Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/4
CHAPITRE IV.
Snow-Hill[1] ! Qu’est-ce que peut être ce Snow-Hill se demandent les bonnes gens des villes de province où passent les diligences du Nord quand ils y voient inscrit ce mot mystérieux en grandes lettres d’or sur un fond noir avec un splendide écusson ? On finit toujours par se faire une idée vague et par avoir une notion confuse d’un endroit dont le nom frappe souvent nos yeux ou nos oreilles. Jugez du nombre prodigieux de suppositions en l’air auxquelles prêtait ce nom de Snow-Hill. Snow-Hill, c’est déjà par soi-même un nom bien fait pour piquer la curiosité. Mais Snow-Hill, en compagnie d’une tête de Sarrasin, notre esprit par un affreux accouplement d’idées quelque chose d’âpre et de rébarbatif. Quelque contrée glaciale et désolée, en proie à la bise perçante et aux terribles ouragans de l’hiver. Quelque lande, solitaire dans le jour, et la nuit… rien que d’y penser, c’est à faire frémir d’honnêtes gens. Quelque coupe-gorge redouté des voyageurs isolés, le rendez-vous d’infâmes brigands. Voilà, j’imagine, comment on devait se figurer ce Snow-Hill inconnu dans les campagnes éloignées, que la Tête de Sarrasin, comme une apparition lugubre, traverse en courant tous les jours ou toutes les nuits avec l’exactitude fatale attribuée aux revenants, poursuivant résolument sa course rapide par tous les temps, et semblant porter un défi aux éléments mêmes conjurés.
La réalité est un peu différente, mais elle n’est pas non plus tout à fait à dédaigner. C’est là, au cœur de Londres, au centre de l’activité des affaires, au milieu d’un tourbillon de mouvement et de bruit, et comme pour refouler le courant abondant du fleuve de vie qui y afflue sans cesse de différents quartiers et vient baigner le pied de ses murs, c’est là que se dresse, debout… Newgate[2]. Là, dans la rue populeuse sur laquelle il plane d’un air sombre, à quelques pas de ses maisons sales et délabrées, à l’endroit même où les marchands de soupe au poisson et de fruits gâtés exercent leur commerce, on a cent fois vu des êtres humains, à travers un tumulte de sons dont n’approche pas le fracas des grandes villes, des hommes vigoureux et sains, lancés dans la mort par bandes de quatre, six ou huit ; scène horrible, rendue plus horrible encore par le spectacle des derniers sanglots de la vie ; et chaque fenêtre, chaque toit, et chaque mur et chaque pilier avait ses curieux qui venaient en rassasier leurs yeux, pendant que le malheureux agonisant, dans toute cette masse de figures frémissantes et le nez en l’air, n’en rencontrait pas une, pas une qui consolât son dernier regard par l’expression d’une pitié compatissante.
Près de la prison, et par conséquent aussi de Smithfield et du comptoir, c’est-à-dire de tout le bruit et le tumulte de la Cité, juste à l’endroit de Snow-Hill où les chevaux d’omnibus qui partent pour l’est de la ville sont tentés de se laisser tomber exprès, et où ceux des cabriolets de louage qui vont vers l’ouest tombent souvent par accident, est située la cour intérieure de l’auberge dite de la Tête-de-Sarrasin. En effet, deux têtes de Sarrasins, avec leurs larges épaules, montent la garde à son portail. Il fut un temps où elles étaient exposées à se voir la nuit jetées par terre par quelques aimables tapageurs de la métropole, qui mettaient leur gloire à se signaler par ces exploits nocturnes. Mais, depuis quelque temps, on les a laissees en paix maîtresse du terrain, peut-être parce que ce genre de gaieté folâtre a changé de paroisse et s’est transporté à Saint-James, où elle préfère s’exercer sur les marteaux de porte, plus portatifs, et sur le fil de fer des cordons de sonnette, plus commode pour en faire des cure-dents. Pour cette raison ou pour toute autre, les têtes sont là, fidèles au poste, et vous pouvez les voir qui vous regardent de mauvais œil de chaque côté de la porte cochère. L’auberge elle-même, ornée d’une autre tête de Sarrasin, vous fait aussi mauvaise mine du fond de la cour, et, quand vous passez plus loin, sur les panneaux de toutes les diligences rouges qui y sont rangées à la file, brille d’un éclat éblouissant un diminutif de tête de Sarrasin, qui a un air de famille avec les grosses têtes à la porte, en sorte que décidément le style général du monument n’est ni de l’ordre corinthien, ni de l’ordre dorique, mais bien de l’ordre sarracénique.
