Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre II/Partie I/Chap I

La bibliothèque libre.
Novum Organum
Livre II - Partie I
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres5 (p. 3_PARTIE1_Ch01-35_com_ch1).
◄  Livre II
CHAPITRE Ier.
I. Indication du but, définition et division du sujet.
Aphorisme I.

Produire dans un corps donné une nouvelle nature (mode ou manière d’être), ou enter de nouvelles natures sur une base matérielle proposée, est l’œuvre et le but de la puissance humaine. Quant à la découverte de la forme de la nature donnée, de sa vraie différence, de sa nature naturante[1] ; ou enfin de sa source d’émanation[2] (car nous ne trouvons sous notre main que ces termes-là qui indiquent à peu près ce que nous avons en vue) ; cette découverte, dis-je, est l’œuvre propre et le but de la science humaine. Or, à ces deux buts primaires, sont subordonnés deux buts secondaires et de moindre importance ; savoir : au premier, la transformation des corps concrets[3], d’une espèce en une autre espèce (dans les limites du possible) ; au second, la découverte à faire (dans toute génération et tout mouvement productif), de l’action progressive et continue[4], de la cause efficiente bien reconnue, et de la cause matérielle également connue, depuis l’instant où ces causes commencent à agir, jusqu’à celui où la forme est introduite. Au second but, répond aussi la découverte de la texture cachée[5] des corps considérés dans l’état de repos, et abstraction faite de leurs mouvemens.

II.

S’il pouvoit rester quelque doute sur le triste état des sciences aujourd’hui en vogue, certaines maximes fort connues en feroient foi : car c’est une maxime reçue et très fondée, que la véritable science est celle qui a pour base la connoissance des causes. On distingue aussi, avec raison, quatre sortes de causes ; savoir : la matière, la forme, l'efficient et la fin[6]. Mais, en premier lieu, quant à la cause finale, tant s’en faut qu’il soit utile de la considérer fréquemment dans les sciences, que c’est cette considération même qui les a le plus sophistiquées, si on en excepte celle qui a pour objet les actions humaines. En second lieu, la découverte des formes est regardée comme impossible. Quant aux causes matérielle et efficiente, je veux parler des causes éloignées de l’une et de l’autre espèce, les seules que l’on cherche aujourd’hui, et dont on se contente trop aisément, sans envisager le progrès caché vers la forme, ce sont toutes notions peu approfondies, tout-à-fait superficielles et insuffisantes, pour parvenir à une science réelle, à une science vraiment active. Mais, en parlant ainsi, nous sommes loin d’oublier que nous avons eu soin (aphorisme LI) de relever et de corriger l’erreur où tombe souvent l’esprit humain, en déférant aux formes le principal rôle dans l’essence[7]. Car, quoiqu’à proprement parler, il n’existe dans la nature que des corps individuels, opérant par des actes purs et individuels aussi(a), en vertu d’une certaine loi[8] ; néanmoins, dans les sciences, la recherche, l’invention et l’explication de cette loi est une vraie base, tant pour la théorie que pour la pratique. C’est à cette loi-là et à ses paragraphes que nous attachons ce nom de forme, que nous employons d’autant plus volontiers, qu’il est usité et familier

III.

Ne connoître la cause de telle ou telle nature (par exemple, de la blancheur ou de la chaleur), que dans certains sujets, c’est n’avoir qu’une science imparfaite ; et n’être en état de produire tel effet que dans certaines matières choisies parmi celles qui en sont le plus susceptibles, c’est également n’avoir qu’une puissance imparfaite. Disons plus, si l’on ne connoît que les causes matérielle et efficiente, sortes de causes variables et passagères, qui ne sont, à proprement parler, que de simples véhicules, des causes déférentes, à la faveur desquelles la forme passe dans certains sujets seulement, on pourra tout au plus obtenir quelques résultats nouveaux, dans une matière analogue, jusqu’à un certain point, à celles sur lesquelles on a déjà opéré, et d’ailleurs suffisamment préparée ; mais ces bornes que la nature a plantées plus profondément, et qui jusqu’ici ont circonscrit la puissance de l’homme, on n’aura pas le pouvoir de les reculer. Mais s’il existe un mortel qui connoisse les formes, c’est cet homme seul qui peut se flatter d’embrasser les loix générales de la nature, et de la voir parfaitement une, même dans les matières les plus dissemblables. Aussi, à la faveur de cette connoissance, ce qui n’a jamais été exécuté, ce que ni les vicissitudes de la nature, ni les expériences les plus ingénieuses, ni le hazard même n’eussent jamais réalisé, et ce dont on n’eût jamais soupçonné la possibilité, il pourra et le découvrir et l’effectuer.

IV.

Quoique la route qui mène l’homme à la puissance, et celle qui le conduit à la science, soient très voisines, et presque la même ; cependant, vu l’habitude aussi invétérée que pernicieuse où il est de demeurer attaché à de pures abstractions, il nous paroît infiniment plus sûr de commencer la restauration, et de reprendre les sciences par ces fondemens qui touchent de plus près à l’exécution, afin que la pratique détermine, sanctionne, pour ainsi dire, la théorie, en lui imprimant son propre caractère. Voyons donc, en supposant qu’on voulût introduire une nouvelle nature dans un corps donné, quel genre de précepte, de direction, de conséquence pratique, on préféreroit, pour régler sa marche dans une telle opération. Et ce précepte, tâchons de l’énoncer avec toute la clarté possible.

Par exemple, supposons qu’un homme voulût donner à l’argent la couleur jaune de l’or, ou augmenter considérablement sa pesanteur spécifique (sans déroger toutefois aux loix de la matière), ou encore rendre transparente une pierre opaque, ou rendre le verre malléable, ou enfin faire végéter un corps non végétant ; voyons, dis-je, quel précepte, quelle règle cet homme souhaiteroit qu’on lui donnât, Il souhaiteroit certainement qu’on lui indiquât un procédé dont le succès fût infaillible, et qui ne trompât jamais son attente, En second lieu, il voudroit que cette marche qui lui seroit prescrite, ne le mît point trop à l’étroit, en l’astreignant à certains moyens ou procédés particuliers ; car il se pourroit qu’il n’eût pas actuellement ces moyens en sa disposition, ni la facilité de se les procurer. Et si, par hazard, outre ces moyens particuliers qu’on lui auroit prescrits, il en existoit d’autres suffisans pour produire une telle nature, et qui fussent en sa disposition ou à sa portée, ces moyens-là étant exclus par ce précepte trop limité, ils lui deviendroient inutiles, En troisième lieu, il souhaiteroit que le procédé qu’on lui indiqueroit fût moins difficile que l’opération même qui seroit le sujet de sa recherche ; en un mot, qu’on lui indiquât quelque chose qui touchât de plus près à la pratique.

Si donc nous résumons en peu de mots toutes les conditions que doit réunir le précepte exact et complet, nous trouverons qu’elles se réduisent aux trois suivantes, certitude, liberté et facilité, relativement à la pratique. Or, l’invention d’un tel précepte, et la découverte de la véritable forme, ne sont qu’une seule et même chose. En effet, la forme d’une nature quelconque est telle, que, cette forme étant supposée, la nature donnée s’ensuit infailliblement. Ainsi, par-tout où la nature donnée est présente, cette forme est présente aussi ; elle l’affirme universellement[9], et elle se trouve dans tous les sujets où se trouve cette nature. Par la même raison, cette forme est telle, que, dès qu’elle est ôtée d’un sujet, la nature donnée disparoît infailliblement. Ainsi, par-tout où la nature donnée est absente, cette forme est absente aussi ; elle la nie universellement[10], et elle ne se trouve que dans les sujets doués de cette nature (b). Enfin, la véritable forme doit être telle qu’elle déduise la nature donnée, de quelque source de l’essence qui se trouve dans un plus grand nombre de sujets, et qui soit (comme on le dit ordinairement) plus connue de la nature, que la forme elle-même[11]. Ainsi, pour exprimer nettement et correctement l’axiome ou principe, vrai et complet, qui se rapporte à la science, on doit l’énoncer ainsi : il faut trouver une autre nature qui soit conversible[12] avec la nature donnée, et qui cependant soit la limitation d’une nature plus connue, nature qui doit être son véritable genre, et dont par conséquent elle doit être une espèce. Or ces deux préceptes, l’un, théorique, l’autre, pratique, ne sont au fond qu’une seule et même chose ; car ce qu’il y a de plus utile dans la pratique, est aussi ce qu’il y a de plus vrai dans la théorie[13].

