Notes Eneide/Livre III

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 475-476).
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LIVRE III.

v. 5. Classemque sub ipsa, Antandro et Phrygiæ molimur montibus Idæ. Antandros subsiste encore au fond du golfe d’Adramitti ; elle a conservé son nom. Cette ville est située, suivant nos meilleures cartes, à dix-sept milles géograpbiques au sud de Bounar-Bachy, où l’on a reconnu l’emplacement de l’ancienne Troie. Antandros est placée au pied du mont Gargara, le plus haut sommet de l’Ida, nommé aussi Alexandria, parce que ce fut sur cette montagne que, suivant la tradition, Pâris décerna le prix de la beauté à Vénus. Hérodote, vii, 42 ; Thucydide, viii, 108 ; Méla, i, 18 ; Pline, v, 30 ; Strabon, livre xiii, 903 et 904, donnent d’intéressants détails sur Antandros.

C. A. Walckenaer.

v. 18. Æneadasque meo nomen de nomine fingo. Cette ville conserve encore ce nom, et elle l’a communiqué au golfe à l’entrée duquel elle se trouve, qui s’appelle Enos, comme la ville. La rivière de Marizza, qui se jette dans ce golfe, est l’ancien Hèbre. M. de Choiseul, dans le second volume de son Voyage pittoresque de la Grèce, a donné des détails intéressants sur l’état actuel de cette ville.

C. A. Walckenaer.

v. 73. Sacra mari colitur medio gratissima tellus. Par cette longue périphrase poétique, Virgile désigne la célèbre Délos, nommée Idilis sur plusieurs de nos anciennes cartes. On doit être étonné de voir la fable attacher cette petite île à Cyaros, qui est l’île Joura des modernes : cette dernière est à plus de trente mille géographiques vers le nord-ouest ; d’ailleurs deux autres îles, Rhénée et Syra, se trouvent entre elle et Délos. Cependant on sait, par plusieurs passages des anciens, et surtout par un fragment en vers de Pétrone, que Virgile se conforme ici à la tradition commune. Thucydide dit que Polycrate avait attaché Délos à Rhénée, et ce récit est un peu moins absurde ; car Rhénée ou la grande Délos n’est qu’à une demi-lieue de distance de Délos ; à l’est et à peu de distance est Myconi : deux petits écueils nommés le grand et le petit Rématiari[1] sont à l’entrée de l’île de Délos, du côté de l’ouest et vis-à-vis de Rhénée. Le plus grand de ces écueils et le plus méridional est l’île d’Hécate ou Psammetiché. C’est de ce côté et au pied du mont Cynthus qu’étaient la ville et le temple d’Apollon, où affluaient les dons et les offrandes d’une multitude de peuples.

v. 115. Placemus venios, et Gnosia regna petamus. Nos meilleures cartes modernes nous font compter vingt-cinq milles géographiques de distance entre Délos et le lieu où nous plaçons Pergame ; par conséquent les vaisseaux des anciens, dans cette mer, faisaient quarante-deux milles géographiques, ou quatorze lieues marines, dans les vingt-quatre heures, lorsqu’ils étaient favorisés par le vent. M. Olivier, qui de Délos se dirigea sur Naxos, et de Naxos sur l’île de Crète, fut, comme Énée, favorisé par le vent du nord, qui, ajoute-t-il, souffle régulièrement en été sur l’Archipel[2]. Ainsi le surgens a puppi ventus euntis de Virgile s’accorde donc avec les vents dominants dans cette mer, et il n’y a pas un seul trait de ce tableau qui ne soit d’une justesse parfaite.

C. A. Walckenaer.

v. 170… Corythum, terrasque requirat Ausonias. Par terras Ausonias, Virgile entend l’Italie en général, et par Corythum, l’Étrurie ou la Toscane en particulier. Ce passage de Virgile, et un autre du livre x, mal interprété, ont fait supposer à Servius une ville et une montagne portant le nom de Corythe, qu’aucun ancien ne connaît, et qui paraissent n’avoir jamais existé. Par une figure hardie, Virgile met le nom du roi pour celui de la contrée qui lui était consacrée ; et, comme l’observe Cluvérius, Corythum est ici pour sedem Corythi, sepulcrum sive monumentum aut memoriam ejus ; de même Silius Italicus, en parlant du passage de l’armée de Flaminius dans la Toscane, dit, lib. iv, v. 718 :

Ergo agitur raptis præceps exercitus armis
Lydorum in populos, sedemque ab origine prisci
Sacratam Corythi.

