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Notes d’une frondeuse/30

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H. Simonis Empis (p. 252-257).

PANAMA

L’INDULGENCE


Pour quelqu’un

Le ciel me garde, monsieur, d’ajouter une peine à toutes celles qui vous accablent ; et c’est pourquoi je n’écris pas votre nom, si traîné sur la claie en ces derniers jours.

Vous vous reconnaîtrez ; d’autres aussi. Mais n’ayez crainte, et que, de nulle angoisse, votre douleur ne tressaille à mon approche. Je ne suis pas la mégère qui s’en vient donner le coup de grâce aux blessés ; je ne suis pas la Thénardier qui dégrade les chefs vaincus… et quand je descends, lampe en main, vers l’ombre des géhennes, c’est pour verser la pitié, comme un baume, sur les plaies que d’autres ont faites.

Bien rarement, j’ai passé, inexorable ; plus rarement encore, j’ai ajouté ma pierre aux communes lapidations. C’est qu’alors le forfait avait été si vil, si infâme, si attentatoire à l’humanité — enfants suppliciés, faibles meurtris, déments torturés — que nulle excuse, voilée de deuil comme une suppliante, n’étendait les bras entre le crime et le châtiment.

Ce n’est point votre cas. Vous êtes d’un parti que je hais : les Pharisiens de la démocratie ! Mais il serait contre toute justice de ne pas reconnaître que, présentement, vous subissez la peine moins de vos fautes, que des fautes voisines ; que si votre nom vous écrase, ce n’est pas du poids de vos seules erreurs.

Et vous souffrez. On verse à votre foyer des larmes amères ; et point n’est besoin d’écouter aux portes pour entendre les cris de désespoir. Même la paix du tombeau y est ignorée… et certain matin de l’autre semaine, j’ai songé à celles qui vous sont chères, et qui ont dû vraiment agoniser, ce matin-là !

Attendez : ce n’est point fini ! Vous tenez, par le sang, par l’alliance, aux corrupteurs — presque le bon côté ! Jamais les corrompus, ni ceux à qui l’occasion a manqué pour l’être, ne vous pardonneront sincèrement la catastrophe familiale qui les a perdus ou a risqué de les perdre. Complice, peut-être les sauviez-vous ! Victime, vous devenez l’ennemi !

Quant aux « vertueux », ils s’apitoient… et se réjouissent ! Vous étiez la concurrence : si jeune, tôt parvenu, opulent ; ayant déjà voix autorisée dans les conseils de l’État ; ministre de demain — et de toujours !

Personnellement, je ne vois pas en quoi votre situation, vos capacités, se trouvent amoindries par les récents événements. Tel vous étiez, tel vous êtes ; un peu moins riche, ce qui n’en vaut que mieux !

Mais je suis de l’école de « chacun selon ses œuvres » ; du fils, irresponsable de la gloire ou de la honte des aïeux… et je ne crois pas au péché originel ! Vos amis la prônent aussi, cette doctrine, fille des immortels principes — seulement ils ne la pratiquent pas !

Et vous-même…

Tenez, monsieur, je ne fais pas ici d’hypocrisie ; je ne viens pas, sous prétexte de vous plaindre, aviver vos douleurs. Je m’en serais simplement tenue à l’écart ; si elles ne comportaient une leçon si haute, un enseignement si magnifique, que je ne les puis passer sous silence.

Vous souvient-il, monsieur, de ce pauvre homme qui repose doucement, loin des agitations stériles, à Ixelles, en Brabant, près de sa bonne amie ? Il fut un agitateur de mince envergure : soldat de fortune grisé à la première rasade que lui versa la fortune ; cerveau secondaire, âme indécise, cœur vaillant…

Il avait rêvé de rouler les politiciens ; de prendre l’argent des royalistes sans leur rien donner en échange ; de reprendre Metz et Strasbourg aux Allemands — avec Berlin en plus, si le vent y était !

Les politiciens le roulèrent ; les orléanistes, qui ne badinent pas quant au doit et avoir, se remboursèrent sur son honneur, en patronnant les Coulisses… et quelques maisons, vers la Sprée, illuminèrent, quand on apprit la mort du général « Revanche ».

Sa revanche, hélas, la voici ; posthume et plus cruelle qu’on ne l’eût pu imaginer. Et parce qu’il n’est plus là pour y assister, parce que toute menace de sa part est envolée, j’en puis parler à l’aise.

On le combattit, c’est naturel — il avait la nation derrière lui ! Puis, il faut bien le dire, ses allures étaient de telle sorte ; ses alliances d’aspect si fâcheux ; son entourage si lamentable ; que certains purent s’y méprendre et croire la République en péril.

Mais à quels moyens eut-on recours ? Quelles armes basses alla-t-on chercher jusqu’au fond des égouts ? Quels trognons puants, ignobles à toucher ramassa-t-on au coin de toutes les bornes ?