En avançant dans la cour, vous trouvez à gauche le bureau d’enregistrement, et, à droite, la tour de l’église du Saint-Sépulcre, qui s’élance dans le ciel à perte de vue, avec une galerie de chambres à coucher tout autour. Tout à fait au-dessus de votre tête, vous remarquez une fenêtre avec ce mot : Café, peint en caractères lisibles sur le devant, et puis, en regardant derrière cette fenêtre, vous pourriez apercevoir de plus, en ce moment, M. Wackford Squeers, les mains dans ses poches.
L’extérieur de M. Squeers ne prévenait pas en sa faveur. Il n’avait qu’un œil, et je ne sais si c’est un préjugé, mais généralement on en préfère un de plus. L’œil qu’il possédait n’était certainement pas sans utilité, mais ce n’était assurément pas un œil d’agrément, car il était d’un vert gris quant à la couleur, et, quant à la forme, il ressemblait assez à ces impostes vitrés qui couronnent d’un éventail la porte d’entrée de nos maisons. Le coin de l’œil ridé et ratatiné lui donnait une physionomie sinistre, surtout quand il voulait sourire, car alors son expression prenait quelque chose de traître et de faux. Il avait les cheveux plats et luisants, excepté à leur racine où ils se redressaient roides comme une brosse de son front bas et protubérant ; le tout en harmonie avec sa voix rude et ses manières grossières. Il pouvait avoir de cinquante à cinquante-trois ans ; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne. Il portait au col une cravate blanche à longs bouts ; son costume tout scolastique était entièrement noir, mais les manches de son habit étant beaucoup trop longues et les canons de son pantalon beaucoup trop courts, il n’avait pas l’air à son aise dans ses vêtements, et paraissait surtout dans un état d’étonnement perpétuel de se voir si bien mis.
M. Squeers se tenait dans une stalle, près d’une cheminée du café, avec une table devant lui telle qu’on en voit dans tous les cafés, mais il y en avait deux autres dans les encoignures de forme et de dimension extraordinaires, pour s’accommoder aux angles de la cloison. Sur un coin de la banquette était une toute petite masse de bois blanc attachée avec un misérable bout de ficelle. Et sur cette masse était perché un atome de petit garçon dont on voyait pendiller les bottines lacées et la culotte de peau. Il avait la tête enfoncée dans les épaules jusqu’aux oreilles, les mains étalées sur ses genoux, et jetant de temps en temps un coup d’œil furtif du côté du maître de pension avec des signes manifestes d’appréhension et de terreur.
« Trois heures et demie passées ! murmurait M. Squeers, détournant les yeux de la fenêtre pour les reporter d’un air de mauvaise humeur sur la pendule du café, il ne viendra personne aujourd’hui. »
À cette pensée, M. Squeers, profondément vexé, regarda le petit garçon dans l’espérance qu’il ferait quelque chose pour mériter d’être battu. Mais comme l’enfant ne faisait rien du tout, il se contenta de lui donner une paire de taloches, en lui disant de ne pas recommencer.
« À la Saint-Jean, continua-t-il de grommeler entre ses dents, j’ai emmené dix petits garçons. Dix fois cinq, cela fait cinq mille francs. Je retourne demain à huit heures du matin, et je n’en ai encore que trois, — trois quelque chose, et n’est pas grand chose, — trois fois cinq font quinze, quinze cents francs. Que diable fait-on de tous les enfants ? Qu’est-ce qui passe par la tête des parents ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?… »
Ici le petit garçon qui trônait sur la masse fut pris d’un éternuement violent.
« Eh bien ! monsieur, dit l’instituteur en se retournant avec colère, qu’est-ce que cela, monsieur ?
— Pardon, monsieur, ce n’est rien, répliqua l’enfant.
— Rien, monsieur ? s’écria M. Squeers.
— Pardon, monsieur, c’est que j’éternuais, répliqua le pauvre garçon tremblant à faire trembler sous lui sa petite malle.
