Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre I/Chap VI

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Novum Organum
Livre I - Chapitre VI
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 383_Ch06-428).
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CHAPITRE VI.
Idée précise qu’on doit se faire de la méthode exposée dans le second livre.
CXV.

La première demande que nous ayons à faire, c’est qu’on ne s’imagine point qu’à l’exemple des anciens Grecs, ou de certains modernes, tels que Télèse, Patrice, ou Severin, nous ayons l’ambitieux projet de fonder une secte en philosophie ; ce n’est nullement notre dessein : nous pensons même que les opinions abstraites de tel ou tel philosophe sur la nature et sur les principes des choses, importent fort peu au bonheur du genre humain. Nul doute qu’on ne puisse, en suivant les traces des anciens, ressusciter une infinité de systèmes de cette espèce, ou, en tirant de son propre fonds, en imaginer de nouveaux ; comme on peut inventer une infinité de systèmes astronomiques qui, quoique fort différens les uns des autres, ne laisseront pas de s’accorder tous assez bien avec les phénomènes célestes. Nous attachons fort peu de prix à toutes les inventions de ce genre, les regardant comme autant de pures suppositions et de conjectures aussi inutiles que hazardées. Mais notre véritable, notre ferme résolution est d’essayer si l’on ne pourroit pas asseoir sur des fondemens plus solides, la puissance et la grandeur de l’homme, et reculer les limites de son empire sur la nature. Uniquement occupés de ce dessein, quoique nous ayons nous-mêmes, sur différens sujets, des observations, des expériences, ou des découvertes, qui nous semblent plus réelles et plus solides que toutes celles de ces systématiques, et que nous avons rassemblées dans la cinquième partie de notre restauration ; cependant nous ne voulons hazarder aucune théorie générale et complète, persuadés qu’il n’est pas encore temps : d’ailleurs nous n’espérons pas que notre vie se prolonge assez pour nous laisser le temps d’achever la sixième partie, où seroit exposée cette philosophie que nous aurions découverte, en suivant constamment la véritable méthode dans l’interprétation de la nature. Ce sera encore assez pour nous de nous rendre utiles dans les parties intermédiaires (les deuxième, troisième, quatrième et cinquième) ; d’y faire preuve d’une sage défiance de nous-mêmes ; et en attendant, de jeter à la postérité, avec toute la sincérité dont nous sommes capables, quelques semences de vérités solides. Enfin, ne sera-ce pas assez pour nous que de n’avoir épargné aucun soin pour ébaucher une aussi grande entreprise ?

CXVI.

Par la même raison que nous ne sommes point fondateurs de secte, nous ne sommes non plus ni donneurs, ni prometteurs de procédés particuliers, de petites recettes. Il est toutefois ici deux objections qu’on voudra peut-être tourner contre nous qui parlons si souvent de pratique, d’exécution, et qui rebattons sans cesse ce sujet-là. Vous-mêmes, nous dira-t-on, donnez-nous donc quelque nouveau moyen d’une utilité frappante, et qui soit une sorte de garantie de vos promesses. Notre méthode, répondrons-nous, notre véritable marche (comme nous l’avons si clairement, si souvent dit et voulons bien le redire), n’est rien moins que d’extraire des procédés déjà connus, d’autres procédés, des expériences déjà faites, d’autres expériences, à la manière des empyriques ; mais de déduire d’abord des expériences et des procédés déjà connus, les causes et les axiomes ; puis, de ces axiomes et de ces causes, de nouvelles expériences et de nouveaux procédés ; la seule marche qui convienne à de légitimes interprètes de la nature.

Et quoique, dans ces tables d’invention (dont est composée la quatrième partie de notre restauration), ainsi que parmi ces faits particuliers qui nous servent d’exemples dans la seconde, enfin parmi ces observations que nous avons fait entrer dans notre histoire naturelle (et qui forment la troisième partie), il soit facile, avec un peu de pénétration et d’intelligence, d’apercevoir un assez grand nombre d’indications de procédés utiles et de pratiques importantes ; cependant, nous le confessons ingénument, cette histoire naturelle qui est entre nos mains, soit que nous l’ayons puisée dans les livres, ou que nous la devions à nos propres recherches, ne nous paroît ni assez complète, ni assez vérifiée pour suffire à une véritable interprétation de la nature.

Si quelqu’un, pour ne s’être encore familiarisé qu’avec la seule expérience, se sent plus de goût, d’aptitude et de sagacité pour cette recherche des procédés nouveaux, nous lui abandonnons volontiers cette sorte d’industrie ; il peut, sil lui plaît, dans notre histoire et dans nos tables, glaner, en passant, bien des observations et des vues utiles, s’en saisir pour les appliquer aussi-tôt à la pratique, et s’en contenter comme d’une acquisition provisoire et d’une sorte de gage, en attendant que nos ressources soient plus multipliées. Pour nous, qui tendons à un plus grand but, nous condamnons tout délai, tonte pause prématurée dans des applications de cette nature, les regardant comme les pommes d’Atalante auxquelles nous les comparons si souvent. Car nous, peu susceptibles de ce puéril empressement, ce n’est point après des pommes d’or que nous courons ; mais mettant tout dans la victoire, et voulant que l’art remporte sur la nature le prix de la course, au lieu de nous hâter de cueillir de la mousse, ou de moissonner le bled avant qu’il soit mûr, nous attendons une véritable moisson et dans son temps.

CXVII.

