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Notes d’une frondeuse/28

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H. Simonis Empis (p. 239-244).

PANAMA

LE TALON D’ACHILLE


« D’où vient l’argent ? »
(Cri antiboulangiste.)

On ne l’a pas brûlé, celui-là — et il cuit dur aux gouvernants ! M. Thierrée, par l’épreuve purifiante à laquelle tant de cheiks opportunistes devront le salut, n’a pu rendre invincible le pied léger du Thiers-État.

Et le régime parlementaire se meurt ! Et le régime parlementaire est mort !

On l’a frappé au bon endroit. Il n’avait ni cerveau, ni cœur, ni même d’entrailles ; à peine un front, pour ne pas rougir ; un épigastre, pour les mea culpa hypocrites… et de vagues boyaux !

Pour l’atteindre, pour le voir frémir et se débattre, il a fallu taper à la caisse, viser le fond de chaussette où il glissait ses gains illicites.

Certes, il est d’honnêtes hommes, en ce Parlement : ceux qui ont le moyen de l’être, d’abord ; ceux, ensuite, qui n’ont pas rencontré l’occasion de ne l’être plus ; enfin, les stoïques. Ces derniers sont rares et ne se sentiront pas atteints par mes paroles, puisqu’ils ont la conscience très pure et les poches vides de tout larcin.

Étonnerais-je quelqu’un en les supposant là à titre d’exception — le seul qui n’ait pas cours sur le marché ? La probité subit ses krachs, comme toute vertu humaine entrée, aux époques de décadence, dans la courante spéculation.

Et même une chose me surprend mélancoliquement, dans cette débâcle ; l’entache de vulgarité ; en fait un article de bazar, à la grosse, au lieu de l’œuvre originale, ingénieuse, d’un unique artisan : c’est son bon-marché. Si jamais j’avais osé m’imaginer un père ou un frère conscrit vendu, j’aurais pensé, naïve, que c’eût été, au moins, contre son pesant d’or.

Pas du tout ! On en a eu presque pour rien. Moyennant une misère — dix, quinze, vingt mille francs — Panama a pu s’offrir les personnages les plus considérables du pays. Point une horizontale un peu cotée, et ayant beaucoup servi, qui ne vaille ça !

Si bien que l’on a vu, en cet écroulement de siècle, l’honneur d’un homme (cette chose pour laquelle les aïeux se faisaient tuer !) valoir un peu moins cher que le déshonneur professionnel d’une ribaude.

Inutile de s’en affliger outre mesure, de s’en répandre en lamentations. Ce qui doit arriver arrive… et le mal est général ! Pour faire taire les étouffeurs qui demandent le silence, c’est-à-dire l’impunité, au nom de la patrie, il suffit de jeter un regard circulaire — comme les Cook’s — sur le reste du monde.

Partout, mêmes aventures, mêmes scandales, même dilapidation des deniers publics ; même vol éhonté de l’épargne des petites gens ! À l’ombre du trône, des fonctionnaires pillent, grapillent ; en République, les monarques en personne mettent la main à l’ouvrage — et dans la poche des gogos !

Partout, même malaise, à des degrés différents ; même sensation de catastrophe prochaine ; même gloutonnerie à avaler les dernières bouchées, à lamper le dernier verre, à savourer les dernières joies…

On ne se prépare pas à finir joliment, avec grâce, avec chic ; comme les philosophes de toutes époques ; comme les païens couronnés de roses, comme les aristos coiffés en poudre — on s’y rue, on s’y vautre, tels pourceaux vers l’auge !

Tout le monde en veut, du veau et de la salade, au banquet parlementaire ! Et des trocs s’établissent entre ceux qui en ont beaucoup et ceux qui n’en ont pas : le droit d’aînesse, à eux confié par les gueux, est encore une fois cédé, pour un tendon, pour un trognon !

Au dehors, les frustrés attendent… Et le Mane, Thecel, Pharès flamboie aux vitres de la salle !

Oui, vraiment, ceux qui se sont vendus se sont vendus pour pas cher ! Ce serait à dégoûter de l’honnêteté que voir à quel taux on l’évalue ; et qu’en politique, comme en galanterie, le premier faux pas est presque toujours gratuit — ou peu s’en faut !

Les belles canailles seules, les avouées, les reconnues, les célèbres, ont touché la forte somme ; et aussi, dit-on, quelques vestales, si âgées, si austères, si puritaines, si insoupçonnables, que le public s’acharne à savoir le fin mot de ces rances vertus.

Il n’en démordra pas… quoi qu’on fasse ! Ni nous non plus, les journalistes, les pelés, les tondus, d’où vient toujours tout le mal. On a volé l’un, on a injurié les autres ; et voilà qu’ils font boule, se hérissent, marchent contre l’ennemi commun.