V.

Le précepte ou axiôme qui a pour objet la transformation des corps, se subdivise en deux autres, dont le premier envisage chaque corps comme un assemblage, une combinaison de natures simples. C’est ainsi qu’en observant en détail toutes les qualités concourantes dans l’or, on trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant et de telle pesanteur spécifique, malléable on ductile, à tel degré ; qu’il n’est pas volatil ; qu’au feu, il souffre peu de déchet ; qu’étant dissous, il devient fluide à tel degré ; qu’il est dissoluble par tels menstrues et par tels procédés, et il en faut dire autant de toutes les autres natures réunies dans l’or. Ainsi, tout axiôme de ce genre se déduit de la considération des formes spécifiques des natures simples. En effet, qui connoît les formes et les procédés nécessaires et suffisans pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, la fixité, la fluidité, la dissolubilité, etc. et connoît de plus la manière de produire ces qualités à différens degrés, verra les moyens et prendra les mesures nécessaires, pour réunir toutes ces qualités dans tel ou tel corps ; d’où s’ensuivra sa transformation en or. Cette manière d’opérer est la première, la grande méthode ; car produire telle qualité simple, ou en produire plusieurs, c’est au fond la même chose ; si ce n’est que, lorsqu’il s’agit d’en produire plusieurs à la fois, on est, quant à l’exécution, plus gêné, plus à l’étroit ; vu la difficulté de réunir, dans un même sujet, tant de natures différentes, qui ne se marient pas toujours aisément ensemble, sinon par les voies ordinaires de la nature. Quoi qu’il en soit, nous devons dire que cette manière d’opérer qui envisage les natures simples, mème dans un corps concret (composé), procède d’après la considération de ce qu’il y a d’éternel, d’immuable et d’universel dans la nature ; qu’elle agrandit prodigieusement les voies de la puissance humaine ; et son avantage à cet égard est si grand, que, dans l’état actuel des sciences, les hommes auroient peine à s’en faire une idée.

Le deuxième genre d’axiomes (qui dépend de la découverte du progrès caché de l’action génératrice) ne procède plus par la considération des natures simples, mais par l’observation des corps concrets et tels qu’ils se trouvent dans la nature abandonnée à son cours ordinaire, Supposons, par exemple, que l’objet de la recherche soit de savoir par quels principes ou premières causes, de quelle manière, par quelle espèce d’action progressive s’opère la génération de l’or, de tout autre métal, ou de la pierre ; à prendre l’une ou l’autre de ces substances, depuis ses premièrs menstrues ou rudimens, jasqu’à l’état de mine parfaite ; ou encore, par quelle sorte d’action graduelle et continue se forme l’herbe, à partir des premières concrétions des sucs dans le sein de la terre, ou de son état de semence, jusqu’au moment où la plante est entièrement formée ; sans oublier toute cette suite de mouvemens, tons ces efforts graduels et continus, par lesquels la nature conduit son œuvre jusqu’à la fin. Il en est de même de la génération des animaux observée et décrite dans tous ses détails, et dans la totalité de son cours, depuis l’instant où ils s’accouplent, jusqu’à celui où ils mettent bas.

En effet, cette recherche dont nous parlons n’a pas simplement pour objet la génération des corps, mais aussi les autres mouvermens et les autres opérations de la nature ; par exemple : il faut suivre la même méthode pour connoître toute cette suite non interrompue d’actions, tout ce progrès caché et continu, d’où résulte l’alimentation, à partir du moment où l’animal prend l’aliment, jusqu’à celui de la parfaite assimilation[14]. Et de même, s’il s’agit du mouvement volontaire, dans les animaux, il faut le prendre depuis les impressions reçues par l’imagination et les efforts continus de l’esprit (d), jusqu’aux mouvemens des muscles, fléchisseurs ou extenseurs, et autres semblables. Il en faut dire autant du mouvement développé de la langue, des lèvres, et des autres instruments de la parole, et décrit jusqu’à l’émission des sons articulés. Car ces sortes de recherches se rapportent aussi aux natures concrètes ou combinées ensemble, et considérées dans cet état d’agrégation ou de composition ; mais alors on les envisage simplement comme des habitudes particudières, spéciales de la nature, non comme ces loix générales et fondamentales qui constituent les formes. Cependant, il faut l’avouer, cette seconde méthode étant plus expéditive, plus à notre portée, nous laisse plus d’espérance de succès que la première, je veux dire, que celle qui procède par les formes des natures simples.

Or, la partie active qui répond à cette partie spéculative, peut bien étendre les opérations de l’homme, de celles qu’on observe ordinairement dans la nature, à celles qui les avoisinent, ou tout au plus à d’autres qui ne s’éloignent pas beaucoup de ces dernières. Mais toute opération profonde et radicale sur les corps naturels dépend des axiomes du premier ordre, dont nous parlions d’abord : je dirai plus ; lorsque l'exécution n’étant pas au pouvoir de l’homme, il est forcé de se contenter de la simple connoissance, comme dans toute recherche sur les corps célestes (car il n’est pas donné à l’homme de pouvoir agir sur les corps célestes, les changer ou les transformer) ; alors la recherche du fait mème, de la simple vérité ou réalité de la chose, ne se rapporte pas moins que la connoissance des causes et des consentemens (e), (correspondances, ou relations secrètes d’actions), à ces axiomes primaires et universels qui ont pour objet les natures simples, telles que la nature de la rotation spontanée, celle de l’attraction ou vertu magnétique et autres semblables, Car, tant qu’on ne connoîtra pas bien la nature de la rotation spontanée, en vain espéreroit-on se mettre en état de décider cette question : quelle est la véritable cause du mouvement diurne ? est-ce la révolution de la terre sur elle-même, ou le mouvement des cieux (f) ?

VI.

Ce que nous entendons par le progrès continu et caché, est toute autre chose que ce qu’imagineront d’abord les hommes abusés, comme ils le sont, par certaines préventions. Car ce que nous désignons par ces mots, ce ne sont rien moins que certaines mesures, certains signes, certaines graduations ou échelles d’action, visibles dans les corps[15] ; mais une action tout-à-fait continue et considérée dans toute sa continuité[16], qui échappe presqu’entièrement aux sens.

Par exemple, dans toute génération et transformation de corps, il faut tâcher de démêler ce qui s’exhale et se perd, d’avec ce qui reste, ou vient du dehors ; ce qui se dilate, d’avec ce qui se contracte ; ce qui s’unit, d’avec ce qui se sépare ; ce qui est continu, d’avec ce qui est entrecoupé ; ce qui donne l’impulsion, d’avec ce qui empêche ou gêne le mouvement ; ce qui domine, d’avec ce qui est dominé ; et une infinité d’autres différences de cette nature.

