.

— Deux, cria Mantalini, deux diablesses de femmes charmantes, deux vraies comtesses, deux fortunes magnifiques, sapristi !

— Eh bien, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? demanda madame d’un air badin.

— Pourquoi je ne l’ai pas fait ? répondit son époux. Est-ce que je n’avais pas vu, à une matinée musicale, le plus méchant petit diable d’enchanteur du monde, et maintenant que ce petit enchanteur c’est ma femme, toutes les comtesses et les douairières de la Grande-Bretagne peuvent aller se… »

M. Mantalini ne finit pas sa phrase, ou plutôt il la finit par un baiser retentissant qu’il donna à Mme Mantalini, et que Mme Mantalini lui rendit avec zèle. Après quoi, le reste du déjeuner ne fut plus interrompu que par des exercices du même genre.

Enfin tout passe, et, quand M. Mantalini en eut assez de ses caresses, « Ah çà, dit-il, précieux joyau de mon existence, parlons un peu de nos affaires ; qu’est-ce que nous avons d’argent comptant ?

— Pas grand’chose assurément, répondit madame.

— Eh bien ! il en faut un peu plus : il faut faire escompter quelque chose au vieux Nickleby, pour ne pas rester en route, sapristi !

— Qu’avez-vous besoin d’en avoir davantage pour le moment ? dit madame d’un air câlin.

— Mais vous ne savez donc pas, âme de ma vie, qu’il y a en vente chez Scrubb un cheval que ce serait péché de laisser aller ? Je me le reprocherais comme un crime, ô bonheur de mes sens, car il est vraiment pour rien.

— Pour rien ? s’écria madame, voilà ce qu’il nous faut.

— Vraiment pour rien, continua Mantalini ; on le donnera pour cent guinées. Quelle crinière ! quelle encolure ! quelles jambes ! quelle queue ! Ah ! tout cela est diablement beau ; quel plaisir de le monter dans Hyde-Park au nez des comtesses que j’ai refusées ! comme elles rageront dans leurs calèches ! cette vieille diablesse de douairière en mourra de dépit ; les deux autres se diront : Hélas ! il est marié, il s’est sacrifié ! diable de contrariété ! tout est dit. Elles se détesteront diablement l’une l’autre, sans compter qu’elles voudraient bien vous voir morte et enterrée. Ha ! ha ! sapristi ! »

Tout le bon sens de Mme Mantalini, qui n’en avait guère, ne put résister à ce brillant tableau de son glorieux triomphe. On entendit un petit cliquetis des clefs qu’elle portait avec elle, puis elle dit qu’elle allait voir ce qu’elle avait en caisse, elle se leva dans cette intention, ouvrit la porte et entra dans la chambre où Catherine était assise.

« Ah ! par exemple, ma chère enfant, s’écria Mme Mantalini reculant de surprise, comment êtes-vous là ?

— Une chère enfant ? cria Mantalini se précipitant sur ses pas, comment est-elle venue ? eh ! oh ! sapristi ! comment vous portez-vous ?

— Voici déjà du temps que j’attends ici, madame, dit Catherine répondant à Mme Mantalini ; il faut que le domestique ait oublié, je suppose de vous en prévenir.

— En vérité, dit Mme Mantalini s’adressant à son mari, il faut que vous avisiez à cela. Cet homme est insupportable : il oublie tout.

— Laissez faire, je veux lui arracher son diable de nez de la figure, pour lui apprendre à laisser une si jolie créature se morfondre ici toute seule, dit l’époux.

— Mantalini ! cria madame, vous vous oubliez.

— Au moins vous, ma chère, je ne vous oublie pas, je ne vous oublierai jamais, jamais, jamais, dit-il, pendant qu’il embrassait la main de sa femme, tout en faisant par derrière une grimace à l’adresse de Mlle Nickleby qui lui tourna le dos. »

Sensible à ce compliment flatteur, la reine des modes prit dans son bureau quelques billets qu’elle passa à M. Mantalini charmé de les recevoir de sa main. Elle pria ensuite Catherine de la suivre, et, après plusieurs tentatives inutiles de M. Mantalini pour attirer l’attention de Mlle Nickleby, elles sortirent ensemble, laissant là ce beau monsieur étendu de tout son long sur le sofa, les pieds en l’air et un journal à la main.