— Ah ! vous éternuez, n’est-ce pas ? Alors pourquoi donc me disiez-vous que vous ne faisiez rien, monsieur ? »
Faute de trouver une meilleure réponse à cette question, le petit garçon s’enfonça les poings dans les yeux et se mit à pleurer, sur quoi M. Squeers lui donna d’un côté sur la face un coup qui l’aurait descendu de son siège, s’il ne lui en avait pas donné un second sur l’autre joue, qui le remit en selle.
« C’est bon ! attendez que je vous tienne en Yorkshire, mon petit monsieur, dit M. Squeers, et je vous donnerai votre reste. Avez-vous bientôt fini de crier, monsieur ?
— Oui, i, i, dit en sanglotant l’enfant, qui frottait de toutes ses forces sa figure humide de pleurs avec la Complainte du mendiant sur un mouchoir de calicot imprimé.
— En ce cas, que ce soit fini tout de suite, entendez-vous ? »
Comme cette injonction était accompagnée d’un geste menaçant et prononcée d’un ton féroce, le petit garçon se frotta bien plus fort encore, comme pour renforcer ses larmes, et, sauf le retour de quelques sanglots étouffés, il ne donna plus carrière à ses émotions.
« M. Squeers, dit le garçon d’auberge passant la tête en ce moment par la porte entr’ouverte, voici un gentleman qui vous demande au comptoir.
— Faites entrer le gentleman, répondit M. Squeers adoucissant sa voix. Et vous, petit drôle, mettez votre mouchoir dans votre poche, ou je vais vous assassiner quand le gentleman sera parti. »
L’instituteur avait à peine eu le temps de prononcer ces menaces à demi-voix, quand l’étranger entra. Feignant de ne pas le voir, M. Squeers fit semblant d’être occupé à tailler une plume, et à donner à son élève des conseils paternels.
« Mon cher enfant, disait M. Squeers, chacun a ses épreuves en ce monde. Cette épreuve, il est vrai prématurée, qui fait gonfler votre jeune cœur, et qui vous fait sortir les yeux de la tête à force de pleurer, qu’est-ce que c’est après tout ? rien, moins que rien. Vous quittez vos amis, mais vous allez retrouver en moi un père, mon cher enfant, et une mère véritable en Mme Squeers, au délicieux village de Dotheboys, près de Greta-bridge dans le Yorkshire, où les jeunes gens sont nourris, habillés, fournis de livres classiques, d’argent de poche, blanchis, pourvus de toutes les choses nécessaires…
— C’est monsieur, dit l’étranger arrêtant l’instituteur au milieu de la récitation de son prospectus, qui est M. Squeers, je pense ?
— Moi-même, monsieur, dit M. Squeers, simulant une extrême surprise.
— C’est vous, monsieur, qui avez mis une annonce dans le journal le Times ?
— Le Morning-Post, le Chronicle, le Herald et l’Advertiser, concernant l’Académie, intitulée : « Dotheboys-Hall au délicieux village de Dotheboys, près de Greta-bridge, dans le Yorkshire, » ajouta M. Squeers. Vous venez pour affaire, monsieur ? je le vois à ces petits messieurs qui sont à vos côtés. Comment vous portez-vous, mes petits amis, et vous, monsieur, comment vous portez-vous ? »
En même temps, il donnait des petits coups caressants sur la tête de deux enfants aux yeux caves et d’une structure délicate, que l’étranger avait amenés avec lui, et semblait attendre de plus amples renseignements.
« Je suis dans la couleur à l’huile. Je m’appelle Snawley, monsieur, » dit le nouveau venu.
Squeers inclina la tête comme s’il voulait dire « Vous portez là un bien joli nom.
— J’ai l’intention, M. Squeers, de placer mes enfants chez vous.
— Ce n’est peut-être pas à moi de le dire, monsieur, répliqua Squeers, mais je ne pense pas que vous puissiez trouver mieux.
— Hein, dit l’autre, c’est vingt livres sterling pour l’année, n’est-ce pas, M. Squeers ?
— Vingt guinées[3], reprit le maître de pension avec un sourire persuasif.
— Vingt livres chacun, s’il vous plaît, M. Squeers, dit M. Snawley d’un air solennel.