Et ces différences, ces circonstances ; ce n’est pas seulement dans la génération ou la transformation des corps qu’il faut tâcher de les déterminer ; mais de plus, dans toutes les autres espèces d’altérations et de mouvemens, il faut tâcher de distinguer ce qui précède et ce qui suit, ce qui a plus de vitesse ou de lenteur, d’activité ou d’inertie ; ce qui imprime le mouvement et ce qui le règle etc. toutes différences mal déterminées, et même tout-à-fait négligées dans les sciences reçues, qui sont comme une étoffe grossière tissue par l’inexpérience. Car, toute action naturelle s’exécutant par parties infiniment petites, ou du moins si petites, qu’elles échappent aux sens, en vain se flatteroit-on de pouvoir gouverner la nature, et transformer le produit de ses opérations, avant d’avoir bien saisi et bien marqué toutes ces différences.

VII.

La recherche et la découverte de la texture cachée, et de l’intime constitution des différens corps, est un objet tout aussi neuf que la découverte du progrès caché et de la forme. Nous ne sommes encore qu’à l’entrée du sanctuaire de la nature, et nous ne savons pas nous ouvrir un passage pour pénétrer dans l’intérieur. Cependant, en vain se flatteroit-on de pouvoir, avec succès et à volonté, douer d’une nouvelle nature un corps donné, ou le transformer en un corps d’une autre espèce, si au préalable on n’a une parfaite connoissance de la manière de transformer ou d’altérer les corps. Autrement on donnera tôt ou tard dans des procédés insuffisans, inexacts, ou tout au moins difficiles et nullement appropriés à la nature du corps sur lequel on veut opérer. Ainsi il faut encore frayer la route vers ce dernier but.

Ce n’est pas sans raison qu’on s’est attaché, avec tant d’ardeur et de constance, à l’anatomie des corps organiques, tels que ceux de l’homme et des animaux, genre d’observations aussi utiles que délicates, et judicieuse méthode pour approfondir la nature, Cependant ce genre d’anatomie n’envisage que des objets visibles, sensibles ; et d’ailleurs ce qu’on peut découvrir par ce moyen ne se trouve que dans les corps organiques, et leur est particulier ; enfin, de tels objets sont comme sous la main, et une telle étude est bien facile en comparaison de cet autre genre d’anatomie, qui a pour objet la texture cachée, dans les différens corps qu’on regarde comme similaires, surtout dans les corps d’une espèce déterminée et dans leurs parties, comme dans le fer, la pierre, etc. ainsi que dans les parties similaires de la plante, ou de l’animal, telles que la racine, la feuille, la fleur, la chair, le sang, les os, etc. l’on peut dire même que, sur ce dernier point, les hommes n’ont manqué ni d’intelligence, ni d’activité ; car c’est à ce but même que tend ce soin avec lequel les chymistes analysent les corps similaires, par le moyen des distillations et des différens procédés de décomposition ; c’est, dis-je, afin que, par la réunion des parties homogènes, l’hétérogénéité du composé devienne plus sensible[17]. Rien de plus nécessaire que de telles analyses, et elles remplissent en partie notre objet. Cependant, trop souvent cette méthode même est trompeuse. Car il est une infinité de natures qu’on s’imagine n’avoir fait que séparer des autres, supposant qu’elles existoient dans le corps mixte avant sa décomposition, mais qui, dans le fait, ont été produites par le feu même, ou les autres agens de décomposition. Mais eût-on découvert un moyen d’éviter ces méprises, ce ne seroit encore là que la moindre partie du travail nécessaire pour découvrir la texture cachée et l’intime constitution, dans un composé quelconque ; texture ou constitution que le feu ne peut que changer ou détruire, loin de la rendre plus sensible[18].

Ainsi, cette analyse et cette décomposition des corps, ce n’est point à l’aide du feu qu’il faut la faire, mais à l’aide de la raison et de la véritable induction ; par le moyen de certaines expériences auxiliaires et décisives ; par la comparaison de ces corps avec d’autres ; enfin, en ramenant leurs propriétés composées aux natures simples, et à leurs formes combinées, entrelacées dans les mixtes propasés. En un mot, il faut, en quelque manière, quitter Vulcain pour Minerve, pour peu qu’on ait à cœur de rendre sensible, de placer dans une vive lumière, la vraie structure ou texture des corps, texture d’où dépend toute qualité secrète, ou, pour nous servir d’une expression fort usitée, toute propriété spécifique. C’est de cette même source que découle la véritable règle de toute puissante altération ou transformation. Par exemple, il faut, dens chaque corps, déterminer tout ce qui concerne soit l’esprit, soit le corps tangible ; savoir : d’abord la nature ou la proportion de l’un et de l’autre ; puis, quant à cet esprit même (g), s’assurer s’il est en grande ou en petite quantité, dans l’état de dilatation où de contraction, ténu ou grossier, s’il tient plus de la nature de l’air ou de celle du feu, s’il est actif ou inerte, foible ou vigoureux, dans l’état progressif ou rétrograde, continu ou entrecoupé, en harmonie ou en conflit avec tout ce qui l’environne. Il faut analyser de même l’essence du corps tangible qui n’est pas susceptible d’un moindre nombre de différences que l’esprit ; il faut, dis-je, analyser sa texture, et l’éplucher, pour ainsi dire, fibre à fibre. Ce n’est pas tout : la manière dont cet esprit est logé et répandu dans la masse du corps proposé, ses pores, ses passages, ses conduits, ses ramifications, ses cellules, ses ébauches et ses tentatives, ou premiers essais de corps organique ; voilà aussi ce qui doit être le sujet de la même recherche. Mais, dans cette recherche même et dans celle de toute secrète configuration, la lumière la plus vive, la vraie lumière, c’est celle qui jaillit des axiomes du premier ordre, c’est celle-là seule qui, dans une analyse aussi fine et aussi difficile, peut dissiper tous les nuages et éclairer toutes les parties du sujet.

VIII.

Et nous n’irons pas pour cela nous perdre dans les atomes dont l’existence suppose le vuide (g) et une matière immuable, (deux hypothèses absolument fausses) ; mais notre marche ne nous conduira qu’aux particules véritables de la matière et telles que nous les trouvons dans la nature. Il ne faut pas non plus se laisser trop aisément rebuter par les difficultés d’une analyse si délicate et si détaillée ; mais au contraire, se bien persuader que plus, dans ce genre d’étude, on tourne son attention vers les natures simples, plus aussi tout s’éclaircit et s’aplanit, puisqu’alors on passe du composé au simple, de l’incommensurable[19] au commensurable, des raisons sourdes aux raisons déterminables, des notions vagues et indéfinies aux notions définies ; comme on éprouve plus de facilité lorsqu’en apprenant à lire, on épelle, ou lorsqu’en étudiant un concerto, on le décompose en ses accords et ses tons élémentaires ; car l’étude de la nature marche fort bien, lorsque la partie physique, en finissant, vient tomber dans les mathématiques. ne faut pas non plus avoir peur des grands nombres ni des fractions : dans tout prolême qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide des nombres, il est aussi aisé de poser ou de concevoir un million qu’une unité ; ou un millionième, qu’un entier.

IX.

Des deux genres d’axiomes ou de principes que nous avons posés ci-dessus, se tire la vraie division des sciences et de la philosophie, en attachant à ceux d’entre les termes reçus qui rendent le moins mal notre pensée, la signification précise que nous y attachons nous-mêmes. En sorte que la recherche des formes, qui sont, quant à leur marche et à leur loi, éternelles et immnables, constitue la métaphysique ; et la recherche tant des causes matérielle et efficiente, que du progrès caché, et de la texture secrète, constitue la physique. À ces deux parties théoriques sont subordonnées deux parties pratiques ; savoir : à la physique, la méchanique, et à la métaphysique, la magie (en prenant ce nom dans le sens philosophique), science que nous mettons au premier rang, parce qu’elle ouvre à l’homme des routes plus spacieuses, et l’élève à un plus grand empire sur la nature.