Mme Mantalini conduisit Catherine à l’étage inférieur ; puis, traversant un corridor, elle entra dans une grande pièce sur le derrière, où l’on voyait un assortiment nombreux de jeunes femmes occupées à coudre, à couper, à tailler, à ajuster, à une foule de détails enfin qui ne sont guère connus que des vrais amateurs de l’art des modes et de la couture. C’était une chambre où l’on étouffait, sans autre jour que celui d’un châssis vitré sur les toits, une chambre enfin aussi triste et aussi retirée qu’on peut le désirer pour un atelier.

Mme Mantalini appela à haute voix Mlle Knag. À ce nom, une femme de petite taille, vive et pimpante, se présenta aussitôt, pendant que les demoiselles du magasin suspendaient un moment leurs opérations pour se murmurer l’une à l’autre à l’oreille quelques observations critiques sur la robe de Mlle Nickleby, sur son teint, sur ses traits, sur toute sa personne. La meilleure société d’un des grands bals du monde n’aurait vraiment pas fait mieux.

« Tenez, mademoiselle Knag, dit Mme Mantalini, voici la jeune personne dont je vous ai parlé. »

Mlle Knag adressa à Mme Mantalini un sourire respectueux qu’elle transforma avec une grande habileté en un sourire de gracieuse protection pour Catherine, disant que certainement, quoiqu’on fût obligé de se donner bien du mal après de jeunes filles toutes novices dans les affaires, cependant, persuadée que mademoiselle ferait tout son possible pour répondre à ses soins, elle se sentait déjà disposée à l’accueillir avec intérêt.

« Pour le moment, je crois dans tous les cas, dit Mme Mantalini, que vous ferez bien de garder Mlle Nickleby avec vous dans le magasin, pour vous aider à essayer les robes. D’un côté, elle ne serait pas encore en état de nous être utile à autre chose, et de l’autre, son extérieur sera…

— Tout à fait assorti avec le mien, madame Mantalini, interrompit Mlle Knag ; tout à fait assorti ; et j’étais bien sûre que vous ne seriez pas longtemps à en faire la remarque ; vous avez tant de tact pour tout cela, qu’en vérité, comme je le dis tous les jours à ces demoiselles, je ne sais pas où, quand ni comment vous pouvez avoir appris tout ce que vous savez. Mlle Nickleby et moi, nous sommes tout à fait pareilles, madame Mantalini, seulement je suis un peu plus brune que miss Nickleby, et… je crois que j’ai le pied un peu plus petit. Mlle Nickleby, j’espère, ne m’en voudra pas de cette remarque, quand elle saura que notre famille a toujours été renommée pour ses petits pieds, depuis… hem !… qu’il y a des pieds dans notre famille. J’avais autrefois un oncle, madame Mantalini, qui vivait à Chestenham et qui avait un excellent magasin de marchant de tabac. Hem ! il avait de si petits pieds qu’on aurait dit de ces bouts de pieds qu’on met ordinairement au bas des jambes de bois… les pieds les plus symétriques, madame Mantalini, qu’on puisse voir.

— Je m’imagine, mademoiselle, reprit Mme Mantalini, que cela devait ressembler beaucoup à des pieds bots.

— Ah bon ! je vous reconnais bien là, reprit Mlle Knag. Ah ! ah ! ah ! des pieds bots ; excellent ! c’est ce que je dis toujours à ces demoiselles. La vérité est que, de toutes les personnes d’une humeur enjouée que j’ai pu connaître (tant pis pour celles qui s’en formaliseraient), Mme Mantalini, comme je le dis toujours à ces demoiselles, est certainement la plus remarquable ; et cependant, je puis me flatter d’en avoir entendu bien d’autres ; car, du vivant de mon cher père, c’était moi qui tenais sa maison, mademoiselle Nickleby. Nous avions toutes les semaines à souper deux ou trois jeunes gens des plus connus par leur esprit ; mais celui de Mme Mantalini est si gai, si piquant, et si bienveillant en même temps (comme je le disais encore ce matin à Mlle Simmonds) que je suis encore à me demander où, quand et comment elle a pu apprendre tout cela. »