— Vraiment, je ne crois pas cela possible, répliqua M. Squeers comme si c’était la première fois qu’il eût à réfléchir sur une pareille proposition. Laissez-moi voir : quatre fois cinq font vingt ; multipliez par deux, et retranchez… Allons, il ne faut pas que nous nous tenions à vingt-cinq francs. Tenez, vous me recommanderez à vos connaissances, et j’en passerai par là.
— Ce ne sont pas de gros mangeurs, dit M. Snawley.
— Oh ! cela n’y fait rien, repartit M. Squeers, nous ne faisons pas du tout attention à l’appétit des enfants dans notre établissement. » C’était bien vrai, le malheureux ! Ce n’était que trop vrai.
« Tout le luxe de santé que peut donner le Yorkshire, continua M. Squeers, toutes les beautés morales que Mme Squeers peut inculquer à la jeunesse, enfin tout le confort domestique qu’on peut désirer pour un enfant, ils l’auront, M. Snawley.
— C’est particulièrement sur leur moralité que je vous prierai de veiller, dit M. Snawley.
— J’en suis charmé, monsieur, reprit M. Squeers, se redressant glorieusement ; ils seront justement venus tout droit à la véritable école de la moralité, monsieur.
— Vous êtes vous-même un homme moral, dit le père.
— Mais je m’en flatte, monsieur, répliqua Squeers.
— Je me suis assuré que vous l’êtes, dit M. Snawley ; j’ai pris des informations près d’un de vos répondants, qui m’a dit que vous étiez très pieux.
— C’est vrai, monsieur ; j’espère que je suis connu pour cela.
— C’est comme moi, reprit l’autre. Je voudrais vous dire un petit mot en particulier dans le cabinet voisin.
— Volontiers, dit Squeers avec un rire forcé. Mes chers petits, voulez-vous causer une minute avec votre nouveau camarade ? C’est un de nos élèves, monsieur ; il s’appelle Belling ; il est de Taunton, monsieur.
— Ah ! vraiment ! reprit M. Snawley, regardant le pauvre petit souffre-douleur comme si c’était quelque curiosité naturelle extraordinaire.
— Il part demain avec moi, monsieur, dit Squeers. Voilà ses effets sur lesquels il est assis. Tous les pensionnaires doivent apporter, monsieur, deux habillements complets, six chemises, six paires de bas, deux bonnets de nuit, deux mouchoirs de poche, deux paires de souliers, deux chapeaux et un rasoir.
— Un rasoir ! s’écria M. Snawley, tout en passant dans le cabinet voisin : pourquoi faire ?
— Pour se raser, » répondit Squeers d’un ton grave et mesuré.
Ces trois mots n’avaient pas l’air de dire grand’chose, mais il devait y avoir dans la manière dont ils furent articulés de quoi attirer l’attention, car l’instituteur et son interlocuteur se regardèrent fixement l’un l’autre pendant quelques secondes, et finirent par échanger ensemble un sourire très significatif.
Snawley était un homme à la peau luisante, au nez épaté ; il avait des vêtements de couleur sombre, de longues guêtres noires, et tout son extérieur respirait une expression de sainte mortification : son sourire inexpliqué n’en était que plus remarquable.
« Jusqu’à quel âge gardez-vous donc les enfants dans votre pension ? demanda-t-il à la fin.
— Tout le temps que leurs parents payent exactement leur trimestre à mon agent de Londres, à moins qu’ils ne se sauvent de chez moi, répliqua M. Squeers. Voyons, expliquons-nous, je vois que nous nous entendons. Qu’est-ce que c’est que ces petits garçons ? des enfants naturels ?
— Non, répondit Snawley, soutenant le regard scrutateur que lui dardait l’œil unique de l’instituteur.
— Ah ! je croyais, dit froidement M. Squeers. Nous en avons beaucoup ; tenez, j’en ai un là.
— Celui qui est dans le cabinet voisin ? » dit Snawley.
Squeers répondit par un signe affirmatif. Son visiteur jeta un nouveau coup d’œil sur le petit garçon de la malle, et se retourna d’un air parfaitement désappointé en voyant qu’il ressemblait tout à fait aux autres enfants. « C’est extraordinaire, dit-il, je n’aurais jamais cru cela.
— Eh bien ! c’en est un, lui répéta Squeers. Mais les vôtres, qu’est-ce que vous alliez me dire ?
— Voilà ! dit Snawley : le fait est que je ne suis pas leur père ; je ne suis que leur beau-père.
