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Notes d’une frondeuse/29

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H. Simonis Empis (p. 245-251).

THRASÉAS


Décembre 1890.

J’ai quelque chose à demander — ça arrive ! — à des « influents » du métier. Il s’agit d’un confrère, condamné, par un président trop zélé (Toutée-de-quoi-vis-tu), juste au maximum qui transforme la nature de la peine ; fait d’une infraction presque un crime, et du délit d’opinion un attentat de droit commun. Bref, alors que l’affaire est toute politique, on refuse au journaliste l’hospitalité de Pélago ; et on rêve de l’envoyer à la Santé, parmi les escarpes, filous, cambrioleurs, et autres gentlemen.

Ce n’est pas que la compagnie soit inélégante — le bagne serait même un riche salon, si tous ceux qui le méritent le fréquentaient ! — mais c’est vexant !

D’abord, en raison du ma… gistrat qui a représenté la justice dans cette iniquité ; ensuite, à cause des bons petits cœurs, des braves petits confrères, qui s’emploient de leur mieux à ce qu’elle s’effectue.

— Allez donc voir Ranc ! m’a conseillé quelqu’un.

C’est vite dit ; mais je ne le connais pas, Ranc ! Les rares fois où nous nous sommes trouvés en présence, de loin, il m’a regardée du fin fond de sa barbe, sans en avoir l’air (il a été blanquiste), avec un dédain indulgent ; mais tout de même du dédain !

Ça se comprend. Ce grand conspirateur devant l’Éternel ne peut que tenir en pitié légère cette exubérante qui ne croit pas aux complots (maintenant, du moins !) et chatouille du bec de sa plume le nez des solennels, pour les faire rire ou éternuer sur l’autel de la patrie… laquelle ne s’en porte pas plus mal !

Et quand Catilina a marché contre Rome, sans suivre Catilina, j’ai raillé les consuls ; comme les pastoureaux qui, du faîte de l’arbre, suivent la bataille et marquent les coups : huant les grotesques, les lâches — parfois le vainqueur !

Or, Thraséas n’a pas été content, alors ; et il ne me l’a pas envoyé dire ! Comment vais je l’aborder aujourd’hui ? J’y songe, un peu penaude, mais incorrigible tout de même, incapable de m’amender. S’il ne s’agissait d’autrui, sûr, je ne l’affronterais pas, la colère de Thraséas ! Enfin !

— Où demeure-t-il, M. Ranc ?

— Place des Vosges, au…

Ici, je coupe la poire en deux : moitié pour moi, moitié pour lui. Je dis l’endroit, parce que je suis bavarde ; mais je cèle le numéro, afin d’affirmer ma discrétion : prouver que, moi aussi, je suis capable de recevoir un mot d’ordre, d’observer une consigne ; que si je ne conspire pas c’est par goût, non par impuissance ; que je sais me taire…

Chut !!!

Huit heures et demie du matin, place des Vosges. Avec des yeux bouffis de sommeil, j’envisage la haute, haute maison de brique, fenestrée suivant l’époque : argus aux mille petits carreaux que le soleil poudre d’une gaieté — et aussi, me semble-t-il, d’une malice.

Elles me dévisagent, toutes ces prunelles d’or, d’un air de joyeux défi ; paraissent s’intéresser prodigieusement à ma démarche ; et si j’oserai la faire, et si j’y réussirai.

Si j’oserai !… Je me précipite sous la voûte. Dans la cour du fond, spacieuse, ensoleillée, la concierge balaie : une concierge qui a mine de brave femme, pas hargneuse. Mais je ne me laisse pas prendre aux apparences, moi ; et, du masque, ne conclus pas au visage ! J’ai lu le Roman d’une Conspiration ; et je cherche quel subterfuge me mettra bien dans la place, me donnera l’air « de ne pas avoir l’air ».

Une cage est là, une immense cage où des canaris, des pinsons, des linots, volètent, gazouillent. Alors, extasiée :

— Ah ! les petits, les beaux petits oiseaux !… Qu’ils sont gentils, qu’ils sont mignons, les petits oiseaux à leur mémère !… Et comme on les gâte ! Du mouron, du colifichet, du susucre !

Je les aguiche du doigt. Très familiers ils me rendent ma politesse en chantant à tue-tête, pleins d’émulation. Je guigne la « mémère » du coin de l’œil. Elle a quitté son balai et se rapproche. Ô Fouché !

Une buvoire inclinait ; je l’ai redressée, mouillant un peu mes gants… il faut savoir faire des sacrifices !

J’en suis récompensée. Une voix attendrie module à mon oreille :

— Madame demande ?

Je me retourne, avec le sursaut des gens surpris. Et, le plus gentiment possible :

M. Ranc, Madame, s’il vous plaît ?

La bonne femme a reculé d’un pas, soudain méfiante, la figure assombrie. Les poings aux hanches, elle m’examine… semble me prendre pour Charlotte Corday !

Enfin, après un long silence :

— Il n’y est pas. Il n’y est jamais !

— Vraiment !

— Et puis, me dit cette gardienne austère, il ne reçoit pas de dames !