X.

Ainsi, le but de la véritable science étant désormais bien fixé, il faut passer aux préceptes, et cela, sans troubler ni renverser l’ordre naturel. Or, les indications qui doivent nous diriger dans l’interprétation de la nature, comprennent en tout deux parties. Le but de la première est de déduire ou extraire de l’expérience les axiomes ; et celui de la seconde, de déduire et de faire dériver de ces axiomes, de nouvelles expériences. La première partie se subdivise en trois autres, qu’on peut regarder comme trois espèces de services ; savoir : service[20] pour les sens, service pour la mémoire, enfin, service pour la raison.

En effet, la première chose dont il faut se pourvoir, c’est une histoire naturelle et expérimentale d’un bon choix et assez complète ; ce qui est la vraie base de tout l’édifice, car il ne s’agit nullement ici d’imaginer et de deviner, mais de découvrir, de voir ce que la nature fait, ou laisse faire.

Or, les matériaux de l’histoire naturelle et expérimentale sont si variés et si épars, que l’entendement excessivement partagé et comme tiraillé en tous sens par cette multitude confuse d’objets, finira par s’y perdre, si on ne l’arrête, pour ainsi dire, pour la faire comparoître devant lui dans l’ordre convenable. Ainsi, il faut dresser des tables ou coordinations d’exemples et de faits, disposés de telle manière, que l’entendement puisse travailler dessus avec facilité.

Mais ces tables fussent-elles très bien rédigées, l’entendement abandonné à lui même et opérant par son seul mouvement naturel, n’en est pas moins incompétent et inhabile à la confection des axiomes, si l’on n’a soin de lui donner des directions et de l’appui. Ainsi, en troisième lieu, il faut faire usage de la vraie méthode inductive, qui est la clef même de l’interprétation. Nous traiterons d’abord ce dernier sujet, puis, en suivant l’ordre rétrograde, nous passerons aux autres parties.




Commentaire du premier chapitre.

(a) Quoiqu’à proprement parler, il n’y ait dans la nature que des corps individuels, etc. Quoiqu’à proprement parler, il n’y ait que des individus et des mouvemens individuels ; cependant un certain nombre d’individus ou de mouvemens individuels peuvent avoir quelque chose de commun ; c’est-à-dire, certaines qualités ou conditions par lesquelles ils se ressemblent entr’eux et diffèrent de tous les autres. Or, ces choses qui leur sont communes, et qui nous portent à les réunir sous une seule idée, nous les désignons par une même expression, et quelquefois par un seul mot qui en fait une classe, n’ayant, pour ainsi dire, qu’une seule forme, et obéissant à la même loi. Mais ces classes sont de pures conceptions ; il ne faut pas les prendre pour des choses réelles, et c’est ce que Bacon veut dire ici. Il parle aux scholastiques, qui, de leur manière de concevoir les choses, concluoient que les choses existoient telles qu’ils les concevoient, et qui raisonnoient à peu près ainsi. Tout ce qui est renfermé dans l’idée claire et distincte d’une chose et sans quoi on ne peut la concevoir, lui est essentiel. Or, l’idée de telle propriété est renfermée dans l’idée claire et distincte de tel sujet, et ce sujet on ne peut le concevoir sans cette propriété. Donc cette propriété lui est essentielle. Ainsi, comme ce sujet existe, cette propriété est toute aussi réelle et se trouve réellement dans ce sujet. C’étoit ainsi qu’ils raisonnoient ; moulant les choses mêmes sur leurs idées, au lieu de mouler leurs idées sur les choses : comme si les idées avoient le pouvoir de réaliser leurs objets, et qu’il fût impossible de concevoir comme réel ce qui n’est ni existant, ni possible ; comme si l’habitude d’attacher certaines ides à certains sujets, ne suffisoit pas pour faire imaginer qu’elles leur sont essentielles. Pour démêler aisément le faux d’un sophisme de ce genre, il suffit de changer un seul mot dans la phrase qui l’exprimé ; et au lieu de dire : tout ce sans quoi l’on ne peut concevoir un sujet, de substituer cette phrase : tout ce sans quoi je ne puis concevoir, etc. car dès-lors la ridicule présomption du principe et du raisonnement dont il est la base, devient palpable.

(b) En effet, la forme d’une nature est telle, etc. jusqu’à ces mots : enfin la véritable forme, etc. Il se présente ici un paralogisme que nous ne devons pas laisser passer sans le relever, parce qu’il mène à tirer d’observations très exactes, des couséquences absolument fausses, qui les rendroient inutiles ; paralogisme si grossier, qu’il est impossible de l’imputer à Bacon, et qu’il faut l’attribuer à son copiste. C’est donc celui-ci que nous allons redresser. Cette note pourra paraître un peu longue à ceux d’entre nos lecteurs qui sont peu familiers avec ces matières sèches et épineuses ; mais, comme la discussion où je vais entrer, exige de leur part un petit redoublement d’attention, j’ai cru devoir en profiter ; et pour ne pas faire, en plusieurs fois, ce que je puis faire en une, je me suis déterminé à placer ici le commentaire destiné à éclaircir toute la méthode, et à lever d’abord les plus grandes difficultés. J’aurai d’ailleurs, en finissant, l’attention de faire voir l’utilité de cette discussion ; et quand le lecteur reconnoîtra qu’il ne s’agit pas moins que de la méthode qui dirigeoit le grand Newton, lorsqu’il fit ses plus grandes découvertes, il ne regrettera plus cette attention qu’il y aura donnée, C’est ici une espèce d’algèbre, ou, si l’on veut, une sorte de jeu difficile, mais nécessaire, qui a ses règles comme tous les autres ; et ces règles-là, si l’on veut lier partie avec les grands hommes qui les observèrent si constamment, il faut se résoudre à les apprendre à son tour.

Je dis donc qu’il y a dans le texte un double paralogisme. Car, de ce que la forme assignée étant supposée, la nature donnée s’ensuit infailliblement, la conséquence juste n’est pas que, par-tout où se trouve la nature donnée, la forme se trouve aussi ; mais au contraire que, par-tout où la forme est présente, la nature donnée est présente aussi ; ce qui prouve que cette forme est cause, ou, si l’on veut, raison suffisante de cette nature ; et non pas qu’elle en est la cause on raison nécessaire, proposition qui seroit la conséquence de celle-ci : par-tout où la nature donnée est présente, la forme l’est aussi.

De même la conséquence juste de cette proposition : par-tout où la forme assignée est ôtée, la nature donnée disparoît, n’est pas cette proposition : par-tout où la nature donnée est absente, la forme véritable l’est aussi ; mais au contraire cette autre : par-tout où la véritable forme est absente, la nature donnée l’est aussi : proposition d’où il s’ensuit que cette forme est cause nécessaire de cette nature, puisque cette nature ne se trouve jamais où n’est pas cette forme. Au lieu que, de cette proposition : par-tout où la nature donnée est absente, la forme est absente aussi ; de cette proposition, dis-je, non pas isolée, mais réunie avec la première conséquence juste, il s’ensuivroit que la forme présumée est raison suffisante de la nature donnée ; car une fois qu’ayant fait voir que la nature donnée ne se trouve jamais dans aucun sujet où n’est pas la forme présumée, on a ainsi prouvé que cette forme est raison nécessaire de cette nature ; que, sans elle, cette nature ne peut être produite, si l’on prouve ensuite que, dans tous les sujets où cette nature n’est pas, cette forme ne se trouve pas non plus ; c’est une preuve que cette forme, par-tout où elle se trouve, a toujours son effet ; savoir : la production de cette nature, et qu’elle n’en est pas simplement une cause concourante, mais la cause suffisante : au lieu que, si la nécessité de cette forme pour la production de cette nature n’eût pas déjà été prouvée, cette absence de la forme assignée, qui a toujours lieu par-tout où la nature donnée est absente, ne prouveroit rien du tout, parce qu’il se pourroit que la nature donnée et sa forme présumée, quoique toujours ou souvent absentes des mèmes sujets, n’eussent d’ailleurs rien de commun.