— Oh ! c’est donc çà, dit le maître de pension. À la bonne heure. Je me demandais aussi pourquoi, diable ! vous alliez les envoyer en Yorkshire. Ha ! ha ! Oh ! maintenant, je comprends.
— Voyez-vous ! j’ai épousé la mère, poursuivit Snawley. C’est trop coûteux de garder des enfants à la maison, et, comme elle a quelque argent à elle, j’ai peur (les femmes sont si peu raisonnables, monsieur Squeers) qu’elle ne soit tentée de le gaspiller pour eux, ce qui les ruinerait, vous comprenez.
— Je comprends, dit Squeers se rejetant en arrière dans son fauteuil, et lui faisant signe de la main de ne pas parler trop haut.
— C’est là, continua M. Snawley, ce qui m’a fait prendre le parti de les mettre dans quelque bonne pension, un peu loin, où il n’y eût pas de congés, pas de ces absurdes vacances qui dérangent deux fois par an les enfants pour les envoyer à la maison, et où ils puissent un peu se dégrossir ; vous comprenez ?
— Les payements seront réguliers, et qu’il n’en soit plus parlé, dit Squeers avec un signe de tête.
— C’est cela exactement, poursuivit l’autre. Cependant, attention à la moralité.
— Soyez tranquille.
— Vous ne permettez pas, je suppose, d’écrire trop souvent à la maison, dit le beau-père avec un peu d’hésitation.
— Jamais, excepté une circulaire à Noël, pour dire qu’ils n’ont jamais été aussi heureux, et qu’ils espèrent qu’on ne les enverra jamais chercher, répondit M. Squeers.
— Je ne pouvais rien désirer de mieux, dit le beau-père en se frottant les mains.
— À présent, dit Squeers, que nous nous comprenons tous les deux, me permettrez-vous de vous demander si vous me tenez pour un homme d’une haute vertu, régulier et d’une conduite exemplaire dans sa vie privée, et si vous n’avez pas, sous le rapport de mes devoirs comme instituteur de la jeunesse, la plus entière confiance dans mon intégrité scrupuleuse, ma libéralité, mes principes religieux et ma capacité ?
— Certainement, je l’ai, répliqua le beau-père en renvoyant au maître de pension le même ricanement.
— Alors, peut-être ne verrez-vous pas d’inconvénient à le certifier, si j’envoie aux informations près de vous ?
— Pas le moins du monde.
— Vous êtes mon homme ! dit Squeers prenant une plume. Voilà ce que j’appelle faire des affaires, et c’est comme cela que je les aime. »
Puis, ayant inscrit l’adresse de M. Snawley, le vertueux instituteur n’eut plus qu’à remplir un devoir encore plus agréable, celui d’inscrire aussi à la recette le payement du premier quartier d’avance, opération à peine terminée, quand on entendit une autre voix demandant M. Squeers.
« Le voici. Qu’est-ce que c’est ?
— Seulement une petite affaire, monsieur, dit Ralph Nickleby s’introduisant, sans autre formalité, avec Nicolas à ses côtés. N’est-ce pas vous qui avez fait insérer une annonce dans les journaux ce matin ?
— C’est moi, monsieur. Par ici, s’il vous plaît, dit Squeers qui était allé reprendre sa place dans la salle près de la cheminée. Ne voulez-vous pas vous asseoir ?
— Si fait, répondit Ralph le faisant comme il le disait, et mettant son chapeau sur la table qui était devant lui. Voici mon neveu, M. Nicolas Nickleby.
— Comment vous portez-vous, monsieur ? » dit Squeers.
Nicolas salua, répondit qu’il se portait bien, et sembla fort étonné de voir l’extérieur du propriétaire de Dotheboys-Hall : il s’attendait à mieux.
« Peut-être que vous me reconnaissez ? dit Ralph regardant de près le maître de pension.
— Oui, c’est vous qui régliez tous les six mois un petit compte avec moi, il y a quelques années, quand je venais à la ville, n’est-ce pas, monsieur ? répondit Squeers.
— Tout juste.
— C’était pour les parents d’un élève nommé Dorker, qui a eu le malheur…
— Le malheur de mourir à Dotheboys-Hall, dit Ralph, finissant la phrase.