De là les Étruriens furent appelés Corythes, ou peuples de Corythe ; et pour désigner l’Étrurie on a dit les champs de Corythe, arva Corythi. Voyez, à ce sujet, la savante description de Cluvérius, Italia antiqua, tome i, page 592 ; et Dempster, de Etruria regali, lib. ii, cap. 10, tom. i, page 131.

C. A. Walckenaer.

v. 209. Servatum ex undis Strophadum. Virgile, toujours exact jusque dans les plus petits détails, a soin de nous dire que les îles habitées par les harpies ont été surnommées Strophades par les Grecs, ce qui fait entendre qu’elles avaient un autre nom : Apollonius de Rhodes et Pline nous apprennent qu’en effet elles se nommaient Plotoe. Virgile dit encore insulæ in Ionio magno, pour indiquer leur situation ; et l’épithète de magnus convient à la mer Ionienne, comparativement à la mer Égée et à l’Adriatique qui l’avoisinent, et qui sont beaucoup plus resserrées. L’ignorance des premiers navigateurs, qui ne savaient pas retrouver les îles déjà découvertes, et qui leur faisait croire qu’elles avaient changé de place, avait, chez les anciens, semé les mers d’îles flottantes. Les Strophades sont les deux îles Strivali, à vingt milles au nord-ouest du cap Konello dans la Morée. Elles ont été visitées par Spon : elles sont fort basses ; la plus grande, qui n’a pas plus de quatre milles de circuit, est fertile, bien habitée, et abondante en sources.

C. A. Walckenaer.

v. 270. Jam medio adparet fluctu nemorosa Zacynthos, Dulichiumque, Sameque, et Neritos ardua saxis. Zacynthos, aujourd’hui Zante, ne mérite plus l’épithète de nemorosa, que lui donne Virgile d’après Homère ; et les hautes montagnes qui abritent ses trois vallées, quoique bien cultivées, sont nues, et dépouillées des forêts qui l’ombrageaient. Denys d’Halicarnasse rapporte qu’Énée construisit à Zacynthe un temple à Vénus, et y institua des jeux encore en vigueur du temps d’Auguste. À cette époque les jeux de la course se nommaient la course d’Énée et de Vénus[3]. Samé est la grande île de Céphallonie, plus connue depuis sous le nom de Cephallenia. Quant à Dulichium et à Néritos, ou ne sait à quelles îles modernes elles répondent. D’Anville prétend que la première est la même qu’Ithaque, et que Néritos est Leucade ; mais l’exactitude de Virgile, qui distingue ces îles et devait les connaître, nous fait croire qu’il se trompe. D’ailleurs Méla s’accorde avec Virgile relativement à Néritos ; nous osons même dire que le sentiment unanime des géographes modernes, qui rapportent Ithaque à Theaki moderne, n’est pas sans quelques difficultés, malgré l’ouvrage que vient de publier M. Gell[4]. Si nous commentions Homère, il serait de notre devoir d’approfondir toutes ces questions ; mais nous suivons Énée, et, comme lui,

Nous fuyons le berceau de l’exécrable Ulysse,

et nous abordons aux rivages plus connus de Leucade, aujourd’hui Sainte-Maure. Denys d’Halicarnasse dit qu’Énée bâtit un temple à Vénus dans l’île de Leucade, que l’on appelait le temple de Vénus-Æneas ; il en construisit un autre à Actium, qui subsistait encore du temps de Virgile, et un troisième à Ambracie[5]. Le mont de Leucade, si redouté des navigateurs et si funeste aux amants, porte aujourd’hui le nom de Capo Ducato ; et le cap du continent qui lui est opposé rappelle l’ancien nom d’Actium dans le nom moderne d’Azio. Enfin, en côtoyant la Chaonie, et remontant vers le nord, Énée aperçoit la ville et l’île des Phéaciens, c’est-à-dire Corcyre[6], aujourd’hui Corfou. Vis-à-vis de cette île et sur une hauteur du continent opposé, on aperçoit les ruines de l’ancienne ville de Buthrotum[7], dont la position était par conséquent conforme à l’indication de Virgile :

Et celsam Buthroti ascendimus urbem.

