Nos travers/Héritages royaux

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 202-205).

HÉRITAGES ROYAUX

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Un des prétendants au trône de France vient de mourir.

— Un de moins ! direz-vous. Pardon, cela en fait deux de plus.

Ce qui prouve une fois encore que le rêve vaut mieux que la réalité, c’est le nombre croissant des aspirants à ce trône mystique. Jusque dans notre ère de démocratie, cette royauté hypothétique et nuageuse, met une auréole au front de ses nombreux postulants. Elle tente même d’ambitieuses et plébéienne personnalités.

Aiguillonné par l’exemple et la fortune d’un premier usurpateur, un général surgira de temps à autre pour briguer le suprême honneur d’asservir à son tour une nation indépendante. Il rentre ensuite, ses plans déjoués, dans les rangs des illustres victimes ; il joint ses soupirs aux augustes gémissements de tous les prétendants molesté qui errent hors frontières. Il ne lui manque pas même le salaire dû à ses hautes aspirations — salaire qui le met sur un pied d’égalité avec ses co-affamés de pouvoir — : la proscription et l’exil.

Rien ne manque, du reste, à la ressemblance, pas même l’opiniâtreté invincible et phénoménalement égoïste.

C’est ainsi qu’un Boulanger se paiera le luxe d’un successeur et lui transmettra, sans rire, la précieuse investiture.

Avec la gravité tragique d’un Chambord ou d’un Napoléon abdiquant, il léguera lui aussi le peuple français à un drôle quelconque qui ne manquera pas de se prendre au sérieux et de subir comme tous les autres solennels bafoués, son sort de martyr.

Mais voilà enfin un de ses légataires qui, plus avisé, se moque de l’héritage fictif et se refuse à imiter plus longtemps le procédé des tous petits enfants qui dans leurs jeux tiennent imaginativement en leur main fermée des choses merveilleuses dont ils parlent et disposent gravement, les plaçant sur les meubles ou les troquant avec un camarade contre des objets également chimériques.

Le prince Louis Bonaparte, — fils d’un homme aux principes démocratiques, — renonce à la mirifique succession.

De fait, quand on n’a pas l’esprit extraordinairement optimiste, une vie d’ostracisé avec la compensation d’un mirage aussi brillant que lointain doit paraître un attrape-sot par trop onéreux.

Le prince Louis a les mêmes principes que son père avec, en plus, le courage de son opinion.

Conséquemment il abdique. On comprend que la chose a pour lui une moins grande importance qu’elle n’en eût pour son grand oncle à Fontainebleau et doit lui coûter moins. Cependant certains esprits faibles resteront ébahis devant cet acte et le trouveront héroïque, sinon criminel.

Il y a plus fort que cela pourtant et les chauds partisans monarchiques n’expliqueront pas autrement que par la folie le fait du vrai cousin d’un réel empereur, héritier éventuel d’un trône tangible qui a jeté aux orties son titre d’archiduc, renoncé à toute chance de régner et s’est fait bonnement commerçant sous le nom de Jean Orth.

Son auguste parent l’empereur d’Autriche avait déjà sévèrement repris celui qu’il appelait avec dédain « l’homme moderne », pour un mot malheureux, une hérésie, un crime de lèse-autocratie dont le prince démocrate s’était rendu coupable.

— « Les peuples ne sont pas faits pour les princes, » avait-il répondu à un ambassadeur qui, croyant lui être agréable, se lamentait pour son compte sur la réunion du grand duché de Toscane dont il eut pu être souverain, à l’Italie.

Les Toscans, qui sont Italiens, avaient eu raison, selon ce prince philosophe, de se rallier à leurs compatriotes.

Sur l’énoncé de cette opinion scandaleuse, la cour l’avait forcé d’aller prendre l’air pendant quelques mois à l’étranger, ce qui n’avait pu changer ses sentiments.

Les voyages avaient au contraire tellement accru son goût pour la liberté… des autres — chose rare chez les princes les plus révolutionnaires, — qu’à son retour il remit entre les mains de Sa Majesté ses titres et toute la bimbelotterie nobiliaire trop encombrants pour ses desseins nouveaux, pour la vie « d’homme utile » qu’il ambitionnait de commencer.

Par une coïncidence assez singulière, un autre prince, celui que Saint-Simon, son contemporain, appelait l’incomparable dauphin, l’élève de Fénelon, le duc de Bourgogne, enfin avait lui aussi exprimé une opinion identique et presque dans les mêmes termes :

« Les rois, disait-il, sont faits pour l’État et non l’État pour les rois. »

Ce dauphin trop sage pour son temps admettrait-il aujourd’hui les revendications quand même d’une dynastie qui perdit la France par sa faute et dont les descendants de plus en plus corrompus ont puissamment aidé la Révolution.

Et trouverait-il dans les rejetons de la même famille, chez ces fils de libres-penseurs, des garanties suffisantes d’une conduite meilleure et d’un relèvement moral de la monarchie.

Abstraction faite du sentiment de ses droits, que penserait-il, lui, ou, à sa place, tout homme désintéressé et clairvoyant, des prétentions inouïes des Bonaparte.

Comprendrait-il l’insolence des arrière-neveux de l’Attila qui sévit sur l’Europe il y a cent ans, de celui qui épuisa, pour le service de son monstrueux orgueil, cette généreuse France asservie par son malfaisant génie ? Que penserait-il de leur persistance effrontée après la désastreuse épreuve d’un second gouvernement bonapartiste qui ramena les ennemis dans Paris et mutila la France !

La situation actuelle en effet paraît curieuse à qui veut bien y réfléchir ; les parents de ces corses funestes réclamant au grand jour et comme un héritage qui leur est dû, ce que leurs ascendants usurpèrent, et ce, pendant que la patrie pleure encore la perte de l’Alsace Lorraine, qu’elle se prépare à donner pour les reconquérir, autant de sang peut-être qu’un Napoléon en fit couler pour les perdre.

Il semble que ce qui reste de la race devrait se cacher quelque part, tâcher de se faire oublier. Son premier devoir serait, à tout le moins — s’il était vrai surtout que la France lui fut chère — de consacrer à son service les efforts qu’elle met encore à la diviser.

Mais le devoir pour les prétendants, c’est le culte de leur personne, les intérêts de leur famille avant ceux de ce peuple qu’ils cherchent à reconquérir et qui reste toujours pour eux « chair à canon. »

La preuve en est qu’ils ne reculeraient pas devant une guerre qui en exterminerait une partie, si cette guerre devait leur rendre le trône de leurs ancêtres.

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