Ici Mlle Knag fit une pause pour reprendre sa respiration, et nous en profiterons pour observer, non pas qu’elle était merveilleusement bavarde, et merveilleusement obséquieuse envers Mme Mantalini ; ce sont des choses qui ressortent assez d’elles-mêmes et qui n’ont pas besoin de commentaires ; mais nous devons dire qu’elle avait l’habitude d’introduire à chaque instant dans son flux de paroles un hem ! perçant, clair, bruyant, dont ses connaissances interprétaient la signification et la portée de plusieurs manières différentes. Les uns disaient que tout n’était pas de bon aloi, dans les exagérations de Mlle Knag, et qu’elle avait recours à ce monosyllabe, comme l’ouvrier du timbre, à la Monnaie, toutes les fois que son cerveau avait à faire descendre son balancier pour frapper quelque fausse pièce nouvelle qu’elle voulait mettre en circulation. D’autres prétendaient que c’était quand elle cherchait un mot, qu’elle mêlait cette interjection à son discours, pour se donner du temps et pour garder la place, de peur qu’un étranger, la trouvant vacante, ne se substituât dans la conversation. Il est encore bon d’observer que Mlle Knag visait toujours à la jeunesse, quoiqu’elle eût, depuis des années, bien dépassé ce but ; puis aussi, que son esprit inconstant et léger la rangeait dans la classe de ces personnes dont on dit communément qu’on peut s’y fier tant qu’on les a sous la main, mais qu’il n’y faut plus compter sitôt qu’on les quitte d’un moment.

« Vous aurez soin de faire connaître les heures à Mlle Nickleby, et ainsi de suite, dit Mme Mantalini ; je n’ai plus qu’à vous la laisser ; vous vous rappellerez bien mes instructions, mademoiselle Knag. »

Mlle Knag répondit, comme de raison : qu’il était moralement impossible qu’elle oubliât les instructions de Mme Mantalini qui, donnant le bonjour à toutes ces demoiselles ensemble, disparut bientôt.

« Quelle charmante personne, n’est-ce pas, mademoiselle Nickleby ? dit Mlle Knag en se frottant les mains.

— Je l’ai si peu vue, dit Catherine, que je ne puis pas encore me flatter de la connaître.

— Et M. Mantalini, l’avez-vous vu ? demanda Mlle Knag.

— Oui, je l’ai vu deux fois.

— C’est lui, n’est-ce pas, qui est un homme charmant ?

— J’avoue que ce n’est pas du tout l’effet qu’il m’a fait, répondit Catherine.

— Comment, vraiment ? s’écria Mlle Knag levant les mains dans sa surprise ; est-il Dieu possible ! où donc avez-vous les yeux ? Il est si bel homme, si grand, de si belles moustaches, un teint si éblouissant ! et des dents, et des cheveux ! et… Hem ! ah ! par exemple, je vous assure que vous m’étonnez.

— Je ne demande pas mieux que de croire que je n’ai pas le sens commun, reprit Catherine, en défaisant son chapeau ; mais, comme mon opinion n’a pas grande importance, ni pour lui, ni pour d’autres, je n’ai pas à m’en repentir, après tout, et je serais bien étonnée si je changeais de manière de voir de longtemps.

— Mais enfin, c’est un très-bel homme, vous ne pouvez pas dire le contraire, dit une des demoiselles.

— Mon Dieu, quand je dirais le contraire, il n’en serait ni plus ni moins, répondit Catherine.

— Et ses cheveux sont magnifiques, n’est-ce pas ? poursuivit l’autre.

— Je ne dis pas ; car je ne les ai jamais vus.