Ceux d’entre nos lecteurs qui auront lu avec un peu d’attention des cahiers de philosophie scholastique, ou la logique d’Aristote, dont ils ne sont qu’un extrait, verront, au premier coup d’œil, que Bacon ne fait, dans cet aphorisme, qu’indiquer assez obscurément ce qui est très clairement exprimé dans ces cahiers ou dans cette logique, qu’il suppose assez connus, et auxquels il renvoie tacitement. Ils reconnoîtront d’abord qu’il ne s’agit ici, comme nous le disions dans la méchanique morale, que des conditions que doit réunir une bonne définition. Ces conditions, outre la clarté et la précision, sont que ce qu’on donne pour la définition d’un genre, par exemple, doit se trouver dans tout ce genre (c’est-à-dire, dans toutes ses espèces sans exception), dans ce seul genre, et s’y trouver toujours. Or, c’est à peu près ce que dit ici Bacon. Mais ce passage, qui nous arrête, exige encore deux explications, dont l’une regarde la pratique, et l’autre, la théorie.

À quoi bon, nous dira-t-on, toutes ces idées subtiles, obscures même, et sur-tout ce jargon ? Je passe condamnation sur le jargon ; puisqu’il déplait, et quoiqu’ici il ne s’agisse pas de plaire ; cependant il me paroît très commode ; il abrège l’expression ; c’est une espèce d’algèbre que ne méprisoit pas le grand Leibnitz, qui avoit sans doute ses raisons pour en faire encore usage, quoique de son temps il fût passé de mode.

Quant aux idées, j’ignore si elles sont obscures pour les hommes attentifs (*) ; mais je dis qu’elles sont utiles, nécessaires mème, et que ceux qui sont dans l’usage de s’en passer, n’ont en cela d’autre mérite que de ne pas sentir cette nécessité, Or, voici en quoi elle consiste. S’il vous importe d’obtenir fréquemment un certain effet, il vous importe donc de connoître un moyen nécessaire et suffisant pour produire à volonté cet effet. Or, ce qui est moyen dans la pratique, étant cause dans la théorie, comme l’observe Bacon lui-même (L. i, aph. iii), il s’ensuit que, si vous pouvez découvrir la cause nécessaire et suffisante de cet effet, vous connoîtrez, par cela seul, un moyen nécessaire et suffisant pour le produire à volonté.

Ces principes une fois établis, supposons qu’il s’agisse de savoir si la réunion des sept rayons primitifs de la lumière est la véritable forme de la couleur blanche, comme l’a prétendu et même démontré le grand Newton ; si l’on peut prouver que, par-tout où se trouve la couleur blanche, se trouvent aussi les sept rayons réunis, il sera prouvé que la réunion des sept rayons primitifs est cause nécessaire de cette couleur ; et si l’on parvient à prouver que, partout où les sept rayons se trouvent réunis, se trouve aussi la couleur blanche, il sera démontré que la réunion des sept rayons primitifs est cause suffisante de cette couleur. Ces deux propositions une fois bien établies par l’expérience et l’observation, il s’ensuivra que la réunion des sept rayons primitifs est tout à la fois la cause nécessaire et suffisante, c’est-à-dire, la véritable forme de la couleur blanche.

Et il s’ensuivra aussi que, dans la pratique, il est impossible d’obtenir la couleur blanche, partout où les sept rayons primitifs ne sont pas réunis et que, par-tout où ils se trouvent réunis, bien mélés, il est impossible d’obtenir toute autre couleur que la blanche.

Cela posé, armé d’un prisme de crystal et d’une fort grande lentille (ou loupe) si j’ai besoin de la couleur blanche, dans un moment où l’on me présente les sept rayons séparés, je présente ma lentille u faisceau de ces rayons, je les réunis, par ce moyen, et j’ai, au foyer de cette lentille, un petit cercle de couleur blanche. Et si, au moment où j’ai besoin des sept rayons primitifs séparés, ou de quelques-uns, je n’ai qu’un rayon de lumière blanche, je le recois sur mon prisme, qui, réfractant inégalement les différentes parties, les sept parties de cette lumière composée, les écarte suffisamment les unes des autres, pour les rendre toutes sensibles, distinctes, et me donne ainsi les sept rayons séparés.

Voilà donc déjà deux effets que nous pourrons obtenir à volonté, grâce à l’analyse de Newton ; analyse qui n’est autre que la méthode même de Bacon, dont il fut le premier disciple.

Il en seroit de même de tout autre effet, soit physique, soit moral, soit politique ; ou plutôt cette analyse seroit encore plus nécessaire dans des sujets qui nous intéressent davantage, et qui sont infiniment plus composés, tels que ceux qu’envisagent la morale et la politique.

Si nous avions assez de courage et de constance pour suivre cette méthode si sage et si sûre dans toutes Les circonstances où nous le pouvons, nous gagnerions deux grands points : l’un, de savoir au juste ce qui nous est vraiment nécessaire ; l’autre, de trouver des moyens certains et faciles pour nous le procurer à volonté. Nous serions donc moins incertains dans nos opinions, moins irrésolus ou inconséquens dans notre conduite ; plus mesurés dans nos projets, plus souvent heureux dans nos tentatives, moins fréquemment irrités ou découragés par les mauvais succès et le sentiment de notre impuissance ; enfin, plus souvent contens des autres et de nous-mêmes. Chacun pourroit, à l’aide de cette méthode, se transformer lui-même en homme raisonnable et vertueux, ce qui vaudroit peut-être encore mieux que de transformer des métaux, et n’empêcheroit pas de tenter cette transformation.

(c) Il faut trouver une autre nature qui soit conversible avec la nature donnée, etc. On peut s’assurer, par la simple lecture de ce passage, de la vérité d’une observation que nous avons faite dans la note précédente ; savoir : que chercher la forme d’une nature proposée, n’est autre chose que chercher les matériaux d’une bonne définition de cette nature, par l’analyse et la comparaison des sujets où elle se trouve. Cette nature, plus commune et plus connue, dont l’idée doit faire partie de la définition de la nature particulière qui est le sujet de la recherche, n’est autre chose que ce que les scholastiques appeloient le genre prochain ; et ce que Bacon appelle la limitation de cette nature plus connue, est ce qu’ils appeloient la différence spécifique.

Par exemple, si l’on définissoit ainsi la notion attachée au mot républicain, c’est un homme qui jouit de la liberté civile et politique, en se conformant aux loix émanées de la volonté générale, présente ou représentée ; homme exprimeroit le genre prochain ; et ces mots, qui jouit de, etc. la différence spécifique. Cette définition est assez exacte ; mais cette autre ne vaudroit rien : un républicain est un être ou même un animal qui jouit de, etc. Pourquoi s’élever si haut, et embrasser d’abord dans la définition la totalité des êtres, où même des animaux, quand il ne s’agit que de différencier et de caractériser une classe peu nombreuse prise dans une certaine espèce d’animaux ? Car, ce qui constitue l’état d’homme libre, c’est-à-dire, qui mérite et possède la liberté, c’est d’abord de pouvoir mettre et de mettre réellement sa part dans la masse des avances communes ; puis, de pouvoir tirer et de tirer en effet sa part du produit qui doit être commun. Car, si un homme usoit de la liberté civile et politique sans rien faire pour la mériter, on ne pourroit le regarder comme en jouissant, mais comme l’usurpant : or, un usurpateur n’est pas un républicain.