Il est encore une autre objection qu’on ne manquera pas de nous faire. En lisant attentivement notre histoire naturelle et nos tables d’invention, venant à rencontrer parmi les expériences mêmes, quelques faits moins certains que les autres et même absolument faux, on se dira peut-être que nos découvertes ne sont appuyées que sur des fondemens et des principes de même nature. Mais au fond ces petites erreurs ne doivent point nous arrêter, et dans les commencemens elles sont inévitables. C’est à peu près comme si, dans un ouvrage manuscrit ou imprimé, une lettre ou deux par hazard se trouvoient mal placées, ce qui n’arrêteroit guère un lecteur exercé, le sentiment corrigeant aisément ces petites fautes. C’est dans le même esprit qu’on doit se dire que, si certaines observations fausses ou douteuses se sont d’abord glissées dans l’histoire naturelle, parce qu’y ayant ajouté foi trop aisément, on n’a pas eu la précaution de les vérifier, cet inconvénient est d’autant plus léger, que, redressé peu de temps après par la connaissance des causes et des axiomes, on est à même d’effacer ou de corriger ces petites erreurs. Il faut convenir pourtant que si, dans une histoire naturelle, ces fautes étoient considérables, fréquentes, continuelles, il n’y auroit ni art assez puissant, ni génie assez heureux pour les corriger entièrement. Si donc, dans notre histoire naturelle, vérifiée et rédigée avec tant de soin, de scrupule, je dirois presque, de religion, il s’est glissé quelque peu d’erreur ou d’inexactitude ; que faut-il donc penser de l’histoire naturelle ordinaire qui, en comparaison de la nôtre, a été composée avec tant de négligence et de crédulité ; ou de la philosophie et des sciences fondées sur ces sables mouvans ? Ainsi ces légères erreurs de notre histoire naturelle ne doivent point inquiéter.

CXVIII.

On rencontrera aussi dans notre histoire naturelle, et parmi les expériences qui en font partie, bien des choses dont les unes paroîtront communes et de peu d’importance ; d’autres basses même et grossières ; d’autres enfin trop subtiles, purement spéculatives, et de fort peu d’usage ; tous objets qui, ainsi envisagés, pourront détourner les hommes de leurs études en ce genre, et à la longue les en dégoûter.

Quant à ces observations qui paroissent triviales, que les hommes, pour apprécier ce jugement, daignent ouvrir les yeux sur leur conduite ordinaire à cet égard ; car voici ce qu’ils font le plus souvent. Lorsqu’ils rencontrent des faits rares, ils veulent absolument les expliquer, et ils croient y réussir, en les rapportant et les assimilant aux faits les plus communs ; quant à ces faits si communs, ils ne sont point du tout curieux d’en connoître les causes ; mais ils les admettent purement et simplement, les regardant comme autant de points accordés et convenus.

Aussi, ne cherchent-ils jamais les causes ni de la pesanteur[1], ni du mouvement de rotation des corps célestes, ni de la chaleur, ni du froid, ni de la lumière, ni de la dureté, ni de la mollesse, ni de la ténuité, ni de la densité, ni de la liquidité, ni de la solidité, ni de la nature du corps animé ou inanimé, ni de celle des parties similaires ou dissimilaires, ni enfin de celle du corps organisé ou non organisé, etc. Ces différences physiques, ils ne sont nullement curieux de les expliquer ; mais ils les admettent comme autant de vérités évidentes et généralement reçues, se contentant de disputer et de porter un jugement sur ces autres phénomènes qui sont moins fréquens et moins familiers[2].

Pour nous, n’ignorant pas qu’il est impossible de porter un jugement valide sur les choses rares et remarquables, qu’on peut encore moins faire de vraies découvertes sans avoir au préalable cherché et trouvé les causes des choses plus communes et les causes de ces causes, nous sommes en conséquence obligés de donner place dans notre histoire à des choses très connues. Nous voyons même que rien n’a plus nui à la philosophie, que cette disposition naturelle qui fait que les choses fréquentes et familières n’ont pas le pouvoir d’éveiller et de fixer l’attention des hommes, et qu’ils les regardent comme en passant, peu curieux d’en connoître les causes ; en sorte qu’on a beaucoup moins souvent besoin de les exciter à s’instruire de ce qu’ils ignorent, qu’à fixer leur attention sur les choses connues.

CXIX.

Quant à ces objets qu’on traite de vils et de bas, objets pourtant auxquels Pline veut qu’on commence par rendre hommage, ils ne méritent pas moins que les plus brillans et les plus précieux, de trouver place dans une histoire naturelle, et cette histoire ne contracte pour cela aucune souillure ; de même que le soleil pénètre dans les cloaques, ainsi que dans les palais, et n’en est point souillé. Pour nous, notre dessein n’étant point d’élever une sorte de pyramide ou de fastueux monument à l’orgueil de l’homme, mais de jeter dans son esprit les fondemens d’un temple consacré à l’utilité commune, et bâti sur le modèle de l’univers même, quelqu’objet que nous puissions décrire, nous ne faisons en cela que copier fidèlement l’original. Car tout ce qui est digne de l’existence est aussi digne de la science, qui est l’image de la réalité. Or, les plus vils objets existent tout aussi réellement que les plus nobles. Disons plus, de même que de certaines matières putrides, telles que le musc et la civette, s’exhalent des odeurs très suaves, de même, c’est souvent des objets les plus vils et les plus reponssans que jaillit la lumière la plus pure, et que découlent les connoissances les plus exactes : Mais en voilà beaucoup trop sur ce sujet, un dégoût de cette espèce n’étant pardonnable qu’à des femmes ou à des enfans.

CXX.