— Jamais vus ? interrompit Mlle Knag ; ah bien ! si c’est là tout ce que vous connaissez de lui, comment pouvez-vous vous faire une opinion sur un monsieur, avant d’avoir pu l’apprécier dans son ensemble ? »

Il y avait quelque chose de si mondain, même pour une jeune fille qui ne connaissait guère du monde que la campagne où elle avait été élevée, dans ces principes de la vieille modiste, que Catherine empressée, pour une foule de raisons, de passer à un autre sujet de conversation, n’ajouta pas un mot, laissant Mlle Knag maîtresse du champ de bataille.

Après un court silence, pendant lequel toutes les demoiselles soumirent à un examen plus détaillé la personne de Catherine, et se communiquèrent le résultat de leurs observations, une d’elles offrit de la débarrasser de son châle, et, en l’aidant à le défaire, lui demanda si elle ne trouvait pas que le noir était bien désagréable.

« Oh ! sans doute, répondit Catherine avec un soupir amer.

— C’est si chaud et si salissant, » continua celle-ci, en tirant sa robe pour l’ajuster par devant.

C’est si chaud ! Ah ! Catherine aurait pu dire que quelquefois, au contraire, il n’y a pas de costume plus froid que le deuil ; qu’il n’est pas froid seulement au cœur de celui qui le porte, mais que son influence s’étend jusque sur les amis les plus chauds : qu’il glace la source de leur bonne volonté et de leur bienveillance prétendue ; qu’il gèle dans leurs germes ces promesses fleuries dont ils étaient prodigues, et ne laisse plus rien sur la branche qu’un bouton flétri et gâté dans le cœur. Combien il y a peu de gens qui aient perdu un parent ou un ami, leur seule ressource dans ce monde, sans avoir cruellement ressenti cette influence glaciale de leurs habits noirs ! Elle, la pauvre Catherine, elle l’avait ressentie cruellement, elle la ressentait encore dans ce moment, et c’est ce qui fit couler ses larmes malgré elle.

« Je suis bien fâchée de vous avoir fait de la peine sans le vouloir, lui dit sa compagne. Je n’y ai pas pensé du tout. Vous avez perdu quelque proche parent ?

— Mon père, répondit Catherine.

— Quel parent, miss Simmonds ? demanda Mlle Knag à haute voix.

— Son père, répliqua l’autre doucement.

— Son père ! ah ! dit Mlle Knag, toujours d’une voix aussi éclatante ; ah ! a-t-il été longtemps malade, mademoiselle Simmonds ?

— Chut ! je n’en sais rien, répondit la jeune fille.

— Non, dit Catherine en se retournant ; notre malheur a été subit ; sans cela j’aurais été peut-être mieux préparée à supporter la triste position où nous sommes. »

Selon une coutume invariable dans le magasin de Mme Mantalini, Catherine, en sa qualité de nouvelle venue, avait excité une grande curiosité ; on voulait savoir qui elle était, ce qu’elle était, ce qui l’intéressait. Cependant, quoique son extérieur et son émotion eussent dû naturellement ajouter encore à ce sentiment de curiosité, il suffit à ses compagnes de voir que leurs questions lui faisaient de la peine, pour leur imposer plus de réserve ; et Mlle Knag, désespérant pour le moment d’obtenir d’elle de plus amples renseignements, se vit, à son grand regret, contrainte elle-même à commander le silence, en ordonnant à ces demoiselles de continuer leur ouvrage.

Elles se remirent donc à travailler en silence jusqu’à une heure et demie ; alors on leur servit, dans la cuisine, un gigot de mouton cuit au four, avec des pommes de terre pour second plat. Quand le dîner fut fini, et que les demoiselles eurent pris en outre, comme récréation, le temps de se laver les mains, on se remit encore à l’ouvrage, encore en silence, jusqu’à l’heure où le roulement des voitures dans les rues et le bruit des doubles coups frappés aux portes avec le marteau annoncèrent que les membres plus heureux de la société allaient commencer à leur tour le travail de leur journée.

