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Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Le Mariage

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Abel Ledoux (1p. 269-289).


XV.

LE MARIAGE.


Sous le portique de saint Caprais, le dialogue suivant se tenoit entre un vieillard et trois vieilles femmes ; le vieillard arrêté là comme un curieux attendant le passage de quelque spectacle, les vieilles femmes, tapisseries habituelles du portique, assises toutes trois, sur des escabeaux écloppés, et toutes trois portant sur leurs figures, non l’humble caractère des prières, qui, boiteuses, se tenoient auprès du trône de Jupiter, mais le sentiment d’une haine qui, faute de pouvoir se satisfaire par des actes positifs, cherchoit à se dédommager de son impuissance par d’insultants sarcasmes. Car, pour le dire, en passant, jamais la colère céleste ne sauroit châtier au-delà des malédictions mentales dont le pauvre, à toute heure, écrase l’homme opulent : « Gueux de riche ! » dit la pensée du mendiant, tandis que sa main contractée se place en écuelle à hauteur de la bourse du passant, tandis que sa voix pleine de larmes, implore au nom de Jésus, la charité et un liard. Les mendians des églises sont le type de cette ignoble fausseté. Portiers du temple, ils ajoutent à la science inquisitoriale, particulière à cette profession, une impudeur de bassesse, une habileté de flatterie que les habitués du saint lieu récompensent dévotement. C’est surtout pour les mendians des églises qu’au treizième siècle, Jacques de Voragine composa sa menteuse légende dorée : pas un de ces mendians dont l’érudition n’accouple sa requête à un passage de l’écriture apocryphe, n’évoque un nom de saint pour en baptiser le bon riche qui lui fait une aumône, sauf à compenser sa courtoisie obligée par une insulte tacite.

— La charité, mon bon monsieur ? dirent ensemble au vieillard les trois mendiantes, en lui présentant trois mains bonnes à déchirer un juif ou un calviniste.

Le vieillard ne répondit point, et, bien qu’il conservât sa place derrière la petite porte battante de l’église, on pouvoit remarquer que son attention avoit un motif explicable seulement de l’autre côté de cette porte.

— La charité, mon saint homme, reprit une des vieilles femmes, d’une voix plus haute et attendrie, au point de faire croire qu’elle étoit chargée d’office par ses compagnes d’émouvoir la compassion des passans.

— Madame la Vierge mariera votre fille, si vous en avez une… saint Joseph portera bonheur à votre fils, si votre femme n’a pas été stérile… saint Caprais, qui a été évêque, vous guérira du mal de dents, mon bon monsieur, la charité à de pauvres infirmes ?…

Le vieillard restoit impassible, sourd et muet.

— La charité, par le corps précieux de Jésus ! insista la mendiante.

— La charité, par monseigneur saint Gille, dit une seconde.

— La charité, par saint Quenet de Bretagne, ajouta la troisième.

— Vous tairez-vous, harpies ! cria enfin le vieillard, sans s’inquiéter s’il étoit abrité sous le parvis d’un temple catholique ; vous tairez-vous !… que la carcasse du diable vous serve à toutes trois de cabriolet, et vous emporte à Arles, où il y a la peste.

— Au feu ! crièrent les mendiantes en agitant leurs chapelets ; au feu, le vieux ladre ! au feu, le vieux Jupiter…

— C’est un païen !

— Non, c’est un hibou.

— Vous n’y êtes pas, c’est un juif !

— Au juif, des fagots, voilà un juif !

La porte battante s’ouvrit brusquement, et le suisse de la cathédrale d’Agen, en grand costume, se présenta dans l’attitude d’un homme doué de force et d’autorité ; il laissa rebondir sur la dalle le bout ferré de la hampe de sa hallebarde, et d’une voix grave :

— Vous tairez-vous, corneilles… vous êtes en voix aujourd’hui. Faites silence, voici les mariés qui sortent.

— Notre bon Jésus vous soit en aide, maître Gabarot, mais nous sommes trop fidèles servantes de l’église pour laisser ce juif dire tout haut qu’il mangeroit une hostie.

— Satanas ! dit le vieillard écumant de colère.

— Place aux mariés, cria le maître Gabarot, en fixant par un crochet le battant de la porte.