Mais il se présente une autre objection qui demande un peu plus de discussion. Telles observations et telles vues que nous avons insérées dans notre histoire naturelle, offertes à un esprit vulgaire, et même à toute espèce d’esprit trop accoutumé aux sciences reçues, pourront paroître d’une subtilité recherchée, et plus curieuses qu’utiles. Aussi est-ce à cette objection que nous avons d’abord répondu et que nous allons répondre encore ; or, cette réponse, la voici. Ce que nous cherchons dans les commencemens et seulement pour un temps, ce sont les expériences lumineuses, et non les expériences fructueuses, imitant en cela, comme nous l’avons dit aussi, la marche de l’auteur des choses, qui, le premier jour de la création, ne produisit que la lumière, consacra à cette œuvre ce jour tout entier, et ne s’abaissa à aucun ouvrage grossier.

Qu’on ne dise donc plus que ces observations si fines ne sont d’aucun usage ; autant vaudroit, de ce que la lumière n’est point un corps solide ou composé d’une substance grossière, inférer qu’elle est inutile. Disons au contraire, que la connoissance des natures simples, bien analysées et bien définies, est semblable à la lumière ; qu’en nous frayant la route dans les profondeurs de la pratique, et nous montrant les sources des principes les plus lumineux, embrasse ainsi par une certaine puissance qui lui est propre, et traîne après soi des multitudes et comme des légions de procédés utiles et de nouveaux moyens, quoiqu’en elle-même elle ne sois pas d’un fort grand usage. De même les lettres de l’alphabet, prises en elles-mêmes et considérées une à une, ne signifient rien, et sont presque inutiles ; ce sont elles pourtant qui composent tout l’appareil du discours, elles en sont les élémens et comme la matière première. C’est encore ainsi que les semences des choses, dont l’action est si puissante, ne sont d’aucune utilité, sinon au moment où, déployant cette action, elles opèrent le développement des corps. Enfin, quand les rayons de la lumière elle-même sont dispersés, si l’on ne sait les réunir, on ne jouit point de ses heureux effets[3].

Si l’on est choqué de ces subtilités spéculatives, eh que dira-t-on des scholastiques qui se sont si étrangement infatués de subtilités d’une toute autre espèce qui, loin d’avoir une base dans la nature et la réalité des choses, étoient toutes dans les mots, ou dans des notions vulgaires (ce qui ne vaut guère mieux), et destituées de toute utilité, non-seulement dans les principes, mais même dans les conséquences ?

Ce n’étoit rien moins que des subtilités, de la nature de celles dont nous parlons ici, et qui, n’étant à la vérité d’aucun usage pour le moment, sont pour la suite d’une utilité infinie. Au reste, que les hommes tiennent pour certain que toute analyse très exacte et toute discussion très approfondie, qui n’a lieu qu’après la découverte des axiomes, ne vient qu’après coup et qu’il est alors trop tard ; que le véritable, ou du moins le principal temps où ces observations si fines sont nécessaires, c’est lorsqu’il s’agit de peser l’expérience et d’en extraire les axiomes. Mais ceux qui se complaisent dans cet autre genre de subtilités, voudroient aussi embrasser, saisir la nature, vains efforts ! quoi qu’ils puissent faire, elle leur échappe ; et l’on peut appliquer à la nature ce qu’on a dit de l’occasion et de la fortune, qu’elle est chevelue par devant et chauve par-derrière.

Enfin, à ce dédain que témoignent certaines gens pour les choses très communes, ou basses, ou trop subtiles et inutiles dans le principe, c’est assez d’opposer le mot de cette vieille à un prince superbe qui rejetoit dédaigneusement sa requête, la jugeant au dessous de la majesté souveraine ; que ce mot, dis-je, leur serve de réponse et d’oracle[4]. Car il n’est pas douteux que cet empire sur la nature, auquel l’homme peut prétendre, dépend beaucoup de ces détails qui paroissent si minutieux à certaines gens ; et quiconque, les jugeant tels, ne daigne pas s’en occuper, ne peut ni obtenir, ni bien exercer cet empire.

CXXI.

N’est-il pas étrange, nous dira-t-on encore, et même choquant, de vous voir ainsi écarter, jeter de côté les sciences et leurs inventeurs, tous à-la-fois, d’un seul coup, et cela sans vous appuyer de l’autorité d’un seul ancien, mais avec vos seules forces et seul de votre parti ?

Nous n’ignorons pas, répondrons-nous, que si nous eussions voulu procéder avec moins de candeur et de sincérité, il ne nous eût pas été fort difficile de trouver, ou dans ces temps si anciens qui précédèrent la période des Grecs, temps où les sciences florissoient peut-être davantage, mais dans un plus grand silence, qu’à l’époque où elles tombèrent, pour ainsi dire, dans les trompettes et dans les flûtes des Grecs ; ou bien encore, quelque philosophe parmi ces Grecs mêmes, auquel nous pourrions attribuer nos opinions, du moins quant à certaines parties ; et de tirer quelque gloire de cette association avec eux : à peu près comme ces hommes nouveaux qui se forgent une noblesse, en se faisant descendre de je ne sais quelles familles anciennes et illustres, à la faveur de ces généalogies qu’ils savent fabriquer pour leur compte. Pour nous qui, nous appuyant sur la seule évidence des choses, rejetons toute fiction et tout artifice de cette nature, nous pensons qu’il n’importe pas plus au succès réel de notre entreprise, de savoir si ce qu’on pourra découvrir par la suite, étoit connu des anciens, et si, en vertu de la vicissitude naturelle des choses et des révolutions du temps, les sciences sont actuellement à leur lever ou à leur coucher, qu’il n’importe aux hommes de savoir si le nouveau monde ne seroit pas cette atlantide dont parlent les anciens ou s’il vient d’être découvert pour la première fois. Car, lorsqu’on veut faire des découvertes, c’est dans la lumière de la nature qu’il faut les chercher, et non dans les ténèbres de l’antiquité[5].