Par nature conversible, Bacon entend, ainsi que les scholastiques, une nature telle, qu’elle puisse être indifféremment le sujet ou l’attribut d’une proposition dont la nature donnée puisse être aussi indifféremment l’attribut ou le sujet, sans que la proposition ainsi retournée cesse d’être vraie ; condition qui se trouve éminemment dans cette définition ordinaire du triangle ; c’est une figure terminée par trois lignes ; car on peut dire également : un triangle est une figure terminée par trois lignes, et une figure terminée par trois lignes est un triangle : ces deux propositions sont également vraies. Mais pourquoi le sont-elles toutes deux ? c’est-à-dire, pourquoi cette proposition directe qui énonce la définition du triangle, peut-elle être ainsi convertieretournée, sans cesser d’être vraie ? C’est que la définition du triangle, laquelle lui sert d’attribut, est composée de ce qui est essentiel à cette espèce de figure, de son essence, de sa forme (*2), c’est-à-dire, de ce qui convient à tous les triangles et aux seuls triangles ; de ce sans quoi ils ne peuvent exister et qui ne peut exister hors d’eux. Car dès-lors ; et cette espèce de figure et ce qu’on lui attribue, pourront être indifféremment affirmés l’un de l’autre.

Ainsi, pour que la définition d’un sujet, par exemple, d’un genre, soit conversible avec le genre défini, il faut qu’elle réunisse les trois conditions énoncées dans la note précédente, et qui, par la supposition même, se trouvent réunies dans toute définition qui exprime exactement le genre prochain et la différence spécifique du sujet à définir.

Car, 1°, si la définition proposée ne convient pas à tout le genre auquel on veut l’appliquer, mais seulement à une certaine partie, à telle espèce de ce genre, comme on ne peut affirmer d’un genre, la définition de son espèce, mais seulement affirmer de l’espèce et de sa définition, le genre où elle est comprise, ce qui est dire seulement qu’elle en fait partie, on peut bien, dans notre supposition, affirmer, de la définition proposée ; le genre où est comprise l’espèce à laquelle appartient cette définition ; mais non affirmer, de la totalité de ce genre, la définition de cette espèce ; qui ne convient qu’à elle ; et par conséquent cette définition proposée, qui ne convient pas à tout le genre auquel on veut l’appliquer, n’est pas conversible avec ce genre.

Par exemple, supposons qu’on veuille appliquer au triangle en général une définition exprimée par ces mots : figure terminée par trois lignes, dont deux forment un angle droit, cette définition ne convient pas à tout le genre, mais seulement à cette espèce de triangles qu’on nommé rectangles. Ainsi, quoiqu’on puisse très bien, en affirmant de l’espèce le genre où elle est comprise ; dire qu’une figure terminée par trois lignes dont deux forment un angle droit, est un triangle, on ne peut réciproquement, en affirmant du genre l’espèce qui en fait partie, dire qu’un triangle est une figure términée par trois lignes, dont deux, etc. et par conséquent la définition proposée, qui ne convient point à tout le genre des triangles auquel on veut l’appliquer, n’est point conversible avec ce genre.

2°. Si la définition proposée ne convient pas au seul genre auquel on veut l’appliquer, elle convient donc aussi à d’autres genres ; elle n’est donc pas suffisante pour le distinguer de ces autres, et dès-lors ce n’est plus une véritable définition de ce genre. De plus, si ce qu’énonce cette définition convient à ces autres genres, aussi bien qu’au genre proposé, ce genre proposé et les autres, pris ensemble, forment un genre plus élevé, dont ils sont les espèces, et auquel appartient la définition proposée. Or, le genre ou sa définition peuvent bien être affirmés de l’espèce comprise dans ce genre, ce qui est dire seulement qu’elle en fait partie ; mais l’espèce ne peut pas être affirmée du genre, puisque le genre n’est composé que de ce gui est commun à toutes ses espèces, et qu’il y manque ce qui caractérise et constitue l’espèce dont nous parlons. Ainsi, le genre proposé ne pouvant être affirmé de ce genre plus élevé dont il est une espèce, ou de sa définition, et cette définition n’étant autre que la définition proposée, il s’ensuit que Le genre proposé ne peut être affirmé de la définition proposée, comme cette définition peut l’être de lui, et par conséquent que cette définition n’est pas conversible avec ce genre.

Supposons, par exemple, que la définition proposée soit exprimée par ces mots, surface terminée par des lignes, et que le genre proposé soit encore le triangle en général, cette définition ne convient pas seulement au triangle, mais encore au quarré, au cercle, à toutes les figures imaginables, à la figure en général, c’est-à-dire, à un genre fort étendu, dont le triangle n’est qu’une espèce. Ainsi, on pourra bien, en affirmant du triangle, la définition de ce genre plus élevé dont il est espèce, dire que c’est une surface terminée par des lignes ; mais on ne pourra réciproquement, en affirmant de cette définition, l’espèce du genre défini, savoir, le triangle, dire qu’une surface terminée par des lignes, est un triangle. Ainsi, la définition proposée à appliquer au triangle, ne sera pas conversible avec ce genre de figures.

3°. Si la définition proposée ne convient pas toujours au genre auquel on veut l’appliquer, elle n’en sera la véritable définition que dans les cas où elle lui conviendra, avec les deux conditions ci-dessus ; et elle ne sera, que dans ces seuls cas, conversible avec ce genre ; ce qui désormais est évident, et n’a pas besoin d’être éclairci par un exemple.

4. IL est inutile d’ajouter qu’une définition n’est conversible avec le sujet défini, que dans les cas où elle exprime non pas simplement ce qui convient à ce sujet, mais tout ce qui lui convient, tout ce qui lui est essentiel ; de manière qu’il ne soit et ne puisse être que ce qu’énonce sa définition, et rien de plus. Car, si la définition n’exprime pas tout ce qu’est et peut être le sujet défini, mais seulement une partie de son essence, c’est parce que ce sujet n’étant pas encore suffisamment analysé, on ne connoit pas assez sa différence ou ses différences spécifiques, pour le bien caractériser et le distinguer de tous les autres ; d’où il résulte que, cette imparfaite définition qu’on en donne convenant aussi à d’autres sujets, ce cas rentre dans le second qui a été discuté, et par conséquent n’exige point une nouvelle explication.

Or, dans toutes les sciences d’observation et d’expérience, on ne connoît jamais ou presque jamais aucun sujet assez parfaitement, pour pouvoir en donner une définition complète ; mais, à mesure qu’on pousse l’analyse, cette connoissance s’étendant par degrés, nous met ainsi en état d’en donner une définition de plus en plus complète et précise. Ainsi, dans les sciences de ce genre, il n’est point ou presque point de sujet qu’on puisse rendre conversible avec sa définition. Heureusement cette précision n’est pas très nécessaire dans la pratique, et le bonheur de l’homme est composé d’à peu près. Mais, si l’on visoit aussi haut que le chancelier Bacon, il ne faudroit pas se laisser trop effrayer par les difficultés dont se hérisse à chaque pas ce vaste et noble sujet ; désormais le plus difficile est derrière nous. Il me paroît impossible de parvenir à une seule définition absolument complète ; mais très possible d’en obtenir qui soient assez complètes, du moins relativement au sujet particulier de telle recherche dont on peut être occupé ; car l’homme, être imparfait et fini, sous tous les rapports, n’a besoin ni d’une science parfaite, ni d’une puissance infinie.