— Je me le rappelle très bien, monsieur, reprit Squeers. Ah, monsieur, que Mme Squeers a été bonne pour cet enfant ! ç’aurait été le sien qu’elle ne l’aurait pas mieux soigné. Quelles attentions maternelles pendant sa maladie ! Des rôties et du thé chaud qu’on lui donnait tous les soirs et tous les matins, quand il ne pouvait plus rien avaler ; une chandelle dans sa chambre la nuit même de sa mort ; le meilleur dictionnaire qu’on put trouver dans la maison, qu’on lui envoya pour reposer sa tête ! Après tout, je n’ai pas de regret à ces sacrifices. On est bien heureux de penser qu’on n’a rien eu à se reprocher avec lui. »
Ralph sourit, mais d’un air qui n’était pas du tout souriant, et jeta les yeux sur les personnes qui se trouvaient là.
« Ce sont quelques-uns de mes élèves, dit Wackford Squeers, montrant du doigt le petit garçon assis sur sa masse et les deux petits garçons assis sur le parquet, qui avaient passé tout ce temps-là à se regarder les uns les autres sans dire un mot, et à se disloquer le corps en une foule de contorsions étonnantes, selon l’usage des petits garçons qui en sont à leur première entrevue. Quant à ce gentleman, monsieur, c’est un père d’élève qui était assez bon pour me faire compliment du système d’éducation adopté à Dotheboys-Hall, situé, monsieur, au délicieux village de Greta-Bridge, dans le Yorkshire, où les jeunes gens sont nourris, habillés, blanchis, fournis de livres classiques et d’argent de poche…
— Oui, nous savons tout cela, dit Ralph d’un air ennuyé en l’interrompant. Cela se trouve dans les annonces.
— Vous avez parfaitement raison, monsieur ; cela s’y trouve en effet, répliqua Squeers.
— Et ce n’est pas seulement dans les annonces, Dieu merci ! dit M. Snawley. Je suis obligé, en conscience, de vous garantir, et je suis heureux de saisir cette occasion de le faire, que je considère M. Squeers comme un gentleman de haute vertu, régulier, d’une conduite exemplaire, et…
— Je n’en fais aucun doute, monsieur, interrompit Ralph pour arrêter ce torrent de louanges, aucun doute, assurément. Mais parlons de notre affaire.
— De tout mon cœur, monsieur, dit Squeers. N’ajournez jamais une affaire, c’est le premier précepte que nous inculquons à nos élèves de la classe commerciale. Maître Belling, mon cher petit, rappelez-vous toujours ce précepte, entendez-vous ?
— Oui, monsieur, répondit maître Belling.
— Il se le rappelle, croyez-vous ? dit Ralph.
— Répétez-le au gentleman, dit Squeers.
— Jamais ne…, commença maître Belling.
— C’est très bien, dit Squeers ; allons, continuez.
— Jamais ne…, et maître Belling en restait encore là.
— A…, lui souffla Nicolas par bonté d’âme.
— Achevez… une affaire, dit maître Belling. Jamais… n’achevez… une affaire.
— Très bien, monsieur, dit Squeers dardant un regard sombre au coupable. Vous et moi nous aurons à achever tantôt une petite affaire ensemble pour régler nos comptes.
— Quant à présent, dit Ralph, nous ferions peut-être bien de finir la nôtre.
— Comme il vous fera plaisir, dit Squeers.
— Eh bien ! reprit Ralph, ce ne sera pas long : j’espère qu’elle sera aussitôt conclue qu’entamée. Vous avez demandé dans les annonces un sous-maître capable, monsieur ?
— Précisément, dit Squeers.
— Et vous en voulez réellement un ?
— Certainement, répondit Squeers.
— Le voici, dit Ralph. Mon neveu Nicolas, tout frais émoulu des classes, la tête pleine de science, et la poche vide, est tout juste l’homme qu’il vous faut.
— J’ai peur, dit Squeers embarrassé d’une telle demande pour un jeune homme de la tournure de Nicolas, j’ai peur que ce jeune monsieur ne puisse pas me convenir.
— Que si, dit Ralph, il vous conviendra. » À Nicolas. « Ne vous découragez pas, monsieur ; d’ici à huit jours vous enseignerez toute la jeune noblesse de Dotheboys-Hall, ou il faudrait que ce gentleman fût plus obstiné que je ne suppose.