Quant à l’étendue de cette censure qui embrasse toutes les philosophies à la fois, pour peu qu’on s’en fasse une juste idée, l’on sentira aisément que, par cela même qu’elle les embrasse toutes, elle est mieux fondée et plus modérée, que si elle n’attaquoit qu’une partie de ces systèmes. Car si les erreurs n’eussent pas été enracinées dans les notions mêmes, la partie la plus saine des inventions en ce genre eût nécessairement un peu rectifié la plus mauvaise. Mais ces erreurs étant fondamentales, et de telle nature que les fautes à imputer aux hommes, ce sont beaucoup moins les faux jugemens et les méprises, que les négligences et la totale omission des opérations nécessaires ; on ne doit plus s’étonner qu’ils n’aient pu atteindre à un but auquel ils ne tendoient pas, exécuter ce qu’ils n’avoient pas même tenté, fournir une carrière où ils n’étoient point entrés.

Ce que notre entreprise peut avoir de nouveau et d’extraordinaire, ne doit pas non plus étonner. Si un homme, se reposant sur la justesse de son coup d’œil et la sûreté de sa main, se vantoit de pouvoir, sans le secours d’aucun instrument, tracer une ligne plus droite et décrire un cercle plus exact que tout autre ne le pourroit de la même manière, on pourroit dire que son intention seroit de faire comparaison de son adresse avec celle d’autrui. Mais s’il se vantoit seulement de pouvoir, à l’aide d’une règle et d’un compas, tracer cette ligne et ce cercle avec plus d’exactitude que tout autre ne le pourroit avec l’œil et la main seuls, alors il se vanteroit bien peu. Or, ces observations que nous ajoutons ici ne regardent pas seulement ces premières tentatives, ces premiers pas que nous faisons nous-mêmes, elles s’appliquent également à ceux qui doivent continuer ce que nous commençons ; car notre méthode d’invention dans les sciences rend tous les esprits presqu’égaux, et laisse bien peu d’avantage à la supériorité de génie. Ainsi, nos découvertes en ce genre (comme nous l’avons souvent dit}, sont plutôt l’effet d’un certain bonheur qu’une preuve de talent ; oui, c’est plutôt un fruit du temps qu’une production du génie ; vu qu’à certains égards il n’y a pas moins de hazard dans les pensées de l’homme, que dans ses œuvres et dans ses actions[6].

CXXII.

Ainsi, nous dirons de nous ce que disoit de lui-même, assez plaisamment, un orateur d’Athènes[7]. Il est impossible, ô Athéniens ! disoit-il, que deux orateurs, dont l’un boit du vin, et l’autre ne boit que de l’eau, soient précisément du même avis. Or, les autres hommes, tant anciens que modernes, n’ont bu dans les sciences qu’une liqueur crue et semblable à de l’eau ; liqueur qui découloit naturellement de l’esprit humain, ou qu’ils en tiroient, à l’aide de la dialectique, à peu près comme celle qu’on tire d’un puits à l’aide de certaines roues. Mais nous, nous buvons et nous offrons, en leur portant une santé, une liqueur extraite de raisins bien mûrs et cueillis à temps, choisis avec soin, puis suffisamment foulés, enfin clarifiés et purifiés dans un vase convenable. Ainsi nous ne pouvons, eux et nous, être parfaitement d’accord[8].

CXXIII.

On ne manquera pas non plus de tourner contre nous certaine objection que nous faisions aux autres, touchant le but ou la fin des sciences ; et l’on dira que celle que nous marquons n’est pas la plus utile, la véritable ; la pure contemplation de la vérité, ajoutera-t-on, est une occupation qui semble plus noble et plus relevée que l’exécution la plus utile et la plus grande ; ce séjour si long et si inquiet dans l’expérience, dans la matière, dans cette multitude immense et si diversifiée de faits particuliers, tient, pour ainsi dire, l’esprit attaché à la terre, et le jetant dans cet état de trouble et d’anxiété, qui est l’effet ordinaire de la confusion, il le tire de cet état de calme et de sérénité que lui procure la philosophie abstraite, et qui semble approcher davantage de celui de la Divinité. Cette objection est tout-à-fait conforme à notre propre sentiment ; cette fois, enfin, nous sommes d’accord ; ce qu’ils entendent par la comparaison de ces deux états, et ce qu’ils désirent, est précisément ce que nous avons en vue et ce que nous voulons faire avant tout. Car au fond, quel est notre but ? c’est de tracer dans l’esprit humain une image, une copie de l’univers, mais de l’univers tel qu’il est, et non tel que l’imagine celui-ci ou celuilà, d’après les suggestions de sa propre et seule raison. Or, ce but, il est impossible d’y arriver, si l’on ne sait analyser l’univers, le disséquer, pour ainsi dire, et en faire la plus exacte anatomie. Quant à ces petits mondes imaginaires, et singes du grand, que l’imagination humaine a tracés dans les philosophies, nous déclarons sans détour qu’il faut les effacer entièrement, Que les hommes conçoivent donc une fois (et c’est ce que nous avons déjà dit), quelle différence infinie se trouve entre les fantômes de l’entendement humain et les idées de l’entendement divin. Les premiers ne sont autre chose que des abstractions purement arbitraires : au lieu que les dernières sont les vrais caractères du Créateur de toutes choses, tels qu’il les a gravés et déterminés dans la matière, en lignes vraies, correctes et déliées. Ainsi, en ce genre comme en tant d’autres, la vérité et l'utilité ne sont qu’une seule et même chose ; et si l’exécution, la pratique doit être plus estimée que la simple spéculation, ce n’est pas en tant qu’elle multiplie les commodités de la vie, mais en tant que ces utiles applications de la théorie sont comme autant de gages ou de garans de la vérité.