Au reste, je ne sais si, à cette définition que Bacon donne de la forme en général, et qui a nécessité cette longue discussion, il ne vaudroit pas mieux substituer celle-ci : la forme d’une qualité particulière quelconque est la combinaison et la proportion des qualités générales au modes généraux de la matière, d’où résulte la qualité à définir. Par exemple, supposons qu’il s’agisse de définir la couleur blanche, de trouver la forme de cette couleur, non plus considérée dans la lumière qui frappe nos yeux, mais dans les surfaces qui la réfléchissent, si l’on peut découvrir dans ces surfaces quelle est la figure, la grandeur, le nombre, la situation absolue et respective, et, pour tout dire en deux mots, la combinaison et la proportion de parties solides et de pores, qui les mettent en état de réfléchir les rayons de la lumière tous à la fois et mêlés ensemble, on aura, par cela seul, découvert la véritable forme de la couleur blanche, relativement à ces surfaces ; car cette couleur peut être envisagée de trois manières ; savoir : dans le sens de l’homme qui la perçoit, dans la lumière même dont elle est un mode, et dans les surfaces qui la réfléchissent.

(d) Et les efforts continus de l’esprit, etc. Il ne s’agit pas ici de l’âme immatérielle, mais de ce fluide, subtil et actif, connu ou plutôt désigné sous le nom d’esprits animaux, qui a organisé le corps, qui le conserve et le reproduit, qui exécute toutes les fonctions et qui parcourt sans cesse toutes les parties, s’élançant avec la rapidité de l’éclair aux lieux où il est appelé par le plaisir ou la douleur, où une irritation quelconque. Cet esprit qui travaille ainsi, il faut le distinguer avec soin de cet autre esprit, jugé immatériel et d’une nature bien supérieure, qui raisonne, tandis que l’autre travaille. Au reste, il ne faut pas que ce mot d’esprit effarouche le lecteur ; on dit bien l’esprit de nitre, l’esprit de vin, etc. pourquoi ne diroit-on pas aussi l’esprit animal, l’esprit de l’homme, etc. ? Car au fond, le nom n’y fait rien ; il faut, dans le choix des dénominations, se conformer à l’usage, et l’usage n’est-il pas de donner le nom d’esprit à toute cause qu’on n’a pas l’esprit de découvrir ? C’est un terme consacré pour marquer un déficit dans l’esprit humain, et le plus sûr est de l’adopter, jusqu’à ce que, connoissant mieux ce qu’il désigne, nous puissions lui donner un nom moins mystérieux.

(e) Ne se rapporte pas moins que la connoissance des causes et des consentemens (ou secrètes correspondances et relations d’action), etc. Dans une note du premier ouvrage, nous avons dit que ce mot signifiait : l’état respectif de deux corps ou parties de corps, susceptibles de s’affecter réciproquement, ou d’être affectés par des causes communes ; mais ici sa signification est beaucoup plus étendue, et il désigne toute correspondance ou tout rapport, soit d’action, soit d’indication (c’est-à-dire, de cause à effet, ou de chose signifiante à chose signifiée}, bien constaté par l’observation, quoiqu’on ne sache pas précisément en quoi consistent ces relations. Tel est, par exemple, l’accord du mouvement périodique et alternatif de l’océan avec le mouvement périodique de la lune ; accord désormais si bien constaté, que la connoissance de la situation de cet astre suffit poux déterminer l’heure de la haute et de la basse mer, avec tant de précision, qu’on règle, sur ce calcul, des navigations ; où la moindre erreur sur ce point setoit funeste *3, Cet accord, dis-je, peut être appelé un consentement, où, si l’on veut, une corrélation. La lune sans doute soulève les eaux de l’océan ; est-ce par attraction, ou par impulsion ? Le siècle dernier, c’étoit par impulsion ; et celui-ci, c’est par attraction ; et dans nos calculs, nous savons régler si bien nos suppositions sur les résultats que nous voulons obtenir ; qu’ils se trouvent toujours d’accord avec l’observation. Mais comme, dans ces calculs, on n’a point égard à l’augmentation de volume résultante de la dilatation opérée par le soleil, qui agit successivement sur les différentes parties de cette masse immense de fluide, effet qui ne peut être nul, ni même insensible, plus ces calculs s’accordent avec l’observation, moins ils prouvent. Ainsi ce problème dont on croit avoir saisi la solution, est encore à résoudre. De même un homme reçoit un coup violent à la partie droite de l’occiput, et sa jambe gauche se paralyse. On conçoit très bien que, par les ramifications nerveuses qui établissent une communication non interrompue entre toutes les parties du corps, la violente commotion reçue dans une partie peut avoir des effets, sinon plus sensibles, du moins plus durables dans une autre, si cette dernière est plus foible, proportion gardée : mais quels sont ces rameaux nerveux ? et comment se fait cette communication ? voilà ce qu’on ignore. De même encore, un jeune homme entre en puberté, et son menton se couvre d’un léger duvet, sa voix mue, il devient indocile, turbulent, vain, présomptueux, railleur, querelleur, bravache, etc. Une femme, dans certaines circonstances, met les mains ou les pieds dans l’eau froide, ou reçoit une mauvaise nouvelle, et le point principal de son individu demeure obstrué, le sang reflue dans les parties hautes et y occasionne une pléthore ; cette plénitude la tourmente et elle tourmente tout ce qui l’environne ; voilà, dis-je, encore des consentemens. Car l’on conçoit encore assez bien que la fermentation excitée dans une partie, et qui souvent n’a d’autre cause connue que la simple stagnation des humeurs, leur donne une certaine qualité âcre, ou, si l’on veut, irritante ; qui se communique à toute la masse des fluides par la circulation, et qui, par ces fluides, agit sur tous les solides. Mais qu’est-ce que cette fermentation ? et pourquoi deux parties très éloignées l’une de l’autre, se correspondent-elles plus que deux parties voisines qui communiquent aussi entr’elles par un grand nombre de rameaux nerveux ? Voilà ce qu’on ignore également ; et sur ce point, comme sur tant d’autres, en palliant son ignorance par un mot dont on ignore soi-même la signification, on se croit savant, et l’on passe pour tel.

(f) Tant qu’on ne connoîtra pas bien la nature de la rotation spontanée. À l’exemple de M. de Buffon, et de quelques autres physiciens, appellons rotation, le mouvement d’un corps qui tourne sur lui-même et circulation, celui d’un corps qui tourne autour d’un autre. Cela posé, je dis que, : pour savoir si le mouvement diurne et apparent de tous les corps célestes a pour cause la rotation de notre planète, ou la circulation réelle de ces corps, il n’est pas plus nécessaire de connoître la nature de la rotation spontanée, que pour savoir, si je passe de ma chambre dans la rue, il n’est nécessaire de connoitre à fond la nature du mouvement spontanée des animaux écrivans, On juge qu’un corps est en mouvement, lorsqu’on le voit répondre successivement à différentes parties d’un autre corps qui parait fixé à la même place, ou à plusieurs corps qui, restant à la même distance et dans la même situation, soit les uns par rapport aux autres, soit par rapport aux corps placés en-deçà ou en-delà, sont aussi jugés immobiles. Et voilà pourquoi, lorsqu’on descend une rivière, sur-tout à l’aide d’un grand bâtiment, l’on s’imagine voir tous les objets placés sur le rivage se mouvoir dans le sens apposé. C’est d’après ce principe, modifié par une circonstance relative à la manière dont se fait la vision (des objets}, que Bradley et Molineux, astronomes anglois, se sont assurée, à l’aide d’un sectant (c’est-à-dire, d’un secteur de cercle dont l’arc étoit d’un petit nombre de degrés, et de vingt-trois pieds de rayon), que chaque étoile, placée lors de l’écliptique, décrit une apparente ellipse dont l’extentricité est en raison inverse de sa distance à ce cercle *4. Voilà donc le mouvement annuel de la terre, ainsi que son mouvement diurne (qui en est une conséquence), prouvés directement, et par un genre de démonstration fort analogue à celles que nous employons à chaque instant.

