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Notes d’une frondeuse/07

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H. Simonis Empis (p. 29-34).

L’ATTENTAT X…


Un journal le prêchait, hier ; il est dans l’air, il nous le faut… on nous le doit !

Ce serait manquer à tous les us de la légende, à toutes les traditions de l’histoire, à toutes les habitudes du passé, si le peuple de France était privé de la tentalive en icide qui, chez nous, consacre le succès, rallie les indifférents, et cale solidement, avec le manche d’un poignard ou la crosse d’un pistolet, le trône d’un roi, le fauteuil d’un président — voire le siège d’un général.

Le dernier date de loin.

Que l’on ne m’objecte pas les quelques essais faits, à la Chambre, sur divers représentants dont j’ai oublié les noms. Ce n’étaient là que fichaises, petites requêtes sans importance, présentées un peu vivement par des électeurs toqués le plus souvent, témoin Mariotti et Aubertin. Il fallait vraiment l’être, toqué, pour aller mander à des députés justice d’abord, raison ensuite !

Quand ils ne souhaitaient que cela, ça allait encore. Mais, une fois, un bonhomme à côté de moi a crié :

— Je veux être reçu ; j’ai des comptes à régler !

Il y avait là une dizaine de mandataires du peuple… ce qu’ils ont détalé !…

Je ne comprends pas, dans cette série à la rose, Jean Baffier, sculpteur par état et gas du Berri par vocation, Celui-là est un fantaisiste. Il n’y eut guère ce jour-là, au Palais-Bourbon, qu’un sport à l’instar du mont Ida ; un concours de chevelures entre Germain Casse, Clovis Hugues, et Jean Baffier.

Les assistants n’ont vraiment pas dû s’ennuyer, devant ce tableau vivant : les Trois Grâces, de Pierre-Joseph Proudhon !

Et le tranche-lard de Jean Baffier — un accessoire ! — s’est, m’a-t-on dit, égaré dans la tignasse de Clovis où, malgré tous les efforts, il a été impossible de le retrouver. Tel Slanley, perdu dans les forêts vierges, restait inaccessible aux explorateurs !

Nous voilà loin du boulangicide rêvé ; mais c’est qu’une ironie me gagne quand je pense aux députicides — oh ! le vilain mot ! vous ne trouvez pas que ça ressemble à insecticide ? — aux députicides, dis-je, qui ont, à diverses reprises, ébaubi le collège électoral.

J’en puis d’autant mieux sourire que, tant tués que blessés, personne n’est resté sur le carreau ; et qu’il n’y a guère à plaindre, présentement, que les pauvres assassins, soumis à un système de douches bien mieux utilisable envers leurs victimes.

Puis, la Chambre a eu si peur ! Les oncles conscrits du régime parlementaire ont manifesté un tel trac ! Il y a eu de si jolies galopades dans les couloirs ! Et, sauf une dizaine de gens crânes, une si furieuse envolée vers la sortie !…

Il n’y a pas eu que cela. Il y a eu de sales actions commises dans un but de courtisanerie vile, d’obséquiosité calculée ; en vue de la bonne somme à toucher ou de la bonne place à obtenir.

J’ai, au bout de la plume, le nom de ce triste garçon, reporter dans un grand quotidien, qui, le jour de l’attentat d’Aubertin, alors que tout danger était conjuré et que l’homme désarmé, maintenu, déjà noir des « gnons » récoltés dans la bagarre, traversait, sous bonne escorte, la petite rotonde, se précipita sur lui et, d’un coup de poing formidable, lui fendit l’arcade sourcilière,

Il y avait là des amis de Ferry : il fallait faire du zèle. Il fut, d’ailleurs, beaucoup félicité.

Et ce monsieur-là a écrit ou écrira, un beau matin, « que la tyrannie suscita des choses abominables, telles que les mauvais traitements infligés par les courtisans à Damiens captif ; et qu’il est bien heureux que la révolution de 1789 ait enfin assuré le respect des prisonniers ! »

Tas de blagueurs !… Je voudrais bien savoir ce qu’ils en auraient fait, d’Aubertin, si on ne le leur avait arraché des pattes !

D’autant que ces pattes, serviles envers le maître, ne s’étendent jamais, cruelles, que sur l’isolé. Demandez un peu à tous ceux qui ont vu la séance du 12 juillet 1888, combien les griffes s’allongeaient, en leur désir immodéré de tâter du général ; d’arracher la barbe blonde ; de défigurer le visage trop connu.