Une telle hilarité m’empoigne que j’en perds un peu la tête. Et je crie :

— Ça n’est pas pour ça que je viens ! tandis que les larmes du fou rire m’emplissent les yeux.

— Ah ! fait-elle, soulagée.

— Non, c’est pour un prisonnier ; une affaire politique de la plus haute importance.

J’ai bien dit cela, « de la plus haute importance »… avec la bouche en chose de poule, et un clin d’œil significatif qui la fait ma complice ; la met dans la confidence ; lui donne cette illusion qu’elle « en est ».

Flattée, elle livre passage.

— Enfin, allez tout de même ! Mais vous lui direz bien que ce n’est pas de ma faute.

— Oui. Où est-ce ? Au premier ?

— Non. Au dernier !

Je grimpe, je grimpe, le long du vaste escalier, de lumière empli. Ce n’est pas la solennité des paliers de Pot-Bouille, mais une majesté de bon aloi, grave et ancestrale, qui se dégage des pierres du vieil édifice.

Je ne ris plus — d’abord, parce qu’au fur et à mesure que je me rapproche, mon trac augmente ; ensuite, parce que je songe, le long de cette rampe qu’on peut gravir à cheval, aux aïeux célèbres ou obscurs qui, de leurs semelles, en usèrent les degrés.

Ces maisons-là, c’est comme si on lisait du Michelet !

J’ai eu beau ralentir, m’y voici quand même ; tout en haut, sous les toits, car le lambris se mansarde.

Sous les toits ? Hé ! oui ; comme les gueux de Béranger — et comme Jenny l’ouvrière ! Pourtant, il serait ministre, celui-là… s’il voulait !

Je sonne, avec un léger battement de cœur. On n’ouvre pas ; déjà, ma lâcheté se réjouit, à l’idée que je vais éviter l’épreuve ; fuir sans affronter la colère, la terrible colère de Thraséas !

Fi !

Je resonne. Des pas étouffés longent la cloison ; « on marche dans le mur ! » comme dit Angelo, tyran de Padoue. Puis un furtif glissement contre la porte — paupière de judas qui se relève, ou monocle de serrure qui pivote !

Je me sens dévisagée ; et ne sais plus que devenir.

Un bruit de chaîne qu’on tire ; l’huis s’entrebâille, un coin de barbe et le quart d’un œil dépassent la ligne verticale du battant… Misère de moi, c’est Thraséas en personne !

Et le petit Chaperon rouge, le petit Bonnet rouge plutôt, entre chez le loup dévorant de l’opportunisme !

Il ne m’a point croquée. Cela tient sans doute à ce que — le redoutant beaucoup, mais l’estimant encore davantage — je n’avais apporté ni galette, ni pot à beurre.

Les usages varient suivant les maisons.

Et tandis qu’attentif, puisque je parlais de la liberté ; bienveillant, car il était mon hôte ; presque souriant, parce que, rassurée, je bavardais en toute indépendance, et comme mots et comme idées ; tandis qu’il écoutait, par instinct professionnel je regardais autour de moi.

C’était la demeure du juste, c’était la demeure du sage ; toute petite, sans ombre de luxe, peuplée de souvenirs : Gambetta ici et Gambetta là ; de profil, de face ; esquissé sur la toile, gravé dans le bronze — et le moulage du mort dominant, par sa sérénité souveraine, toutes les expressions du vivant !

Moi qui ai le culte d’un autre mort, moins illustre, et qui ai fait de mon chez moi son chez lui, je contemplais ces choses, émue jusqu’aux fibres… si émue, ma foi, qu’au beau milieu d’une phrase, je m’arrêtai net.

Il suivit la direction de mes yeux, comprit, se leva ; et revenant à moi, la relique haute dans les mains, comme les prêtres portent l’ostensoir, il eut un mot simple, un mot de brave homme, plus poignant que toutes les rhétoriques du monde :

— Je l’aimais bien, dit-il.

Son menton tremblait ; et il resta longtemps, très longtemps à rattacher le masque au mur, me tournant le dos, tandis qu’un tressaillement de peine faisait bouger le col de son veston.

Et je le compris soudain, ce sectaire avec lequel on s’est souvent chamaillé ; avec lequel on se chamaillera encore, c’est sûr… mais dont la sincérité, la probité sont et demeurent au-dessus de tout soupçon.

Décembre 1892.

Il a payé de sa personne, fait sa tâche ; et voici qu’il vieillit, pauvre, les mains nettes, sans emploi, sans prébendes, sans honneurs — riche seulement de son talent et de sa fierté !

Ah ! que je voudrais donc que la commission d’enquête fit seulement ceci : voir, parmi les « suspects » parlementaires faisant du journalisme, quels sont ceux qui vivent de leur métier, au jour le jour ; qui mangent souvent, la veille, le pain du lendemain… et les riches seigneurs qui, sans fortune apparente, laissent se capitaliser leur gain.

Ce serait édifiant !

Monsieur Ranc, je vous ai un petit peu blagué, parce que ça, c’est dans le sang. Je le tiens de mon papa intellectuel — et la fille de Vallès devait bien cela au Rock du Bachelier ! Mais j’ai des fantaisies d’amitié qui choisissent leur heure… voulez-vous me permettre de me dire votre amie ?