Un cortége nuptial se présenta en effet, le vieillard, objet des imprécations des vieilles mendiantes, laissa échapper cette exclamation : Issachar ! Et le marié, jetant sur lui un coup d’œil fit un mouvement en arrière, en murmurant ce nom : Élie Déé ! Le suisse de la cathédrale fit reculer le juif dont la mise indigente ne commandoit pas ses respects ; Michel de Nostredame, revenu de sa première surprise, chercha d’un regard inquiet le parent d’Ochosias, peut-être en ce moment, messager de Laure de la Viloutrelle. Il ne le revit plus, et, pour distraire sa pensée alarmée, il reporta son attention sur la pupille du sire de Beauvoisin, Anice Mollard, depuis un instant sa compagne et son épouse.

Parmi les curieux attirés devant l’église par la nouvelle de ce mariage, on aurait pu voir une charmante fille, dont les yeux humides de larmes, contemploient avec envie la nouvelle mariée : c’étoit Laurette, qui, se sentant le cœur assez formé pour se vouer à un attachement sérieux, l’esprit assez raisonnable pour se livrer aux soins d’un ménage, pensoit avec amertume que ses facultés n’alloient point encore à la taille écolière, au visage imberbe du jeune Antoine Minard. Pour lui, la tête haute, à côté de Scaliger, il se donnoit dans sa démarche toute l’importance du garçon d’honneur de la noce, sorte de dignité tombée en désuétude, et qui ne se retrouve plus aujourd’hui que dans les salons de cent-un couverts.

L’apparition d’Élie Déé avoit jeté un grand trouble dans l’esprit de Michel de Nostredame.

Lorsque Anice, heure de minuit, hasarda du fond de son alcôve, un regard inquiet dans la chambre nuptiale, pour y chercher son insensible mari, elle le vit absorbé dans une morne rêverie… Au jour, elle se leva, épouse encore vierge, et la tristesse au front, vint se placer devant l’homme, qui la veille avoit recueilli son premier serment de tendresse et de fidélité : un profond soupir s’échappa de sa poitrine ; Nostredame l’entendit, il leva la tête, ses yeux étoient pleins de larmes.

— Le plus heureux des époux de Sara, — dit-il d’une voix émue, veilla comme moi près de sa couche, mais il put refermer, vainqueur du démon par la prière, la fosse qu’il avoit préparée pour lui-même ; la troisième nuit de leur hymen, Tobie et Sara vivoient encore…

— Ô mon maître et mon mari, — dit Anice interdite ; — que veulent dire ces paroles ?… L’un de nous doit-il mourir ?

— Enfant, répliqua Nostredame, toujours poursuivant une idée empreinte de mystère et de douleur. — Approchez vous. » Elle fit un pas ; en rougissant de pudeur, livra sa main à la main qui l’attiroit, et, afin de mieux obéir à cette attraction, elle inclina son corps en avant, pencha sa tête : un amant eût couvert de ses baisers cette bouche et ce front si radieux de virginité…

— Pauvre jeune femme, je ne l’avois point encore si bien vue que ce matin…

— Quoi donc ? demanda Anice avec une curiosité ingénue.

— La lettre de la fatalité.

— Où ? mon Dieu !

— Sur ton front… Là, entre tes deux jolis sourcils est gravé le V funeste…

— Sur mon front ! — s’écria en se reculant épouvanté le sujet d’épreuve d’une science dont l’incertitude fait la force, — sur mon front !… Sainte vierge, qu’avez vous dit là ! — Et la terreur lui suscitant aussitôt une foule d’idées contraires — sur mon front, le signe visible de la fatalité ? Mais pourquoi l’avoir vu si tard ? ou, pourquoi l’ayant vu, avoir associé votre destinée à la mienne ? Est-ce insouciance ? est-ce générosité ? est-ce pour obéir à l’immuable volonté du sort ?… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! maître Michel de Nostredame, qu’avez-vous dit là ! Pourquoi au matin de cette nouvelle existence, hier, consacrée par un prêtre, me promettre le malheur ? Qu’ai-je fait pour le mériter ?… Rien, que vous aimer ; rien, que d’adresser au ciel des vœux pour votre bonheur ; moi, j’étois heureuse ; moi, vouée, au dire de votre science, à toutes les calamités, je ne prévoyois pas, je ne craignois pas… Je souriois en avançant dans la vie… Vous paroissez, je m’arrête auprès de vous ; mon cœur s’émeut ; j’écoute mon cœur et ma pensée qui me disent ensemble de me reposer dans vos bras… Ah ! maître, vous venez de dire que je serois malheureuse ! Anice avoit parlé vivement ; sa voix, de plus en plus oppressée, étoit brisée par les sanglots, et s’éteignit lorsque les pleurs, jaillissant de ses beaux yeux, inondèrent son visage.