Ce lieu porte le nom de Butrinto, et la capitale du Troyen Hellanicus est devenue le siège d’un évêché grec. Denys d’Halicarnasse nous apprend qu’Énée construisit un temple à Onchesme, près de Buthrote[8], et qu’il se rendit de ce dernier lieu à Dodone, pour consulter l’oracle. Enée, parti de Crète, et remontant au nord de Buthrotum, pour se rendre en Italie, a l’air de faire un long détour ; mais de son temps, où l’on ne quittait point la terre de vue, il suivait la route directe.

v. 350. Et arentem Xanthi cognomine rivum, etc. Une chose remarquable, c’est que ce que dit Virgile de ce petit ruisseau qui représentait le Xanthe, la Condamine le dit et du Xanthe et du Simoïs : « En les voyant, on s’aperçoit de l’illusion qu’ont faite au monde les beaux vers d’Homère »

v. 429. Præstat Trinacrii metas lustrare Pachyni. L’inspiré des dieux recommande au héros troyen, lorsqu’il aura franchi la Sicile et atteint les côtes occidentales de l’Italie, de s’arrêter à Cumes, ville située sur le rivage de la Campanie, aujourd’hui la Terre de Labour, et dont on voit encore les vestiges près de Puzzuolo, qui est Dicearcha. Cumes, fondée par des Grecs de l’île d’Eubée (île Négrepont), était, selon Strabon, la plus ancienne des villes grecques de la Sicile et de l’Italie ; et le territoire volcanique qui l’environnait formait les fameux champs Phlégréens, théâtre de l’aventure des Géants et d’autres prodiges mystérieux : c’est là qu’était la Sibylle qu’Énée devait consulter, afin de recevoir les instructions nécessaires pour terminer son voyage ; car l’implacable déesse, fille de Saturne, qui régna sur le Latium, promis par le destin à Énée, Junon enfin, interdit la connaissance du reste à Hélénus :

Scire Helenum farique vetat Saturnia Juno.

Je ne remarquerai pas avec quel art admirable Virgile, jusque dans les épithètes en apparence les plus indifférentes, rappelle sans cesse aux Romains l’histoire de l’Italie, les origines sacrées de leur culte, et les souvenirs antiques de leur patrie. Si mes notes ne font pas comprendre tout le mérite de ce grand poëte sous ce rapport, elles ont manqué leur but.

C. A. Walckenaer.

v. 506. Provehimur pelago vicina Ceraunia juxta. En sortant de Buthrote, Énée remonte encore vers le nord, et suit la côte de l’Épire qu’habitaient les Chaones, afin d’atteindre les monts Cérauniens, aujourd’hui les monts Kimara, parce que cette terre est la plus rapprochée des côtes de l’Italie, vers lesquelles il se dirige et qu’il doit suivre ensuite.

Unde iter Italiam, cursusque brevissimus undis.

C. A. Walckenaer.

  1. Comparez Olivier, Voyages, tom. II, pag. 156, in-8o, avec la carte 38 de l’atlas d’Anacharsis, quatrième édition.
  2. Olivier, Voyages, tom. II, pag. 179.
  3. Dionys. Halicarn., lib. I, § 50 ; Larcher, mémoire sur Vénus, p. 145.
  4. Gells topography and Antiquities of Ithaca, in-4o, 1807. L’auteur ne dit rien des mesures que nous donne Strabon, et c’est surtout ce point qu’il fallait discuter.
  5. Larcher, mémoire sur Vénus.
  6. Telle paraît avoir été l’opinion générale du temps de Virgile ; lorsqu’on lit attentivement l’Odyssée, cette opinion éprouve de bien fortes objections. Les Romains arrangeaient la géographie d’Homère à leur manière. Nous voyons par Strabon que le fil des traditions était depuis longtemps perdu.
  7. Pouqueville, Voyages en Morée, tom. III, page 14.
  8. Dionys. Halicarnas, Antiq. romanæ, lib. I, § 51 ; Palmier de Grent-mesnil, Græciæ antiqu., lib. Il, page 245 ; Larcher, mémoire sur Vénus, page 145.