— Je crains, monsieur, dit Nicolas, s’adressant à M. Squeers, que votre refus ne vienne de ma jeunesse et de ce que je ne suis pas maître ès arts.
— Il est certain qu’il vaudrait mieux avoir pris quelque degré dans l’université, répliqua Squeers, se donnant un air aussi grave qu’il le pouvait, et extrêmement troublé du contraste de la simplicité du neveu et des manières aisées de l’oncle, mais surtout de l’allusion incompréhensible faite par le dernier à la jeune noblesse de son école.
— Tenez, monsieur, dit Ralph, je vais vous présenter l’affaire sous son véritable jour en deux secondes.
— Vous m’obligerez, reprit Squeers.
— Voici, dit Ralph, un garçon, ou un adolescent, ou un gaillard, ou un jeune homme, ou un mirliflore, ou un tout ce que vous voudrez de dix-huit à dix-neuf ans.
— Pour cela, je le vois, observa le maître de pension.
— Et moi aussi, dit M. Snawley, croyant de son devoir de soutenir au besoin son nouvel ami.
— Son père est mort, continua Ralph, il ne connaît pas du tout le monde, il n’a aucune ressource, et sent le besoin de faire quelque chose. Je vous le recommande pour entrer dans votre splendide établissement, comme le premier pas qui peut mettre sur le chemin de la fortune, s’il sait en profiter : vous comprenez ?
— Qui est-ce qui ne comprendrait pas cela ? répliqua Squeers imitant le rire malicieux avec lequel le vieux renard regardait son candide neveu.
— Pour ma part, je le comprends aussi, dit Nicolas avec vivacité.
— Vous voyez, il le comprend, dit Ralph du même ton dur et sec. Si quelque boutade capricieuse lui faisait rejeter cette occasion magnifique avant de l’avoir mise à profit, je me regarde comme dégagé de tout devoir d’assistance envers sa sœur et sa mère. Examinez-le, et songez à tout le parti que vous en pouvez tirer pour bien des choses. À présent la question est de savoir si, pendant quelque temps, à tout événement, il ne fera pas mieux votre affaire que vingt autres candidats auxquels vous pourriez vous adresser dans les conditions ordinaires. N’est-ce pas là une question qui mérite réflexion ?
— Certainement si, dit Squeers répondant par un signe de tête au signe de tête de Ralph.
— Bien, répliqua Ralph ; laissez-moi vous dire deux mots. »
Les deux mots furent dits à part en moins de deux minutes, et M. Wackford Squeers annonça que M. Nicolas Nickleby était, à partir de ce moment, nommé officiellement et installé dans les fonctions de premier maître auxiliaire à Dotheboys-Hall.
« C’est à la recommandation de votre oncle que vous le devez, monsieur Nickleby, » dit Wackford Squeers ; Nicolas ivre de joie, à la vue d’un pareil succès, serra avec chaleur la main de son oncle ; je crois qu’il aurait presque encensé Squeers lui-même, comme une divinité bienfaisante.
« Il a un air original, se disait Nicolas, mais quoi ! Person avait un air original, le docteur Johnson aussi ; tous ces savants plongés dans leurs livres sont comme cela. »
« Monsieur Nickleby, c’est à huit heures du matin que nous prenons demain la diligence, dit Squeers, il faut que vous soyez ici un quart d’heure d’avance, parce que nous avons ces élèves à emmener avec nous.
— Je n’y manquerai pas, monsieur, dit Nicolas.
— J’ai payé votre place, grommela Ralph, ainsi vous n’aurez à vous occuper de rien que de vous mettre chaudement. »
Encore un acte de générosité de la part de son oncle ! Nicolas fut si touché de cette bonté inattendue qu’à peine s’il pouvait trouver des paroles pour lui exprimer sa reconnaissance. Le fait est qu’il se confondait encore en remerciements, quand ils prirent congé du maître de pension, et traversèrent la grande porte de la Tête-de-Sarrasin.
« Je serai ici demain matin pour vous voir embarquer comme il faut, dit Ralph. Surtout pas de reculade.
— Je vous remercie, monsieur, répliqua Nicolas, jamais je n’oublierai tant de bonté.
— Tâchez de ne pas l’oublier, reprit l’oncle. Maintenant vous ferez bien d’aller chez vous faire votre malle. Croyez-vous pouvoir trouver le chemin de Golden-square auparavant ?