CXXIV.

Au fond, nous dira-t-on peut-être encore, tout votre travail se réduit à refaire ce qui a déjà été fait ; les anciens eux-mêmes suivirent la route que vous suivez ; et selon toute apparence, après toute cette mise dehors et tout ce fracas, vous finirez par retomber dans quelques-uns de ces systêmes philosophiques qui eurent cours autrefois. Eux aussi, ajoutera-t-on, ils commençoient par se pourvoir d’un grand nombre d’expériences et d’observations particulières ; puis les ayant rangées par ordre de matière, et placées sous leurs divisions respectives, ils en tiroient leurs théories philosophiques et leurs traités pratiques ; enfin, le sujet bien approfondi, ils osoient prononcer et déclarer leur sentiment. Cependant ils jetoient çà et là, dans leurs écrits, quelques exemples, soit pour éclaircir les matières, soit pour faire goûter leurs opinions, Mais de publier leur recueil de notes, leurs codicilles, leur calepin, c’étoit ce qu’ils jugeoient aussi inutile que rebutant ; en quoi ils imitoient ce qui se pratique ordinairement dans la construction des édifices ; car lorsqu’un édifice est achevé, on fait disparoître la charpente et toutes les machines. Cette conjecture, répondrons-nous, peut être fondée, et il est à croire qu’ils ne s’y sont pas pris autrement. Mais à moins qu’on n’ait oublié ce que nous avons dit tant de fois, on trouvera aisément une réponse à cette objection. Car nous-mêmes nous avons assez montré ce que c’étoit que cette méthode de recherche et d’invention des anciens ; et d’ailleurs n’est-elle pas assez visible dans leurs écrits ? méthode, après tout, qui n’étoit autre que celle-ci : d’un certain nombre d’exemples et de faits particuliers, auxquels ils mêloient quelques notions communes, et peut-être aussi quelques-unes des opinions alors reçues, sur-tout de celles qui avoient le plus de cours, ils s’élançoient, du premier vol, jusqu’aux conclusions les plus générales, c’est-à-dire, jusqu’aux principes des sciences ; puis regardant ces principes hazardés comme autant de vérités fixes et immuables, ils s’en servoient pour déduire et prouver, à l’aide des moyens[9], les propositions inférieures, dont ils composoient ensuite le corps de leur théorie. Enfin, s’ils rencontroient quelques exemples ou faits particuliers qui combattissent leurs assertions, d’un tour de main ils se débarrassoient de cette difficulté, soit à l’aide de certaines distinctions, soit en expliquant leurs règles mêmes, soit enfin en écartant ces faits par quelques grossières exceptions. Quant aux causes des faits particuliers qui ne leur faisoient point obstacle, ils les mouloient à grande peine sur ces principes, et ne les abandonnoient point qu’ils n’en fussent venus à bout, Mais cette histoire naturelle et cette collection d’expériences qui leur servoit de base, n’étoit rien moins que ce qu’elle auroit dû être, et cette promptitude à s’élancer aux principes les plus généraux, est précisément ce qui a tout perdu.

CXXV.

Peut-être encore tous ces soins que nous nous donnons pour empêcher les hommes de prononcer avec tant de précipitation, en posant d’abord des principes fixes, et pour les engager à ne le faire qu’au moment où, ayant passé, comme ils le devoient, par les degrés intermédiaires, ils seront enfin arrivés aux principes les plus généraux ; cette sollicitude, dis-je, pourra faire penser que nous avons en vue certaine suspension de jugement, et que nous voulons ramener toute la marche philosophique à l'acatalepsie ; mais ce seroit s’abuser que de le croire ; ce n’est point du tout à l’acatalepsie que nous tendons, mais à l’encatalepsie[10]. Notre dessein n’est point de déroger à l’autorité des sens, mais de les aider ; ni de mépriser l’entendement, mais de le diriger. Et après tout, ne vaut-il pas mieux, tout en ne se croyant pas suffisamment instruit, en savoir assez, que s’imaginer savoir absolument tout, et d’ignorer pourtant tout ce qu’il faudroit savoir ?

CXXVI.

Quelqu’un pourra douter encore (car ce sera ici plutôt un léger doute qu’une véritable objection), douter, dis-je, si notre dessein est de perfectionner seulement la philosophie naturelle, par notre méthode, ou d’appliquer également cette méthode aux autres sciences, telles que la logique, la morale et la politique. Or, ce que nous avons dit jusqu’ici doit s’entendre généralement de toutes les sciences ;  ; et de même que la logique ordinaire qui gouverne tout par le syllogisme, ne s’applique pas seulement aux sciences naturelles, mais à toutes les sciences sans exception ; de même notre méthode qui procède par la voie d'induction, les embrasse toutes. Car notre plan n’est pas moins de composer une histoire, et de dresser des tables d’invention, soit sur la colère, la crainte, la honte, et autres affections de cette nature, soit sur les faits et les exemples tirés de la politique, soit enfin sur les opérations de l’esprit, sur la mémoire, sur les facultés de composer et de diviser, de juger, et autres semblables, que sur le chaud et le froid ; ou sur la lumière, la végétation, et autres sujets de ce genre. Cependant, comme la méthode d’interprétation que nous suivons, après avoir préparé et rédigé notre histoire naturelle, n’a pas simplement pour objet les mouvemens et les opérations de l’esprit, comme la logique vulgaire, mais la nature même des choses, nous dirigeons l’entendement de manière qu’il puisse s’appliquer aux phénomènes et aux opérations de la nature, par divers moyens appropriés aux différens sujets ; et c’est par cette raison qu’en exposant cette méthode d’interprétation, nous donnons divers préceptes sur la manière d’appliquer, jusqu’à un certain point, la méthode d’invention à la nature et aux qualités particulières du sujet, qui est l’objet de la recherche actuelle.