On l’attaqua par son père ; on l’attaqua par ses enfants ! L’un avait été avoué en Bretagne : on le déclara tripoteur d’affaires véreuses, de marchés louches — et le fils fut rendu responsable d’agissements paternels rien moins que prouvés. La petite Marcelle, presque une fillette, se maria : et, le matin des épousailles, un journal opportuniste (je l’ai gardé) proclama que cette union était « nécessaire », vu l’état de la fiancée… mensonge infâme !

Pour trente mille francs — employés au service secret de la défense nationale ; et dont il était impossible, on le savait, de rendre compte, sans désorganiser le contre espionnage — Boulanger fut baptisé le « Brav’concussionnaire ».

Trente mille francs ! Ce chiffre fait rêver, en regard du milliard de Panama… on dirait dix sous !

Et le cri familier, la scie habituelle, remplaçant le : « Ohé ! Lambert ! » de l’Empire, ou le : « À bas le dictateur ! » envers Gambetta, fut :

— D’où vient l’argent !

De tout cela, Boulanger mourut (autant que de la mort de son amoureuse) ; des déceptions ; des dégoûts ; de toutes les flèches qui le clouèrent à l’autre cercueil : centurion en cible aux flèches, saint Sébastien de la calomnie !

Ce n’était ni un saint, ni un héros… seulement un bon garçon inférieur à ses destinées ; qui pensa les dominer, et fut porté par elles comme bouchon sur l’Océan. Il ne fut l’homme que, dès le début, il eût dû être, que vers le déclin ; je ne dirai pas tout espoir perdu, mais toute illusion envolée. La douleur, soudain, avait mûri ce fruit obstinément vert ; il voyait très net, dans l’avenir, les revanches prochaines que le sort lui réservait — ce qui se passe aujourd’hui, entre autres.

Mais, à son deuil s’ajoutait si immense lassitude, soit de ses amis soit de ses ennemis, qu’il préféra se réfugier contre le seul cœur qui lui eût été divinement sincère ; et s’endormir, comme un petit enfant, dans le giron d’une femme.

On l’en loua, on l’en blâma… je ne retins, de son suicide, qu’une chose : c’est qu’il fallait qu’un chef de parti eût rudement souffert pour (ayant au lendemain une foi invulnérable !) abdiquer ainsi, parmi les roses mortuaires très doucement découronnées.

Oui, il avait souffert ! J’ai vu saigner ses yeux ; car, sur le larmier meurtri, les larmes paraissaient rouges, avant que de glisser, éteintes, dans la barbe cendrée par le souci.

Rien ne désarma l’adversaire : ni l’exil, ni l’abandon, ni la mort ! On lui fut implacable, on lui fut féroce — bien après que les dernières pelletées de terre étaient tombées sur le corps, les injures, suivant leurs cours habituel, visaient encore la mémoire ! Qui eut pitié ? Personne. Nul ne fut généreux ; n’eut la victoire clémente, le triomphe indulgent.

Hélas, monsieur, vous en souvient-il ? Vous étiez Brutus, et vous étiez Caton ; un peu Cicéron, par les Petites Catilinaires, et un peu Sylla, par la fureur de proscription. Toute l’antiquité stoïque logeait en votre sein, sans faiblesse, sans défaillance… sans miséricorde !

Et voilà que les mêmes clameurs s’élèvent, avec une variante terrible : « Où est l’argent ? » Voilà que vous vous trouvez englobé dans un bien plus affreux scandale : car il ne relève pas que de la politique, mais de la probité — et vous êtes innocent… comme l’autre l’était, de presque tout ce dont l’accusa le réquisitoire, le fameux réquisitoire de la Haute-Cour !

Je vous plains, et de grand cœur ! Car peut-être en vous, comme en l’autre, aux heures de la défaite, un être nouveau s’éveille-t-il ; et la source d’où jaillissent les pleurs a-t-elle fait éclore la fleur d’indulgence, sans laquelle il n’est pas d’âme complète, ni de vraie philosophie.

Voyez, ô politiciens ! Même ceux qui paraissent le plus sûrs d’eux, son atteints en leurs proches, voient s’écrouler leurs orgueils. On répond de soi-même — net encore ! Qui peut répondre d’un être à côté : de l’allié, du parent, de l’ami ? Celui-ci tombe par son gendre, celui-là par son frère, un autre par son cousin, son oncle, son beau-père…

C’est injuste, certes oui ! Mais elles sont vôtres, ces mœurs-là ! Tant qu’elles régneront, nul (s’il n’est seul !) n’est sûr d’être invincible ; que son tour ne viendra pas demain.

Regardez — et que celui qui est sans péché, ose, désormais, jeter la première pierre !