— Certainement, dit Nicolas, d’ailleurs il me sera toujours facile de le demander.
— Eh bien ! alors, vous remettrez ces papiers à mon clerc, dit Ralph en lui donnant un petit paquet, et vous lui direz de m’attendre à la maison. »
Nicolas se chargea gaiement du message, et disant à son digne oncle un adieu cordial, auquel le vieux gentleman répondit avec sa tendresse de cœur ordinaire par un grognement, il se mit en route promptement pour faire sa commission.
Il arriva tout droit à Golden-square ; M. Noggs, qui venait de sortir quelques minutes pour aller au cabaret, ouvrait justement la porte avec son loquet, lorsque Nicolas montait les marches.
« Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Noggs en montrant le paquet.
— Des papiers de la part de mon oncle, répondit Nicolas, et vous aurez la bonté de l’attendre ici jusqu’à son retour, s’il vous plaît.
— Oncle ! cria Noggs.
— M. Nickleby, dit Nicolas par forme d’explication.
— Entrez, » dit Newman.
Sans dire un mot de plus il fit passer Nicolas par le corridor, le conduisit dans l’espèce de garde-manger du fond qui lui servait de bureau, le planta sur une chaise, et escaladant son tabouret, il s’assit, les bras pendants tout du long, les yeux braqués sur lui comme d’un observatoire.
« Il n’y a pas de réponse ? » dit Nicolas, déposant le paquet sur une table à côté de lui.
Newman ne disait rien, mais il croisa les bras, et portant la tête en avant, comme pour examiner de plus près la figure de Nicolas, il étudiait attentivement tous ses traits.
« Pas de réponse ? » dit Nicolas parlant très haut, dans l’idée qu’apparemment Newman Noggs était sourd.
Newman étendit les mains sur ses genoux, et, sans prononcer une syllabe, continua de passer l’examen détaillé de la figure du nouveau venu.
C’était un procédé si étrange de la part d’un homme qu’il n’avait jamais vu ni connu, et l’extérieur du personnage était si bizarre, que Nicolas, qui ne manquait pas de finesse pour saisir le ridicule des gens, ne put réprimer un sourire en demandant à M. Noggs s’il n’avait pas d’autres instructions à lui donner.
Noggs secoua la tête avec un soupir ; sur quoi Nicolas se leva, et, prétextant qu’il n’avait pas de temps à perdre, lui souhaita le bonjour.
Voici un grand effort pour Newman Noggs, et personne n’a jamais pu savoir tout ce qu’il coûta à ses habitudes timides et silencieuses ; eh bien ! quoique l’autre lui fût entièrement inconnu, il prit son courage à deux mains et dit à haute voix et d’une haleine que, si le jeune gentleman n’avait pas de répugnance à l’honorer d’une pareille confidence, il voudrait bien savoir ce que son oncle allait faire pour lui.
Nicolas n’avait pas de répugnance le moins du monde à répondre à cette question : bien au contraire il était charmé de trouver une occasion de causer sur le sujet qui occupait tout entier sa pensée. Aussi il se rassit, et, entraîné par l’ardeur de son imagination, il fit une description brillante et animée de tous les honneurs et les avantages dont il allait être comblé par suite de sa nomination à ce foyer d’instruction qu’on appelait Dotheboys-Hall.
« Mais qu’est-ce qu’il vous prend ? êtes-vous malade ? » dit Nicolas s’interrompant brusquement à la vue d’une grande variété d’attitudes fantastiques auxquelles se livrait son interlocuteur qui, passant les mains sous son tabouret, faisait claquer ses doigts, comme s’il en brisait tous les os.
Nexman Noggs, sans répondre un mot, continua à jouer des épaules et à faire craquer ses doigts ; pendant tout ce temps-là il avait un sourire horrible, un regard sans but, les yeux hors de la tête ; on aurait dit un spectre.
Nicolas crut d’abord que le mystérieux inconnu avait une attaque de nerfs, mais, après réflexion, il s’arrêta à la pensée qu’il avait bu, auquel cas il était prudent de s’esquiver sans perdre de temps. Il réussit à gagner la porte, l’ouvrir, s’évader et, en jetant les yeux derrière lui, il vit Newman Noggs encore occupé à se livrer aux mêmes exercices, avec des gestes extraordinaires et des craquements de doigts plus retentissants que jamais.