Nouvelles soirées canadiennes/Juil-Août 1883/05

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LES ASSOCIATIONS OUVRIÈRES ET LES GRÈVES.



En principe les associations ouvrières sont bonnes et peuvent donner d’excellents résultats. Le travail en commun a toujours un avantage sur le travail isolé. L’association fait naître et développe un esprit d’ordre et de régularité en même temps qu’une saine émulation dont l’industrie particulière des sociétaires ne peut que bénéficier. Elle régularise le travail et assure au bon ouvrier, à celui qui a du cœur en même temps que de l’habilité, sa juste part de rétribution et cette influence qu’obtient presque toujours le succès. Elle oblige à l’économie, et, par un système de légère contribution hebdomadaire ou mensuelle, assure à la veuve et aux enfants de l’ouvrier dont un accident ou la mort a suspendu le travail, un petit revenu qui les aide à se tirer d’embarras. Un autre avantage de ce système de contribution à une caisse commune est de laisser l’esprit de l’ouvrier libre de toute inquiétude sur l’avenir de sa famille et par conséquent de lui donner plus de cœur à l’ouvrage. Bien plus, les enfants eux-mêmes s’habituent à pratiquer l’économie et à déposer à la caisse leurs petites épargnes ; ils apprennent à connaître la valeur de l’argent et à l’employer judicieusement ; c’est un véritable apprentissage de la vie qu’ils devront vivre plus tard.

Dans certains endroits, non-seulement les ouvriers sont ainsi associés entre eux et possèdent une caisse d’épargnes commune, mais ils ont même une part dans les bénéfices de la fabrique. Cet intérêt dans les fonds d’exploitation constitue un des motifs les plus puissants d’émulation : l’ouvrier sait qu’en travaillant pour son patron, il travaille aussi pour lui-même. Plus l’ouvrage sera bien fini, plus les produits seront parfaits et plus aussi les bénéfices seront considérables, plus, par conséquent, sa part de profits sera accrue. Il est donc intimement lié au sort de la fabrique et le succès de son patron devient son propre succès.

Il n’y a donc, dans ces associations, que des avantages à recueillir de part et d’autre et si l’ouvrier voulait s’en tenir à cet excellent système il n’y aurait qu’à le féliciter et à l’encourager. Mais souvent, malheureusement, il veut aller plus loin. Ne se contentant pas de sa légitime part d’intérêt et de contrôle, il veut aller trop vite et se substituer complètement à l’autorité qu’il avait reconnue jusqu’ici : il veut prendre lui-même la haute direction, le premier rôle. C’est ici que commence l’abus, et c’est de cet abus que doit provenir, dans un avenir plus ou moins éloigné, la ruine de l’ouvrier et celle du patron. Les ouvriers s’étaient associés dans un but de protection mutuelle, pour mettre en commun leur travail et leur intérêt, pour assurer l’avenir de leurs familles ; cela ne leur suffit plus. Grâce aux conseils pervers de quelques paresseux pleins d’ambition, beaux parleurs qui travaillent plus de la langue que des bras, et qui sont les véritables frelons de la ruche, ces honnêtes artisans commencent à trouver que leur travail quotidien n’est pas assez rétribué, que leurs bénéfices dans l’exploitation ne sont pas assez élevés.

Le patron mène assez grand train, pourquoi ne feraient-ils pas comme lui ? Après tout, n’est-ce pas leur travail qui fait sa richesse ? Et puisqu’il en est ainsi, ne devrait-il pas partager avec eux ce luxe apparent qui l’entoure ? Ils ne réfléchissent pas que c’est le patron qui fournit et risque son capital et que s’il est vrai qu’ils sont les bras, il est également vrai que c’est lui qui est la tête, et que tout ce qu’ils lui enlèveront d’influence et de liberté d’action sera autant de retranché sur le fonds commun qu’ils exploitent. Leur bon sens a été surpris par les phrases ronflantes des beaux parleurs ; ils ne voient plus que le mirage qu’on a fait briller à leurs yeux, ils lâchent imprudemment la proie pour courir après l’ombre, et voici venir cette plaie hideuse qui dévore nos sociétés, qui démoralise en même temps l’ouvrier et le patron : la grève ! Nous l’avons enfin nommé cette maladie funeste, aussi dangereuse pour ceux qu’elle attaque que pour celui qui veut tenter, d’y apporter remède, virus mortel qui demande le traitement le plus violent et qu’il ne faut toucher cependant que d’une main prudente et délicate.

