Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 3

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Calmann Lévy (p. 25-33).
NEW-YORK
LE JARDIN GILMORE

Me voici à New-York.

L’hôtel de la cinquième avenue où je suis descendu mériterait bien quelques mots de description. On n’a aucune idée en Europe de ce genre d’établissement. L’on a tout sous la main. On trouve attenant à chaque chambre un cabinet de toilette, un bain, et un endroit mystérieux que les initiales W. C. désigneront suffisamment.

Le rez-de-chaussée de l’hôtel est un immense bazar, une ville marchande où tous les corps de métiers sont représentés. Il y a le coiffeur de l’hôtel, le chapelier de l’hôtel, le tailleur de l’hôtel, le pharmacien de l’hôtel, le libraire de l’hôtel, même le décrotteur de l’hôtel. On peut entrer dans un hôtel aussi peu vêtu qu’Adam avant la pomme, aussi chevelu qu’Absalon avant l’arbre, et en sortir aussi respectable que le fameux comte d’Orsay de fashionable mémoire.

On trouve tout dans la cinquième avenue hôtel, tout ; excepté pourtant un polyglotte. Le polyglotte fait complètement défaut. Parmi les deux cents garçons qui font le service de ce gigantesque établissement, on en chercherait vainement un qui parlât français. C’est bien peu commode pour ceux qui ne savent pas l’anglais. Mais en revanche, que d’agréments.

Pour vingt dollars, vous avez une chambre à coucher et un salon avec les accessoires que je viens d’énumérer, et le droit de manger toute la journée. De huit à onze heures, on déjeune, de midi à trois heures, on lunche, de cinq à sept, on dîne et de huit à onze heures du soir, on prend le thé. Pour prendre vos repas, vous trouvez au premier une salle commune. A peine apparaissez-vous à l’entrée de cette immense galerie où cinquante tables s’alignent méthodiquement, qu’un grand gaillard de maître d’hôtel vient à vous et vous désigne la table où vous devez vous asseoir. N’essayez pas de résister, n’ayez pas de fantaisies, de préférences pour un coin plutôt que pour un autre, il faut céder, c’est la règle. Le maître d’hôtel est le maître de l’hôtel. Il fera asseoir à côté de vous qui bon lui semblera et vous n’avez rien à dire.

Donc vous prenez place. Le garçon ne vous demande pas ce que vous voulez. Il commence par vous apporter un grand verre d’eau glacée ; car il y a une chose digne de remarque en Amérique, c’est que sur les cinquante tables qui sont dans la salle il n’y en a pas une où l’on boive autre chose que de l’eau glacée ; si par hasard vous voyez du vin ou de la bière devant un convive, vous pouvez être sûr que c’est un européen.

Après le verre d’eau, le garçon vous présente la liste des quatre-vingts plat du jour. — Je n’exagère pas. — Vous faites votre menu en en choisissant trois ou quatre, et — c’est ici le côté comique de la chose — tout ce que vous avez commandé vous est apporté à la fois. Si par malheur vous avez oublié de désigner le légume que vous désirez manger, on vous apportera les quinze légumes inscrits sur la carte, tout ensemble. De telle sorte que vous vous trouvez subitement flanqué de trente assiettes, potage, poisson, viande, innombrables légumes, confitures, sans compter l’arrière-garde des desserts qui se composent toujours d’une dizaine de variétés. Tout cela rangé en bataille devant vous, défiant votre estomac. La première fois, cela vous donne le vertige et vous enlève toute espèce d’appétit. Je n’en dirai pas davantage pour le moment sur les hôtels américains, me réservant d’en faire plus loin une description détaillée. D’ailleurs, tout frais débarqué, je n’ai pas le loisir d’observer beaucoup. Je déjeune vivement, car je n’ai qu’une idée, qu’un désir, c’est de voir le fameux jardin couvert dans lequel, comme dirait Bilboquet, j’allais exercer mes talents.

Je cours donc au jardin Gilmore.

Figurez-vous un vaste jardin couvert. Encadrée dans un massif de plantes tropicales, se dresse une estrade réservée pour un orchestre de cent à cent vingt musiciens. Tout autour, des gazons, des fleurs, des plates-bandes à travers lesquels le public peut circuler librement. Juste en face de l’entrée, une grande cascade est chargée de remplir les intermèdes. Elle imite le Niagara pendant les entr’actes. Les coins du jardin sont occupés par des petits chalets qui peuvent contenir chacun sept à huit personnes et qui remplacent très-avantageusement les loges de théâtre. Une grande galerie avec des loges ordinaires et des sièges qui s’étagent en gradins permet à ceux qui aiment à voir et à entendre d’un endroit élevé de satisfaire leur goût.

L’ensemble du jardin rappelle un peu l’ancien jardin d’Hiver, qui eut jadis une si grande vogue aux Champs-Élysées.

La salle peut contenir de huit à neuf mille personnes. Il faut ajouter qu’elle est brillamment éclairée. Des verres de couleurs y forment des arcs-en-ciel du plus pittoresque effet.

Très-enchanté de ma salle, je demandai à M. Gran, le directeur, quelques détails sur l’orchestre que je devais conduire.

Il me répondit :

— Nous avons engagé les cent dix musiciens que vous avez demandés, et je puis vous assurer que ce sont les meilleurs de New-York.

Je vis bientôt qu’il ne m’avait pas trompé. J’ai eu le rare bonheur d’être sympathique à mon orchestre, dès le début. Et voici comment.

Les musiciens ont ici une vaste et puissante organisation. Ils ont constitué une société hors de laquelle il n’y a pas de salut. Tout individu qui désire faire partie d’un orchestre, doit avant tout se faire recevoir membre de la société. Il n’y a d’exception pour personne. Depuis le chef d’orchestre jusqu’au timbalier inclusivement, tous doivent en faire partie.

J’avais été prévenu de cet état de choses par Boulard, qui avait déjà dirigé une ou deux répétitions et qui, lui, avait été forcé de se mettre dans l’association pour pouvoir conduire.

Dès mon entrée dans la salle, les musiciens me font une ovation. Je les remercie en quelques paroles.

Nous commençons la répétition par l’ouverture de Vert-Vert. A peine avais-je fait jouer seize mesures que j’arrête l’orchestre et m’adressant aux musiciens :

— Pardon, messieurs, leur dis-je. Nous commençons à peine et déjà vous manquez à votre devoir !

Stupéfaction générale.

— Comment ! je ne fais pas partie de votre association, je ne suis pas des vôtres et vous souffrez que je conduise ?

Là dessus, grande hilarité. Je laissai les rieurs se calmer et j’ajoutai, très-sérieusement alors :

— Puisque vous n’avez pas cru devoir m’en parler, c’est moi qui vous prie de me recevoir dans votre société.

On proteste.

J’insiste en disant que j’approuvais absolument leur institution et que je considérerais comme un honneur d’en faire partie.

Des applaudissements prolongés accueillirent l’expression de ce désir. J’avais conquis mon orchestre. Désormais nous étions tous de la même famille et la plus parfaite harmonie ne cessa de régner dans tous nos rapports. Du reste, je me plais à le constater, l’orchestre était composé d’une façon supérieure. Pour chacune de mes œuvres deux répétitions suffirent toujours pour assurer une brillante interprétation.