CXXVII.

Il seroit injuste de nous soupçonner d’avoir conçu le dessein de décréditer et de ruiner, dans l’opinion publique, la philosophie, les sciences et les arts aujourd’hui en vogue ; on doit penser au contraire que nous saisissons avec plaisir tout ce qui peut contribuer à les mettre en usage, à les faire valoir, à les accréditer. Nous n’empêchons nullement qu’ils ne fournissent une matière aux entretiens, des ornemens aux discours, un texte aux professeurs ; enfin, qu’ils ne servent à multiplier les ressources et les commodités dans la vie ordinaire. Ce sera, si l’on veut, une monnoie qui aura cours parmi les hommes, à raison de la valeur qu’y attache l’opinion publique. Nous disons plus, et nous déclarons sans détour que cet autre genre de connoissances dont il s’agit ici, rempliroit assez mal ces différens objets, vu qu’il nous paroît tout-à-fait impossible de les abaisser à la portée des esprits ordinaires, autrement que par l'exécution et les effets ostensibles. Cette affection, cette bonne volonté, envers les sciences reçues, est un sentiment dont nous faisons sincèrement profession, et ceux de nos écrits qui ont déjà paru, sur-tout notre ouvrage sur l’accroissement et la dignité des sciences, en feront foi. Il seroit donc inutile désormais de chercher à en convaincre par de simples discours. Ce qui ne nous empêchera pas de donner sur ce sujet un dernier avertissement ; savoir : qu’en s’en tenant aux méthodes aujourd’hui en usage, on ne doit espérer des progrès fort sensibles, ni dans la théorie ni dans la propagation des sciences ; encore moins pourroit-on en tirer des applications suffisantes pour étendre beaucoup la pratique.

CXXVIII.

Reste à dire quelques mots sur l’utilité et l’importance de la fin que nous nous proposons. Or, ce que nous allons dire sur ce sujet, si nous l’eussions dit en commençant, un tel discours tenu ainsi avant le temps, n’eût paru qu’un simple vœu assez peu motivé. Mais comme nous avons déjà montré de puissans motifs d’espérance, et dissipé les préjugés contraires, ce qu’il nous reste à dire en aura plus de poids. De plus, si nous prétendions tout perfectionner, tout achever, en un mot, tout faire, sans appeler les autres à partager nos travaux, et les inviter à s’associer avec nous, nous nous garderions encore d’entamer ce sujet, de peur qu’un tel langage ne parût tendre qu’à donner une haute idée de notre entreprise, et à nous faire valoir, Mais comme désormais nous ne devons plus épargner aucun moyen pour aiguillonner l’industrie des autres et animer leur courage, nous devons, par la même raison, mettre sous les yeux du lecteur certaines vérités tendantes à ce but.

Nous voyons d’abord que les découvertes utiles, les belles inventions, sont ce qui tient le premier rang parmi les actions humaines ; et tel fut sur ce point le jugement de la plus haute antiquité, qui décerna aux grands inventeurs les honneurs de l’apothéose. Quant à ceux qui n’avoient bien mérité de leurs concitoyens que par des services politiques, tels que les fondateurs de villes ou d’empires, les législateurs, ceux qui avoient délivré leur patrie de quelque grande calamité, ou qui avoient chassé les tyrans, etc. et autres semblables bienfaiteurs, on ne leur conféroit que le titre de héros. Or, pour peu qu’on sache faire une juste estimation des services de ces deux genres, on ne trouvera rien de plus judicieux que cette différence dans les honneurs que leur décernoit l’antiquité. Car les bienfaits des inventeurs peuvent s’étendre au genre humain tout entier ; mais les services politiques sont bornés à certaines nations et à certains lieux : ces derniers ne s’étendent pas au-delà de quelques siècles ; au lieu que les premiers sont d’éternels bienfaits. Ajoutez que les innovations politiques, même en mieux, ne marchent guère sans troubles et sans violence ; au lieu que les inventions gratifient les uns, sans nuire aux autres, et font ressentir leur douce influence, sans affliger qui que ce soit ; on peut même regarder les inventions comme autant de créations et d’imitations des œuvres divines ; et c’est ce que sentoit parfaitement le poëte qui chanta ainsi :

Ce fut l’illustre cité d’Athènes qui la première dispensant aux mortels affamés l’aliment le plus nécessaire, leur donna ainsi une nouvelle vie et des loix.

On peut aussi observer, relativement à Salomon, que ce prince pouvant tirer vanité de sa couronne, de ses trésors, de la magnificence de ses monumens, de sa garde redoutable, de son nombreux domestique, de sa flotte, enfin de la célébrité de son nom, et de cette haute admiration qu’il excitoit parmi ses contemporains, n’attachoit pourtant aucune gloire aux avantages de cette nature, comme il le témoigne lui-même, en déclarant que la gloire de Dieu est de cacher son secret, et la gloire du roi, de découvrir ce secret.

