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Notes d’un condamné politique de 1838/03

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 29-38).


III

PROSCRIT ET FUGITIF.


Comme il me fallait passer à travers la paroisse de Saint-Timothée pour me diriger vers les États-Unis, je résolus de m’arrêter un instant chez moi.

Il était à peu près onze heures du soir quand je me trouvai en face des ruines, fumantes encore, de mon nouvel établissement détruit, et cela après avoir rencontré sur ma route d’autres ruines faites par les soldats qui avaient mis le feu à plusieurs maisons habitées et à des granges remplies de grain. On ne rencontrait personne dans le chemin, les maisons sans lumière semblaient vouloir cacher les terreurs des femmes, des enfants et des accusés qu’elles renfermaient. Je n’osai pas aller frapper à aucune d’elles, de crainte d’ajouter à ces terreurs, de peur de compromettre les autres et de m’exposer moi-même au danger d’être surpris.

Je continuai donc à marcher seul et triste au milieu de la nuit, dans le dur chemin de l’exil. À moins d’une demi-lieue des ruines de mon établissement était située la maison d’un intime ami, engagé comme moi dans le mouvement insurrectionnel : j’y entrai… La famille était en pleurs, son chef avait été fait prisonnier par les volontaires dans l’après-midi même, et emmené à Beauharnais avec la troupe que quelques heures auparavant nous devions attaquer.

— Ah ! mon Dieu, vous voilà, s’écria la pauvre femme de mon ami, en m’apercevant ! Fuyez, fuyez ! On vous cherche, et ils disent qu’ils vont vous pendre s’ils vous prennent…… Et mon pauvre mari ! ajouta-t-elle, en fondant en larmes.

Je me sentis plus faible devant ces pleurs que je ne l’étais devant les ruines de ma maison et de mon avenir, et j’avais plus froid près de ce foyer que sous la gelée de la nuit dans le chemin.

Je ne voulus pas exposer plus longtemps cette famille aux terreurs et aux dangers de ma présence au milieu d’elle ; aussi me hâtai-je de demander à manger pour repartir aussitôt ; je n’avais rien pris depuis le matin. Je mangeai sans trop d’appétit et bus un bol de lait qui me fit du bien, puis je pris congé de mes hôtes comme si je n’eusse dû jamais les revoir.

Les émotions de ces scènes, jointes à une marche de six lieues et aux fatigues éprouvées depuis huit jours, pendant lesquels je n’avais pas ôté une seule fois mes habits pour me coucher, eurent, au moment où je me vis de nouveau seul sur la grande route dans l’obscurité de la nuit, un tel effet que je me sentis tout à fait incapable de continuer mon chemin ; je tombais d’épuisement et je me sentais la tête tourner comme dans un tourbillon.

Je me dirigeai vers une grange et, me servant d’une échelle que je rejetai à sa place après être monté, je gagnai le fenil, où, me creusant un lit dans le foin, je m’installai de mon mieux et m’endormis aussitôt d’un lourd sommeil.

Quand je m’éveillai le soleil allait se lever, mais je ne savais nullement combien de temps j’avais dormi ; je pouvais difficilement me rendre compte de ma position, et j’étais tellement engourdi qu’à peine pouvais-je me remuer ; j’employai au moins une demi heure à m’essayer au mouvement et à recueillir mes idées ; puis, n’ayant pas d’autre moyen de descendre, je sautai d’une hauteur d’environ douze pieds sur le sol gelé. Je me relevai tout meurtri et commençai à grande’peine à marcher, me dirigeant vers un petit bois qui séparait les terres de la seconde concession de celles de la concession du fleuve.

Je traversai ce petit bois et les défrichements de la seconde concession, pour atteindre une forêt de plusieurs lieues, dans la direction de la frontière. Toute la journée je marchai dans cette forêt, traversant quelquefois des flaques d’eau dont la glace se brisait sous mes pieds : sans boussole et sans expérience des bois. Le soir je m’arrêtai dans une cabane à sucre où je passai la nuit, tantôt couché sur des branches de sapin que j’avais recueillies, tantôt marchant autour de la cabane pour me réchauffer. Je ne voulus pas dormir, dans la crainte de ne pouvoir me relever.

À la pointe du jour, je me remis en marche, et, après avoir marché tout le jour, je me retrouvai dans un endroit que j’avais traversé la veille. Meurtri, mouillé, épuisé de fatigue et de faim, découragé, je me jetai au pied d’un arbre pour y attendre la mort. Recommandant mon âme à mon Créateur, je tirai de mon capot un petit livre de prières, qui ne m’avait pas quitté depuis mon entrée en campagne, et me mis à lire, pour me préparer au grand voyage de l’éternité.