Les responsabilités seront établies, TOUTES — qu’on se le dise ! Il ne s’agit plus de proclamer : « La presse est vendue », parce que quelques directeurs de journaux se seront fait payer leur publicité aussi cher par M. de Lesseps que par M. Géraudel ; et autant pour vanter les bienfaits d’un isthme que pour célébrer les charmes d’un purgatif.

Ceux-là sont des négociants. Les militants sont aussi rares, dans ce conseil de prud’hommes, qu’ils sont nombreux parmi les simples scribes : braves gens vivant du quotidien labeur ; qu’indigne toute calomnie englobant la corporation entière ; et qui feront payer cher leur manœuvre, à ceux qui ont cru apaiser la foule en lui jetant à ronger un porte-plume, comme os à un dogue dont on trompe la faim !

Ah ! les actionnaires étaient des imbéciles, et les journalistes des bandits ! Hé ! bien, mais — et aujourd’hui ? Voyez donc ce qu’elle a fait, cette opinion publique tant dédaignée, qui émane des uns et que traduisent les autres ? Comptez les ministres qu’elle a jetés bas, et ceux qu’elle passera en couverte, parmi les huées de la chambrée, avant qu’il soit longtemps ! Elle a décloué des cercueils ; arraché des masques ; poussé débraillés, sous la risée, les plus boutonnés dans leur renom, les plus drapés dans leur respectabilité ! Indulgente aux Athéniens (bons garçons à la ceinture lâche, qui, ne trompant personne, affichent leurs faiblesses, afin que nul ne s’y méprenne), elle s’est montrée implacable aux Spartiates, aux pharisiens hypocrites, ignorants du pardon envers le crime, de la compassion envers la faute, de la tolérance envers l’erreur : ceux qui cachent le vice sous la robe de la sagesse et l’aspect de la vertu !

Elle y a mordu, elle y a pris goût… ce n’est pas fini !

Les trois arrestations d’hier ne rassasieront point sa fringale de vérité. Car le soupçon plane maintenant sur tous, sur tout.

Marat fut un vilain merle, à mon avis, par bien des côtés ; et j’aime Charlotte — mais Marat eut quelquefois du bon ! En même temps que les écailles de sa lèpre, il semait le doute autour de lui. Et le doute (supplice pour qui l’éprouve) sert quelquefois au bien public.

Voyez plutôt dans le cas présent. On empoigne les « corrupteurs », cela est bien. Mais… et les corrompus ? Il en est de la corruption comme de l’adultère, et du menu de certains restaurants : on est deux ! Sauf résistance — et je ne sache point que les rapports entre la Chambre et le Panama aient jamais relevé du domaine du viol ? — celui qui accepte est aussi coupable, plus coupable que celui qui offre ; car il trahit un associé, un mandat, un serment, tandis que l’autre suit son seul instinct, obéit à son animale impulsion, sert son personnel intérêt.

Enfin, il paie… ce qui, dans les sales trafics, constitue une supériorité.

Donc, l’ogresse avec laquelle on a voulu jouer, la bonne foule aux dents longues, considérera l’opération d’hier comme un simple apéritif. C’est la tartine de caviar qui amuse la faim — et l’aiguise !

M. Brisson peut marcher ; l’opinion est avec lui ! Elle est également avec la justice (pour une fois, peut-on dire, sans être Belge !) si la justice, débarrassée de M. de Beaurepaire, veut agir net, vite, et droit. Elle est avec tous ceux qui s’affirment les défenseurs des spoliés ; avec tous ceux qui voudront la lumière, qui la feront éclatante ; et dont la poigne s’abattra, formidable, sur les hauts « profiteurs » — fussent-ils réfugiés dans les plis du drapeau, comme la Loïe Fuller dans l’orbe de son jupon !

Les trouver tous, voilà le devoir ! Après, s’exercera le grand droit révolutionnaire : la confiscation des biens, sur lesquels, dès maintenant, l’embargo devrait être mis.

Ce n’est pas le tout d’avoir, au 22 septembre, promené des chars à faire hurler le chien du Zodiaque, et ridiculisé l’Une et Indivisible ! L’heure est venue de l’évoquer autrement…

Je n’appelle pas la guillotine ; elle me fait horreur ! Mais je me souviens qu’à ses heures de danger, la République d’il y a cent ans sut faire rendre gorge aux accapareurs, aux fournisseurs, aux émissaires infidèles. On leur laissa la tête — les paniers étaient pleins — mais on les expédia étudier de près le régime pénitentiaire, voire les colonies… après les avoir mis nus comme de petits saints Jean.

Ah ! que vite il serait vite reconstitué, le milliard égaré, si quelques commissaires aux armées de l’autre 93 étaient chargés de faire battre le rappel des fonds !

La gangrène y est, mettez le fer rouge ! On vous laisse le choix de la place : au talon — ou à l’épaule !