Qu’on daigne aussi envisager la différence infinie qu’on peut observer pour la manière de vivre entre les habitans de telles parties de l’europe des plus civilisées, et ceux de la région la plus sauvage, la plus barbare du nouveau monde ; cette différence bien considérée, l’on sentira plus que jamais que si l’on peut dire avec vérité que tel homme est comme un Dieu par rapport à tel autre homme, ce n’est pas seulement à cause des secours que l’homme procure quelquefois à ses semblables, et des bienfaits qu’il répand sur eux, mais aussi à raison de la différence des situations. Or, quelle est la véritable cause qui met entr’eux une si prodigieuse différence ? Ce n’est certainement ni le climat, ni le sol, ni la constitution physique ; ce sont les arts, les seuls arts, les connoissances.

Il est bon aussi d’arrêter un instant sa pensée sur la force, sur l’étonnante influence et les conséquences infinies de certaines inventions ; et cette influence, je n’en vois point d’exemple plus sensible et plus frappant que ces trois choses qui étoient inconnues aux anciens, et dont l’origine, quoique très moderne, n’en est pas moins obscure et sans éclat ; je veux parler de l’art de l’imprimerie, de le poudre à canon et de la boussole. Car ces trois inventions ont changé la face du globe terrestre, et produit trois grandes révolutions : la première, dans les lettres ; la seconde, dans l’art militaire ; la troisième, dans la navigation ; révolutions dont se sont ensuivis une infinité de changemens de toute espèce, et dont l’effet a été tel, qu’il n’est point d'empire, de secte ni d’astre qui paroisse avoir eu autant d’ascendant, qui ait, pour ainsi dire, exercé une si grande influence sur les choses humaines.

Il ne sera pas non plus inutile de distinguer trois espèces, et comme trois degrés d’ambition dans les âmes humaines. Au dernier rang on peut mettre ceux qui ne sont jaloux que d’étendre leur propre puissance dans leur patrie, genre d’ambition qui a quelque chose d’ignoble et de bas. Un peu au-dessus sont ceux qui aspirent à étendre l’empire et la puissance de leur patrie sur les autres nations ; genre de prétention un peu plus noble, sans doute, sans en être moins ambitieux. Mais s’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier, sur l’immensité des choses ; cette ambition (si toutefois on doit lui donner ce nom), on conviendra qu’elle est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres : or, l’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant.

Et ce n’est pas tout : si l’utilité de telle invention particulière a bien pu exciter l’admiration et la reconnoissance des hommes, au point de regarder tout mortel qui a pu bien mériter du genre humain par quelque découverte de cette nature, comme un être supérieur à l’humanité, quelle plus haute idée n’auront-ils pas de celui qui aura inventé un moyen qui rend toutes les autres inventions plus promptes et plus faciles ? Cependant, s’il faut dire la vérité toute entière, de même que, malgré les continuelles obligations que nous avons à la lumière, sans laquelle nous ne pourrions ni diriger notre marche, ni exercer les différens arts, ni même nous distinguer les uns les autres ; néanmoins la simple vision de la lumière est quelque chose de plus beau et de plus grand que toutes ces utilités que nous en tirons ; il est également hors de doute que la simple contemplation des choses vues précisément telles qu’elles sont, sans aucune teinte de superstition ni d’imposture, sans erreur et sans confusion, a en soi plus de grandeur et de dignité que tout le fruit réel des inventions.

Enfin, si l’on nous objectoit la dépravation des arts et des sciences, par exemple cette multitude de moyens qu’ils fournissent au luxe et à la malignité humaine, cette objection ne devroit point nous ébranler ; car on en pourroit dire autant de tous les biens de ce monde, tels que le génie, le courage, la force, la beauté, les richesses et la lumière même. Laissons le genre humain recouvrer ses droits sur la nature, droits dont l’a doué la munificence divine, et qui, à ce titre, lui sont bien acquis ; mettons-le à même en lui rendant sa puissance ; et alors la droite raison, la vraie religion, lui apprendront à en faire un bon usage.

CXXIX.

Maïs il est temps d’exposer l’art meme d’interpréter la nature ; et quoique nous puissions peut-être nous flatter d’avoir fait entrer dans cet exposé des préceptes très vrais et très utiles, cependant nous ne le croyons pas d’une nécessité si absolue, qu’on ne puisse rien faire sans ce secours ; nous ne prétendons pas non plus avoir porté l’art à sa perfection. Car notre sentiment sur ce point est que, si les hommes, ayant sous leur main une histoire naturelle et expérimentale assez complète, étoient tout à leur objet, et pouvoient gagner sur eux-mêmes deux grands points ; l’un, de se défaire de toutes les opinions reçues ; l’autre, de contenir leur esprit dans les commencemens, afin de l’empêcher de s’élancer de prime-saut aux principes les plus généraux, ou à ceux qui les avoisinent, il arriveroit, par la force propre et naturelle de l’esprit, et sans autre art, qu’ils retomberoient dans notre méthode même d’interprétation ; vu que, les obstacles une fois levés, cette méthode est la marche véritable et spontanée de l’entendement humain. Cependant nos préceptes ne seront pas inutiles, et la marche de l’esprit en sera plus facile et plus ferme. Nous n’avons garde non plus de prétendre qu’on n’y puisse rien ajouter, Mais au contraire, nous qui considérons l’esprit humain, non-seulement quant aux facultés qui lui sont propres, mais aussi en tant qu’il s’applique et s’unit aux choses, nous devons dire hardiment qu’avec les inventions croîtra proportionnellement l’art même d’inventer.