Mais, si ces bêtes sont méchantes, elles sont prudentes aussi. Celui-là n’était pas un hère quelconque, suppliciable à merci, et, s’il était un isolé — ou à peu près — dans leur cage, ils sentaient, derrière les murs, des millions de souffles et d’haleines ; une meute inconnue et menaçante, restée en arrêt à la porte ; et qui, d’un élan, aurait bazardé la boutique, d’un coup de gueule aurait cassé les reins à ces hyènes et à ces chacals !

Aussi, ils ont aboyé… ils n’ont pas mordu !

Aujourd’hui, ils espèrent que quelqu’un mordra pour eux, et qu’ils n’auront plus qu’à faire curée.

Et un de leurs journaux demande carrément ce quelqu’un-là — comme, à la quatrième page, on demande une cuisinière ou une bonne d’enfants.

Pauvre « quelqu’un » !

Je le vois d’ici, avec son air de simple, son regard crédule, son geste résigné, la fièvre qui fera trembler sa main. Que sera-t-il ? Ouvrier sans travail, boutiquier sans chalands, médecin sans clients, avocat sans causes, je n’en sais rien…

Par exemple, je suis sûre qu’il sera un désemparé de la vie, un être pas heureux sur lequel une guigne tenace et imméritée se sera, dès le berceau, abattue. Peut-être un habitué des réunions publiques, sincère et obscur, comme le Marc-Fane de Rosny.

Pauvre « quelqu’un » !

Dans un jour de désespérance, en cherchant parmi les offres d’emploi, il lui sera tombé sous les yeux, à la gargote ou au café, une phrase dont le fond, sinon la forme, était ainsi conçu :

ON DEMANDE un assassin de bonne volonté.

Et comme il n’a pas d’ouvrage, il se présentera — il se présentera devant le général avec un eustache de treize sous ou un revolver en zinc qui lui éclatera dans les doigts.

Il ratera son coup ; et, s’il n’est pas écrasé sur place par la foule — qui n’attendra pas, elle, qu’il soit prisonnier ! — la police le recueillera. Et le gouvernement n’aura qu’une idée : étouffer l’affaire. Et ceux-là qui seront les commanditaires moraux de l’attentat se dégageront bien vite et bien haut :

— A-t-on jamais vu ! Est-ce que j’en suis ? Ah ! bien, si on prend tout au sérieux, maintenant !…

Ne les prends pas au sérieux, pauvre « quelqu’un » que je devine dans la foule ! Après avoir été la victime des avocats, ne sois pas la victime des rhéteurs. Dis-toi que, s’ils pensaient vraiment ce qu’ils écrivent, ils ne l’écriraient pas — ils le feraient !

Vois ces fameux héros de Rome, au niveau desquels leur âme, disent-ils, aspire à s’élever. C’est sa main que Mucius Scævola a mise sur le bûcher ; c’est sa personne que Décius a jetée dans le gouffre ! Que resterait-il de leur gloire ; si Scævola avait offert à la flamme le poing d’un licteur ; si Décius avait précipité à l’abîme un de ses cavaliers ?

Pourquoi donc te dévouerais-tu, toi, éternelle dupe, qui, le lendemain, seras renié par leur peur ou par leur dédain — par leur souci, en tout cas, de se dérober aux missions génantes ?

Voilà ce qui t’attend, mon ami « quelqu’un », si tu les écoutes, les prôneurs d’assassinats ! Crois-moi, va, ne leur sers ni de jouet, ni d’instrument ! S’ils trouvent leur avis si bon, qu’ils le suivent ; et que pour une fois, bon Dieu ! les conseilleurs soient enfin les payeurs.

Ce que le général peut dormir tranquille !… Eh bien ! cependant, je veux, pour une minute, supposer que la tentative a réussi. Le général est criblé de balles, troué de coups de surin, éparpillé en trente-six morceaux.

« La France respire !… »

Et puis après ?

Après ? Il surgit un autre homme, un principe identique, qui incarne en lui toutes les revendications et tous les espoirs. Pour les gouvernants, le péril est le même — toujours la culbute au bout du chemin !

On a tué pour rien.

Et, je me rappelle l’opinion souvent émise, sur le meurtre strictement politique, par un écrivain qui eut de la jugeotte et un rude talent : « C’est plus qu’un crime — c’est une faute. »

On la commettra, peut-être.

Pour rien !