J’avais à peine commencé mes oraisons, que j’entendis à une certaine distance le bruit de la hache d’un bûcheron : je me dirigeai vers l’endroit d’où partait ce bruit, et bientôt j’arrivai sans être vu tout près d’un brave colon, nouvellement arrivé dans la paroisse, dont je ne sais pas le nom, mais qui me connaissait. Il laissa tomber sa hache de surprise en m’apercevant tout à coup.

— Est-ce vous, M. Prieur, s’écria-t-il ?

Je lui racontai mon aventure dans le bois, et lui demandai à quel jour de la semaine nous étions. Il m’informa que nous étions au mardi : c’était le 13 Novembre. Ce ne fut qu’en ce moment que je compris que j’avais dormi plus de 30 heures sur le foin, c’est-à-dire depuis le samedi soir vers minuit jusqu’au lever du soleil le lundi.

Le pauvre mais brave colon m’apprit, qu’un M. Brown, magistrat, me faisait chercher et qu’on menaçait de l’emprisonnement et de l’incendie de leurs propriétés tous ceux qui me donneraient asile.

La maison ou plutôt la cabane du colon, car il commençait alors son établissement, était à un peu moins d’une lieue de l’endroit où nous étions ; comme je ne voulais pas l’exposer, lui père d’une jeune famille dépendant exclusivement de son travail pour vivre, je lui demandai de vouloir bien avoir la bonté de m’aller chercher quelque chose à manger ; je n’avais rien pris depuis près de trois jours. Il partit, et revint au bout d’environ deux heures, avec une bouteille de café à l’orge et au lait, et du pain.

S’apercevant alors combien j’étais épuisé, et prenant connaissance de l’état de mes habits et surtout de ma chaussure, le digne homme insista pour que je le suivisse à sa cabane, pour me faire sécher, me réchauffer et dormir. — Je ferai la garde autour de ma maison, dit-il, et je vous promets que personne n’y arrivera sans que vous soyez averti à temps.

Je me rendis à l’invitation de mon excellent compatriote. Après avoir dépouillé mes habits de dessus et mes chaussures, dont la brave femme de ce brave homme prit de suite le plus grand soin, je me jetai sur une robe de buffle près d’un poêle bien chauffé, et je m’endormis.

J’avais fait promettre à mon hôte de m’éveiller au bout de trois heures : ce qu’il fit. Pendant ces trois heures, il avait monté autour de sa demeure la garde la plus fidèle qui ait jamais été montée par un homme veillant sur la vie d’un de ses semblables… Brave ami, que Dieu le bénisse, lui et sa famille, et que sa noble action soit ajoutée dans la mémoire des canadiens à toutes celles qui ont honoré notre race !

J’étais tellement alourdi dans le moment, que je ne pensai pas à demander à mon hôte son nom ; depuis, il m’a été impossible de le découvrir.

Je m’habillai et mangeai quelque chose, bien que sans faim sensible (j’avais un peu de fièvre), puis mon généreux hôte me mit dans un sentier qui conduisait vers Saint-Timothée, et m’accompagna encore pendant quelque temps.

Je retournais vers Saint-Timothée, parce que je sentais l’impossibilité pour moi de gagner la frontière par la forêt. Mon nouveau projet était de tâcher de m’adjoindre quelqu’un aussi intéressé que moi à fuir vers les États-Unis, afin de prendre par eau, en remontant le lac Saint-François, la route de l’exil.

J’arrivai à la sortie du bois au matin du 14 Novembre : ne voulant pas me diriger vers les maisons de jour, je dus attendre toute la journée au bord du bois, sous une pluie glaciale, le retour de la nuit. Je repris ma route vers neuf heures du soir et, peu après, je frappai à la demeure d’un cultivateur de ma connaissance. Le propriétaire vint à la porte et me demanda mon nom que je lui déclinai : la porte s’ouvrit pour me recevoir.

En apprenant qui j’étais, la femme de mon hôte laissa échapper une exclamation involontaire de crainte : — Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir !… J’étais un objet de terreur parmi les miens ! Le brave cultivateur s’écria de suite : — Il arrivera ce qu’il plaira à Dieu, mais nous ne le laisserons certainement pas mourir faute de secours. — Sa femme se mit de suite à me préparer à manger.

Après le repas, on m’offrit à me reposer ; — Mais, dis-je à mes généreux compatriotes, ma présence vous compromet, et je ne voudrais pour rien au monde être la cause pour vous d’un malheur.

— Nous allons veiller, me répondit M. Hurtubise (c’était le nom de mon hôte), afin qu’il n’arrive rien de fâcheux ni à vous ni à nous.