Fin du quatrième volume.
  1. C’est un reproche qu’on ne peut faire au grand Newton.
  2. Pour trouver une explication, il faut la chercher : pour la chercher, il faut une certaine activité d’esprit. Or, l’esprit humain est naturellement paresseux ; il n’a d’activité qu’autant qu’une passion l’éveille ; et les choses très connues n’en éveillent plus, parce qu’elles cessent d’étonner.
  3. Les propriétés composées dont nous avons besoin à chaque instant, sont des assemblages, des combinaisons de propriétés simples et élémentaires. Le nombre de ces combinaisons est infini ; au lieu que celui de ces élémens est fini et peut-être très petit. S’attacher aux élémens, est le plus sûr moyen d’abréger ses études ; au lieu que vouloir étudier toutes ces combinaisons une à une, c’est se jeter dans l’infini. Autant vaudroit, pour apprendre à lire, étudier tous les mots un à un, au lieu d’apprendre d’abord les lettres de l’alphabet. Tel est l’esprit de cette dénomination qu’il emploie quelquefois ; l’abécédé, ou l’alphabet de la nature.
  4. Crois-tu, disoit Philippe de Macédoine à une femme du commun qui vouloit l’occuper de ses petits intérêts, que j’aie de temps de m’occuper de pareilles bagatelles ? Tu n’as donc pas le temps d’être roi, lui dit la vieille ; eh bien ! cesse de l’être. Ce mot le fit rentrer en lui-même, et il l’écouta patiemment.
  5. La philosophie alors étoit encore presque toute en citations.
  6. En faisant beaucoup de recherches, on est à peu près certain de trouver quelque chose ; mais, avant la découverte, on ne sait pas au juste quelle idée spécifique ou individuelle on rencontrera ; car si on le savoit, on n’auroit plus rien à chercher, Tout ce qu’on peut connoître avant coup, c’est tout au plus le genre ou la destination de ce qu’on cherche. Il y a donc, comme il le dit, beaucoup de hazard dans l’invention ; et il y en a d’autant plus, qu’en cherchant une infinité de choses qu’on ne trouve pas, on en trouve beaucoup d’autres qu’on ne cherchoit pas ; l’imagination étant une sorte de cheval rétif et capricieux qui se porte presque toujours du côté opposé à celui où le pousse notre volonté.
  7. Eschine parlant de lui-même qui aimoit le vin, et de Demosthène qui ne buvoit que de l’eau.
  8. Surtout s’ils pensent que cet aphorisme ne mène pas bien directement à la découverte des formes où causes essentielles. Si tous les autres ressembloient à celui-à, je n’aurois pas daigné traduire cet ouvrage ; mais heureusement nous ne rencontrerons plus rien de semblable.
  9. Bacon entend ici par media, les principes moyens où intermédiaires, comme on peut s’en assurer par la lecture de plusieurs autres passages, où, au lieu de dire, per media, il dit, per medias propositiones ; mais c’est une erreur que je suis obligé de relever. Ils ne pouvoient déduire des principes les plus élevés, les propositions inférieures, à l’aide des principes moyens, puisque, par sa supposition même, ayant franchi ces derniers, ils ne les avoient pas. Ainsi, par media, il faut entendre ce que les scholastiques appelloient les moyens-termes ou termes moyens de comparaison, auxquels, en raisonnant, on rapporte les deux idées dont l’union ou la séparation constitue la question. Or, ce terme moyen n’est autre chose qu’une classe dans laquelle on suppose, ou l’on prouve, s’il est nécessaire, qu’est compris le sujet de la question : après quoi, ayant supposé ou prouvé que l’attribut de la question convient à cette classe, on en conclut qu’il convient aussi au sujet de la question. Par exemple, dans ce syllogisme : la base de toute vraie société est la confiance réciproque ; et la base de la confiance réciproque est la justice ; donc, etc. Le moyen-terme est la confiance réciproque, à l’idée de laquelle on compare celle d’une vraie société, qui en est l'effet, et celle de la justice, qui en est la cause. Heureusement on n’est pas obligé, pour raisonner juste, d’entrer dans ces ennuyeux détails ; et sans l’obligation où je suis d’expliquer ce passage, j’éloignerois de ma pensée ces notions scholastiques.
  10. Comme nous n’avons point, dans notre langue, de mots qui répondent à ces deux mots grecs, nous Les traduirons par les deux suivans que nous forgerons à dessein ; inintelligibilité, bonne intelligibilité. Pour bien entendre ce passage, il faut se rappeler que telle étoit à peu près la formule des académiciens grecs : tous les composés, phygiques et moraux, sont si compliqués, qu’il est impossible de les analyser complètement. Ainsi ne pouvant comprendre parfaitement aucun sujet, je suspendrai mon jugement sur tous, et je ne porterai jamais de jugemens définitifs, mais seulement des jugemens provisoires qui auront pour limites celles de mes connoissances, et s’étendront proportionnellement. Cependant, comme il faut, pour vivre en société, avoir une opinion et un but, je réglerai, dans chaque cas particulier, mes résolutions et ma conduite sur la plus grande probabilité. Tel étoit l’esprit de leur doctrine ; mais ce doute, si sage eu apparence, n’étoit, en grande partie, qu’une affectation. L’homme ne doit point aspirer à une certitude absolue ; mais seulement à une certitude relative et proportionnée à ses besoins. Or, il est faux que, pour acquérir une telle certitude relativement à un sujet quelconque, il soit nécessaire de le connoître complètement ; il suffit pour cela de connoître, dans ce sujet, tout ce qui se rapporte à ces besoins ; comme ils sont limités, les connoissances requises le sont également ; et il est aussi déraisonnable de suspendre son jugement, lorsqu’on est suffisamment instruit, que de hazarder un jugement affirmatif, lorsqu’on ne l’est pas assez.