Grâce au système d’association et d’économie qu’il a pratiqué, l’ouvrier en est arrivé à acquérir une certaine aisance, une indépendance relative. Il a accumulé un fonds destiné à l’aider en cas d’accident ou de maladie, et à subvenir dans une certaine mesure à l’existence de sa famille, en cas de décès. La création de ce fonds avait un but non-seulement légitime mais fort louable. Voici maintenant que d’une chose très-bonne en elle-même, on va faire un engin de discorde et de malheur ; d’un excellent, remède, on va faire un poison.

L’association ouvrière est dirigée par un comité ou conseil de direction. Ce comité est presque toujours composé des ouvriers les plus populaires de la société. Or, on sait que les gens les plus populaires, — surtout parmi les classes moins instruites, — ne sont pas toujours les plus méritants. Au contraire, ce sont, en général, les moins laborieux, qui laissent volontiers chômer l’ouvrage pour s’employer à capter la faveur de leurs compagnons. Ce sont des faiseurs, disons le mot, des farceurs, qui s’en tirent plutôt par un mot plaisant que par un acte de courage et dont l’activité consiste plutôt en paroles qu’en œuvres. Ils sont pour le progrès, la réforme, l’émancipation, mais un progrès, une réforme, une émancipation suivant leurs propres idées. Il y a longtemps que le patron les gène, les exploite, les pressure, ils trouvent que cela doit finir : il faut qu’ils aient leur tour. Et pourquoi pas ? Sont-ils moins intelligents que certaines personnes ? N’ont-ils pas eux aussi de la tête et du cœur ? Il est temps que l’ancien ordre de choses soit aboli et qu’un nouveau système s’établisse. Voilà leur opinion. Il faut s’affirmer. Que ceux qui ont peur le disent de suite, ils ne veulent pas de lâches parmi eux, pas de femmelettes, mais des hommes qui sachent défendre leurs droits et revendiquer leurs privilèges. C’est assez longtemps se faire opprimer, il faut lever la tête.

Voilà par quels moyens on fausse l’esprit de la plupart des ouvriers ; voilà comment on les engage dans une voie dont on leur cache les dangers. Le conseil règle, décide, organise, puis se fait approuver par la majorité. Il y en a bien qui protestent, mais leurs voix sont étouffées sous les quolibets, on les traite de lâches, de peureux ; ce sont des rétrogrades, des gâte-métier. De guerre lasse ils se soumettent et la grande affaire est décidée : on commence la grève, c’est-à-dire, on cesse le travail, il faut que les ateliers se ferment.

On ne considère point le tort qu’on peut se faire à soi-même, le tort qu’on fait certainement au patron : on s’abstient, on reste chez soi. Eh ! bien, jusqu’ici, je ne suis pas encore prêt à condamner parce qu’on a au moins un semblant de droit : la liberté d’affermer ou de ne pas affermer son travail. Mais on va plus loin. Si l’on ne travaille pas on ne veut pas que d’autres travaillent. La tâche qu’on a laissée inachevée, personne ne doit la terminer. Voici où commence, non-seulement l’injustice, mais l’abus révoltant. Si l’on est libre de s’abstenir, on n’a pas le droit de gêner l’action des autres. Et voilà pourtant ce que l’on fait : tous les jours. Non-seulement on emploie la persuasion pour engager toute une classe de travailleurs à se mettre en grève, mais quand la persuasion est insuffisante, on a recours à la force. Ceux qui se contentent du salaire offert et veulent prendre la place des grévistes, sont d’abord avertis, puis violemment éconduits : on pourchasse, on bat, on tue même, tous les moyens sont bons ; si cela ne suffit pas, on brûle les ateliers.

Cependant les fonds s’épuisent, la faim commence à se faire sentir, alors les sociétés-sœurs dans le pays, dans les états voisins, de l’autre côté même de l’Océan, font parvenir des secours pour prolonger la situation et forcer les patrons à capituler.

Voilà un état de choses dont on n’a pas l’air de prévoir toutes les conséquences. On fait la guerre à l’intempérance, on fait une grande dépense de forces et d’argent pour combattre certains abus que l’on considère comme des dangers qui menacent l’existence sociale, mais on ne semble pas comprendre que la grande, l’immense plaie des sociétés modernes, c’est la grève. C’est vers elle que doivent converger toutes les forces morales et légales, c’est à la détruire que doivent travailler tous ceux à qui leur position donne quelque pouvoir ou quelque influence sur le peuple. Sachons-le bien, la grève sera la source de tous nos malheurs.