Je dormis cette nuit dans un bon lit, préparé avec le soin que mettent à ce qu’elles font nos bonnes ménagères canadiennes, et à trois heures du matin je me remis en chemin pour gagner le voisinage du fleuve. Je m’installai dans le fenil d’une grange où je demeurai près de deux jours caché, sans oser laisser soupçonner ma présence. Le second jour, pressé par la faim, je me présentai à un homme que je connaissais, serviteur chez le propriétaire de la grange dans laquelle j’avais cherché asile.

J’apparus à ce pauvre homme comme une ombre venant de l’autre monde, il demeura quelques moments sans pouvoir articuler une parole, puis revenu à lui :

— Comment, c’est vous, dit-il, on vous cherche partout, on a brûlé vos propriétés, et M. Brown a mis votre tête à prix !…

Je recommandai le silence à mon interlocuteur, le priant de bien vouloir dire à son maître, mais à lui seul, que j’étais sur ses terres et de m’apporter quelque chose à manger. Le brave homme revint bientôt me dire que son maître n’était pas en ce moment à la maison, et me remit une abondante provision de pain et de lait.

Le lendemain matin le propriétaire vint à moi, me donna des renseignements, et me dit que ma présence était pour lui et sa famille d’un danger extrême. Je le priai de me souffrir dans sa grange, jusqu’à ce que je pusse voir trois amis que je lui nommai, en le priant de vouloir bien les avertir et de ménager entre nous un rendez-vous, dans un endroit écarté mais voisin de celui où j’étais.

Au coucher du soleil, le propriétaire revint et m’annonça que les personnes que je voulais voir se trouveraient, à un endroit qu’il m’indiqua, sur les neuf heures du soir. En effet je trouvai mes trois amis à l’heure et à l’endroit indiqués.

Ils me déclarèrent que mon projet était impraticable, qu’il n’y avait pas moyen de remonter l’eau dans cette saison, que le fleuve et le lac étaient en partie couverts de glaçons ; mais l’un d’eux, M. Héneault, jeune homme comme moi, qui vivait avec sa respectable mère, m’offrit l’hospitalité dans sa maison pour y rétablir mes forces et ma santé déjà fort altérée, et y attendre l’occasion favorable de traverser le fleuve au côté nord, où je pouvais être plus en sûreté.

Je n’ai cessé de garder pour ce digne ami la reconnaissance que je lui dois ; qu’il accepte le renouvellement d’expression que je lui en offre ici. Je reçus de M. Héneault, dans sa maison, l’accueil d’un frère, et de sa noble mère les traitements que la mienne m’eût donnés si j’eusse alors été sous le toit paternel (mes bons parents demeuraient alors, comme aujourd’hui, à Saint-Polycarpe). Ce fut le 18 Novembre, vers minuit, que je franchis le seuil de cette demeure hospitalière.

Jusqu’ici je n’ai eu qu’à rendre compte des généreux dévoûments et des charitables soins qui m’ont été prodigués par diverses familles pendant ces terribles journées. Tous ceux que j’ai mentionnés jusqu’ici, leurs femmes et leurs enfants, m’ont gardé un secret que nul d’eux n’a trahi ni même laissé percer. Maintenant j’aurai la douleur de signaler la contre-partie de ces nobles actions. Les causes les plus saintes ont des apostats et des traîtres, les nations les plus chevaleresques ont leurs renégats ;… nous avons eu les nôtres.

Quelques individus, que je ne veux pas nommer, parce que d’abord je leur ai pardonné, puis parce que je ne veux pas contribuer à marquer d’infamie le nom que portent leurs enfants, lesquels, je l’espère, vaudront mieux qu’eux ; quelques individus, naguères mes compagnons d’armes, s’étaient abouchés avec M. le major Denny, de l’armée régulière, qui commandait un détachement stationné dans l’endroit ; ils avaient fait des révélations et avaient obtenu de ce dernier, paraît-il, la promesse d’un pardon immédiat s’ils parvenaient à découvrir ma retraite.

Ces malheureux, m’ayant choisi pour victime, avaient mis sur mon compte presque toute la responsabilité du mouvement, afin de donner plus de prix à leur acte, et de s’assurer par là une plus grande garantie d’obtenir leur grâce. Les traîtres n’eurent pas de peine à découvrir ma retraite, attendu qu’on ne se défiait nullement d’eux : aussi, le 20 Novembre au matin, mes généreux hôtes et moi vîmes la maison investie par des soldats entre les mains desquels je me livrai sans délai, pour ne pas compromettre plus longtemps et plus avant mon ami et sa vénérable mère.