Un de ces doubles coups frappés à la porte de Mme Mantalini annonçait l’équipage d’une grande dame, ou plutôt d’une dame riche, car il ne faut pas confondre la richesse et la grandeur. Elle venait avec sa fille essayer un costume de cour depuis longtemps commencé. Catherine fut déléguée pour habiller ces dames, sous la direction de Mlle Knag et, comme de raison, d’après les ordres de Mme Mantalini. Le rôle de Catherine dans cette cérémonie n’était pas très éclatant, vu que ses fonctions se bornaient à tenir chacune des pièces d’habillement toutes prêtes à Mlle Knag pour les essayer. De temps en temps cependant on lui permettait de nouer un cordon ou d’accrocher une agrafe. À raison même de l’humilité de son ministère, elle pouvait se croire à l’abri de tout traitement malhonnête et de tout témoignage de mauvaise humeur : mais il se trouva que la dame et sa fille étaient mal disposées ce jour-là, et la pauvre enfant fut la victime de leurs rebuffades. « Comme cette demoiselle est maladroite, comme ses mains sont froides, comme elles sont laides, comme elles sont rudes ! elle ne sait rien faire. Je m’étonne que Mme Mantalini garde des gens comme cela chez elle. Nous espérons bien que la prochaine fois on ne la chargera plus de nous habiller, » et ainsi de suite.

Un détail si ordinaire ne mériterait guère de trouver ici sa place, n’était l’effet qu’il produisit. Catherine, après leur départ, versa tant de larmes amères et, pour la première fois, se trouva si humiliée de son métier ! Elle avait préparé son âme à tous les caprices de ses supérieurs, à toutes les exigences d’un travail pénible, c’est vrai ; mais elle ne se trouvait point jusque-là déshonorée de travailler pour gagner son pain. Il lui manquait encore de se voir ainsi blessée par l’insolence et l’orgueil. Avec un peu de philosophie, elle se fût dit que le déshonneur était tout entier pour ceux qui s’avilissaient jusqu’à se faire les esclaves soumis de leurs passions et de leurs caprices, mais elle était encore trop jeune pour accepter de pareilles consolations, et elle se sentait blessée dans ses idées d’honnêteté. Serait-il vrai que, si les gens du commun s’élèvent quelquefois, comme on s’en plaint, au-dessus de leur position, cela vient souvent de ce que les gens comme il faut s’abaissent au-dessous de la leur ?

Le temps se passa à des scènes ou à des travaux du même genre jusqu’à neuf heures du soir. C’est l’heure où Catherine, harassée et découragée de tous les événements de sa journée, quitta volontiers sa prison de travail pour aller rejoindre sa mère au coin de la rue et retourner avec elle au logis, d’autant plus triste qu’il lui fallut dissimuler ses véritables sentiments, bien plus, feindre de partager toutes les heureuses visions de sa compagne de voyage.

« Quel bonheur, Catherine ! disait Mme Nickleby, je n’ai fait qu’y penser toute la journée. Quelle chose délicieuse ce serait pour Mme Mantalini de vous prendre pour son associée ! Et ce serait tout naturel, vous comprenez. Sans aller plus loin, votre pauvre papa n’avait-il pas un cousin dont la belle-sœur, une demoiselle Browndock, devint l’associée d’une maîtresse de pension de Hammer-Smith et fit fortune en un rien de temps ? À propos de cela, je ne me rappelle pas bien si cette demoiselle Browndock n’était pas la même qui a gagné à la loterie le lot de deux cent cinquante mille francs, mais je crois bien que c’est elle. Oui, maintenant que j’y pense, c’est bien elle, j’en suis sûre. Mantalini et Nickleby, comme cela sonnerait bien à l’oreille ! Et pour peu que Nicolas eût aussi de la chance, on pourrait voir le docteur Nickleby, principal du collège de Westminster, demeurer dans la même rue.

— Ce cher Nicolas ! s’écria Catherine, tirant de son sac la lettre que son frère lui avait écrite de Dotheboys-Hall. Ah ! maman, au milieu de tous nos malheurs, je suis bien heureuse de savoir qu’il se porte bien, et de lui voir l’esprit si gai et si satisfait dans ses lettres. Quand je pense à la triste situation qui peut nous attendre, je me console en me disant que lui au moins il est heureux et content. »

Pauvre Catherine ! elle ne se doutait guère combien cette consolation était peu solide, et du peu de temps qu’elle avait encore à garder une telle illusion.