Que ceux donc qui peuvent se faire entendre de l’ouvrier, se hâtent de lui ouvrir les yeux par tous les moyens possibles. Qu’ils lui représentent le mal qu’il fait aux autres, le mal qu’il se fait à lui-même. Qu’ils lui fassent toucher du doigt les criantes injustices qu’il commet sans s’en douter probablement. Mais, pour cela, qu’ils ne se contentent pas de faire des phrases et de rester dans les abstractions. Il faut non-seulement lui dire les choses, mais les lui faire comprendre.

Ainsi, les ouvriers ont-ils jamais songé que, lorsque cinquante d’entre eux demandent une augmentation de 10 ou 20 sous par jour, cela fait pour le patron un retranchement de 5 et 10 piastres par jour. C’est souvent tout son bénéfice et, à certaines époques de stagnation, c’est plus que son profit quotidien. Cette minime augmentation parait insignifiante si on la considère dans chaque individu, mais elle devient énorme quand on la multiplie par le total des ouvriers. Elle suffit souvent pour amener la gêne et même la ruine d’une fabrique. Il y aurait lieu de faire le même calcul sur le retranchement dans les heures de travail, qui peut suffire pour désorganiser complètement l’économie intérieure d’un atelier. L’ouvrier a-t-il de plus songé que, s’il a le droit de s’abstenir de travailler, il n’est pas maître du travail d’autrui ; que le travail est une marchandise comme une autre, et qu’il trouverait dur, sans doute, qu’un épicier, qui refuserait de lui vendre une livre de sucre à moins de dix sous brûlât la boutique de son voisin par ce que ce dernier trouverait convenable de lui vendre une livre de sucre à huit sous. D’un autre côté, si l’ouvrier a le droit de ne pas travailler, est-il relevé de l’obligation qu’il a contractée envers sa famille ? Ses enfants n’ont-ils pas droit au produit de son travail quotidien ? Cela est tellement vrai, que non-seulement les lois divines, mais les lois humaines mêmes les tiennent responsables de cette obligation.

Encore un autre point sur lequel les ouvriers n’ont pas réfléchi. C’est que, dans la plupart des cas, ils quittent l’ouvrage sans avoir donné au patron un avis qui le mette en mesure de les remplacer en temps utile. C’est ce qui est arrivé lors de la dernière grève des agents du télégraphe. Non-seulement, les compagnies n’ont pas reçu l’avis requis, mais le public lui-même a été pris au dépourvu, et le commerce de tout un continent s’est trouvé gêné, et, en certains endroits complètement enrayé par la volonté de messieurs les agents qui ont jugé à propos, à un moment donné, de prendre congé sans attendre le signal. Ici encore les lois divines et humaines s’accordent pour les condamner.

Je me demande donc si les grévistes de tous les pays ont bien réfléchi à la position, dangereuse à tous les points de vue, qu’ils occupent ; et comme je crois qu’ils agissent plutôt par irréflexion qu’autrement, plutôt par des conseils pervers que par leur impulsion délibérée, je les conjure de s’arrêter et de regarder autour d’eux pendant qu’il en est temps encore. Je conjure en même temps tous ceux qui ont la volonté et les moyens d’agir, de se mettre à l’œuvre pour tâcher d’arrêter ce déraillement funeste qui doit conduire inévitablement à la ruine et à la perdition de la société.

Du reste, celui qui peut apporter le remède le plus efficace à cet état de choses, c’est le législateur. Si j’ai peu de confiance dans une législation faite en vue de réprimer l’intempérance ; je suis persuadé que la loi seule peut, lorsqu’il s’agit de grèves et des désordres qui en résultent, frapper le mal dans sa racine. Je sais que la tâche est difficile et qu’il faut pour l’accomplir, chez le député, un grand fonds de patriotisme et de désintéressement personnel. Je n’ignore pas combien il est dangereux même pour l’écrivain de se prononcer dans ce sens. Mais ce que je sais aussi c’est que le temps presse, et qu’il ne sera plus temps d’essayer à appliquer ce suprême remède, lorsque nous serons tombés jusqu’au suffrage universel, vers lequel descendent peu à peu, mais sûrement, toutes les nations modernes.

Napoléon Legendre.