— Malheureuse ? vous ! s’écria Nostredame rendu à lui-même, car ses étranges paroles n’avoient été que la continuation involontaire de sa rêverie. — Malheureuse ! eh ! pourquoi, chère Anice ! ai-je pu dire cela ? Non, ce n’est point pour une telle fin que je vous ai désirée pour épouse. Aimable femme, vous malheureuse ! Que Dieu me juge et me punisse avant ma faute, s’il n’existe pas en moi la volonté ferme d’assurer votre bonheur.

— Et ce signe, maître Michel ? interrompit Anice, en portant un doigt à son front.

— De quel signe parlez-vous ?

— A-t-il donc déjà disparu ? demanda naïvement la jeune épouse.

— Oui, sous le charme de ce baiser si pur et si tendre, répliqua Michel, en prenant dans ses mains la jolie tête de sa compagne, et appuyant ses lèvres sur la place où Dieu, venoit-il de dire, avoit marqué le sceau du malheur.

— Et je vivrai ! dit Anice avec la joie d’un enfant qui rit les yeux pleins de larmes.

— Tu vivras, belle, long-temps, heureuse jusqu’à la mort.

— Maître, cria tout à coup une voix sur l’escalier, — l’hirondelle qui a fait son nid dans l’un des coins de votre fenêtre, est partie en promenade depuis environ deux heures ; les pigeons de mon oncle parent leurs plumes sur les toits du voisinage, depuis le même temps ; moi, j’attends…

— Quoi ? — interrompit Michel, en entr’ouvrant sa porte.

— J’attends qu’un rayon du soleil chasse l’amour de votre alcôve.

— Que me diriez-vous, en ce cas ?

— De recouvrir la madone, heureux pélerin ; de revêtir la robe encoquillée, de vous armer d’un goupillon pour l’exorcisme, et de descendre au parloir de cette maison, où verrez un confident du diable, s’il n’est le diable lui-même.

— Que me veut-il ?

— À vous seul il veut le dire.

— Son nom ?

— Je lui ai demandé s’il n’étoit pas l’ombre du Barrabas, le coquin gracié par Pilate, en l’honneur des fêtes de Pâques, il m’a fait signe que non ; et comme il exhaloit une odeur de juif ou de bouc, je l’ai laissé méditer devant une grande image coloriée par mon oncle, et dans laquelle Satan se fait circoncire.

— Anice, dit Michel en se retournant vers sa femme, vous entendez les paroles de ce joyeux gars, je vais reconnoître le visiteur qu’il m’annonce ; à cette heure matinale, priez Notre-Dame de toutes les Grâces, d’épandre sur nos deux têtes les munificences de sa bonté.

— Vous, Élie Déé ! s’écria le nouveau marié en entrant dans le parloir.

— Moi, — répondit affirmativement et sèchement le juif.

— Est-ce la bague d’Ochosias que vous venez me redemander, misérable !

— Silence, jeune homme, il n’y a que l’ire de Dieu qui soit toujours juste.

— Parle de l’enfer, Élie Déé, car le nom de Dieu, dans ta bouche, est un blasphème… Parle de l’enfer, et parle vite ; j’ai peu de momens à t’accorder.

— J’ai, moi-même, peu d’instans à rester dans cette ville. La peste est à Arles ; et je dois à une jeune fille, le secours de vos paroles que je viens chercher.

— Laure de la Viloutrelle

— Se meurt. L’amour et la peste la tuent.

— Elle m’appelle ?

— Non ; la pauvre fille n’a pas assez compté sur votre charité pour vous adresser cette prière. Mais, confiante en votre science, si ce n’est en votre fidélité, elle vous demande les élixirs et poudres qui pourront la sauver de la mort… Je suis chargé d’offrir un prix à ce service.

— Infâme usurier, je châtierois ton insolence, si ma pitié pour une infortunée ne me parloit plus haut que ta voix sordide et lâche. Va-t-en ; il suffit à Michel de Nostredame de connoître le malheur arrivé en la ville d’Arles.

Élie Déé répondoit par un sourire infernal à cette imprécation violente, et alloit se retirer ; Michel le retint.

— Attends un peu ; deux mots encore. Repars-tu pour Arles ?

— Ce soir.

— Tu me précéderas donc de quelques heures ; écoute, Élie Déé : hier, au sortir de la cathédrale de Saint-Caprais, j’ai bien vu ton visage funeste, et le regard de damné que tu jetois sur mon chaste bonheur : ta présence m’a prédit en effet une souffrance et une infortune ; la nuit entière, j’ai traduit ta hideuse personne au tribunal de ma pensée ; j’ai sondé les replis fangeux de ton ame. Dans cet examen, mon cœur s’est glacé, malgré son courage ; mes lèvres se sont convulsivement agitées, mes yeux se sont remplis de larmes froides… Bientôt une demi-conviction a saisi mon intelligence, j’ai distingué vaguement un suaire enveloppant une femme dont il dessinoit les formes jeunes et gracieuses. Tu étois toujours là, misérable Élie Déé, et le suaire étoit à tes pieds… Anice, la vierge charmante qui aujourd’hui porte mon nom, s’est levée, s’est placée devant moi ; alors ma lucidité malheureuse s’est égarée. Elle m’a montré sur le front d’Anice le signe de mort qui vraiment est marqué sur celui de Laure de la Viloutrelle.

— Eh bien ! — demanda le juif, souriant à sa manière.

— Eh bien ! Élie Déé, ce signe de mort, je veux l’effacer ; mais un service encore…

— De moi, Issachar !

— De toi, malfaisant vieillard.

— Me rendrez-vous les cinq cent mille écus d’Ochosias ?

— Non, insensé, non, je ne te rendrai pas meurtre pour meurtre ; pour la bague empoisonnée de l’usurier, ton co-religionnaire, je ne te rendrai pas le drap d’or empoisonné qu’a dévoré la flamme ; — mais, cent écus au soleil, si tu veux taire la cérémonie qui eut lieu hier à l’église Saint-Caprais.

— Issachar, les cinq cent mille écus de mon parent Ochosias m’ont été ravis par la flamme et par vous, ils étaient mon héritage !… Au cinquième livre de Moïse, chap. XXVII, verset 17 du Deutéronome, il est écrit : Maudit, celui qui change les bornes de l’héritage de son prochain ; vous avez changé les bornes de mon héritage !… »

Et le vieillard, rendu à sa monomanie furieuse, dardoit sur le jeune homme un regard complice de tous les funestes desseins.

— Ainsi, maudit par toi, je n’en puis plus attendre le service de ton silence, fût-il payé cent écus au soleil ?

— Non.

— Ah ! misérable…

— Je me trompe… Malgré vos injures, je consens à recevoir le prix que vous mettez à mon silence, et à me taire ; mais, à une condition.

— Et laquelle ?

— Il faut vous trouver avant moi auprès du lit de la malade.

— Tu pars ce soir, et je ne puis partir que demain.

— Il faut partir avec moi.

— Je ne puis.

— Il faut partir, vous dis-je, si vous ne voulez pas avoir à rendre compte au grand-juge d’un parjure et d’un meurtre.

— Pourquoi cette nouvelle exigence, Élie Déé ?

— Une inspiration me la donne.

— Vertige d’un fou !

— Dites plutôt, seconde vue d’un vieillard.

— Silence, à votre tour ; silence, Élie Déé, — s’écria Michel avec enthousiasme ; — la seconde vue vient de Dieu ! et l’enfer seul vous parle.

— Un lambeau du voile virginal de la dame de Nostredame, dit le juif, brusquant sa pensée, et avec une indéfinissable expression, — un lambeau de ce voile pour essuyer les pleurs de la nièce du greffier au bailliage d’Arles.

— Assez, fou, assez ; je ne vous écoute plus.

— Laure de la Viloutrelle mourra !

— Je la sauverai.

— Elle mourra, vous dis-je, si, lorsque vous approcherez de son chevet, la femme que vous lui avez préférée n’est plus aussi pure que l’étoit la fille de Raguel, sortant de la couche de son sixième mari.

— Quoi ! qu’as-tu dit là ?… Élie Déé, qui t’a commandé de m’adresser ces paroles ? Quelle science te vient ? Faut-il en effet que le sacrifice de ce bonheur de l’amant, soit fait à la pauvre Laure ?… Savois-tu donc qu’il étoit encore temps de l’obtenir ?… Que madame la Vierge m’entende, et rende mon vœu profitable à une créature qui voulut ma mort, puisqu’elle m’envoyoit en présent l’anneau d’Ochosias !… Élie Déé, je pars ce soir.

— Laure de la Viloutrelle vivra ! s’écria le juif.

— Et Anice sera heureuse ! Aucun remords, aucun maléfice ne troubleront au retour, le bonheur de mon mariage !

— Aucun, répondit nettement Élie.