(g) Et par rapport à cet esprit même. Il ne sera pas inutile d’avertir qu’une des principales opinions de Bacon, opinion souvent manifestée dans cet ouvrage, est qu’il existe un certain esprit, résidant perpétuellement dans tous les corps tangibles (palpables}, qui les travaille sans cesse, et tend à les organiser lorsque leur matière se prête à cette opération, ou simplement à dissiper leurs parties lorsqu’elle ne s’y prête pas. Cette opinion paroîtra étrange, à la première vue ; mais elle cessera de le paroitre, pour peu que l’on daigne considérer qu’il n’est presque point de physicien qui n’appelle à son secours quelque supposition de ce genre. C’est ou la matière subtile de Descartes, où l’éther de Newton, ou le fluide électrique des physiciens de notre temps, où ce que quelques-uns d’entr’eux nomment l’esprit, ou l’agent universel des alchymistes, on celui de Comus, ou l’acide ignée de Sage, ou le char des Pythagoriciens (substance moyenne entre le corps et l’esprit, et destinée à transmettre l’action de l’un à l’autre), on l’archée de Van-helmont, ou les esprits animaux, ou le fluide nerveux, ou le fluide magnétique des physiciens des derniers siècles, ou celui de Mesmer, où le calorique de Crawford, où le feu lui-même, tel que le conçoit le vulgaire ; où enfin, je ne dirai pas une autre chose, mais un autre mot qu’on emploie pour désigner une seule et même chose ; savoir : un corps très fluide, très subtil, très mobile, répandu par-tout, à l’intérieur des corps comme à l’extérieur, et dans une perpétuelle activité ; hypothèse que tout physicien, qui ne veut pas que des êtres immatériels soient le principe du mouvement des êtres matériels, est forcé d’adopter ; car il n’est point de milieu. Quoi qu’il en soit, sans admettre ni rejeter les hypothèses de cette multitude de systématiques de toute couleur, dont la plupart, au lieu de commencer par établir solidement les suppositions auxquelles ils ont recours pour expliquer les phénomènes, emploient ces explications mêmes à établir ces suppositions, osons, à notre tour, hazarder une conjecture, un peu hardie sans doute, mais appuyée sur une supposition qui n’est rien moins que gratuite, et qui pourroit même passer pour un axiome. Il seroit certainement absurde et même extravagant de supposer que tous les élémens de la matière sans exception sont entrés dans la composition des mixtes actuellement existans, qu’ils y ont tous été employés, et que ceux qui se détachent à chaque instant de ces composés, entrent sur-le-champ dans la composition d’antres mixtes, et y restent agrégés. La supposition contraire, ou plutôt contradictoire, est donc incontestable ; et sa conséquence immédiate est que l’espace doit être, du moins en partie rempli, par un fluide composé des élémens matériels qui n’ont jamais fait partie d’aucun composé, s’il en est de tels et de ceux qui sont les débris des composés entièrement dissous, ou seulement écornés par les chocs, ou enfin limés par les frottemens réciproques ; fluide qui doit être de la plus grande activité, puisque les élémens matériels de toute espèce avec les propriétés simples et radicales qui leur sont inhérentes, s’y trouvent confondus et avec toute leur primitive énergie.

Ainsi la supposition de Bacon n’est rien moins qu’un rêve philosophique. Mais sans aller jusqu’aux derniers élémens, et en hazardant un peu plus, ne pourroit-on pas conjecturer que ce fluide qu’il suppose résidant perpétuellement dans tous les corps tangibles, n’est autre que la matière solaire, lancée par cet astre, avec une force immense, dans tous les points de son tourbillon, et selon tous les rayons de sa sphère d’activité ; qu’une portion de cette matière, pénétrant dans l’intérieur des composés, à la faveur de leurs pores qu’elle agrandit elle-même, s’y trouve ensuite emprisonnée et comme enchâssée entre leurs parties solides, lorsque le froid ou quelque autre cause vient à les rapprocher, et jusqu’à ce que l’action du soleil ou du feu artificiel ; ou, etc. écartant de nouveau ces parties et leur donnant plus de jeu, permette ainsi à cette matière d’exercer de nouveau son action, d’organiser ces corps s’ils sont susceptibles d’organisasation, de les dissoudre si la cohérence de leurs parties est faible etc. etc. Cependant, comme cette seconde conjecture ne porte pas sur un fondement aussi solide que la première, nous la prendrons pour ce quelle est, et nous l’abandonnerons volontiers.

(h) Nous n’irons pas pour cela nous perdre dans des atomes, dont l’existence suppose le vuide, et une matière invariable, deux hypothèses absolument fausses. Il est pourtant impossible, en physique, d’éviter entièrement cette hypothèse du vuide. Car, si l’on suppose, avec Descartes, le plein universel et absolu, de deux choses l’une : ou tout mouvement sera impossible, ou le moindre atome qui se déplacera d’un cent millième de ligne, ébranlera le monde entier. En effet, si tout est plein, l’atome A, par exemple, dès qu’il se met en mouvement, ne trouvant aucune place vuide où il puisse se loger, ne peut se porter en avant qu’en déplaçant un autre atome B, qui ne peut faire place à l’atome A, en se déplaçant lui-même, sans déplacer aussi un troisième atome C, qui, par la même raison, en déplacera un autre, lequel en délogera un autre encore ; et ainsi de suite à l’infini.

Si nous supposons que tous ces déplacemens successifs se fassent suivant une ligne droite ; l’atome A, en se déplaçant d’un cent millième de ligne, ébranlera toute une file d’atomes ; commençant au point qu’occupoit celui qui le précédoit immédiatement, et finissant au dernier point de l’univers matériel, c’est-à-dire, au point où l’univers finit, s’il a une fin.

Actuellement si, au-delà de ce point, vous supposez un obstacle insurmontable, le dernier atome de la file ne pouvant plus alors se porter en avant, ni le pénultième ; ni l’antépénultième ; ni aucun autre atome de cette file, ni l’atome A lui-même, ne pourront se mouvoir.

Si, au contraire, vous supposez, au-delà du monde matériel, un vuide où le dernier atome puisse se loger, et permettre ainsi à toute la file d’atomes qui est derrière lui, y compris l’atome A, de se porter en avant, il y a donc du vuide ; et c’est ce que nous disons.

Ce n’est pas tout : il n’y a point de vuide dans l’univers ; donc l’atome A, et chaque atome de la file est touché, dans tous les points de sa surface, par les atomes environnans. Il éprouve donc, de la part de tous ces atomes ; un frottement qu’il leur fait aussi éprouver ; frottement occasionné par la pression réciproque de leurs surfaces, dont les petites aspérités engrènent les unes dans les autres. Or, si ces aspérités sont inflexibles, le mouvement sera impossible ; si elles sont flexibles, si elles se plient, elles se déplacent donc ; il faut aussi leur trouver une place, et l’on pourra dire de chacune de ces aspérités, ce que nous disions de l’atome A. Mais ce frottement a lieu dans tous les sens, dans toutes les directions imaginables, hors une ; savoir : la direction contraire à celle suivant laquelle il tend à se mouvoir.

Cela posé, tous ces atomes environnans déplaceront, en vertu de ces mouvemens réciproques, les atomes voisins, lesquels en déplaceront d’autres qui en délogeront d’autres encore, et ainsi de suite à l’infini ; et cela dans toutes les directions, hors une, Voilà donc tous les arômes, dans toutes Les directions possibles, hors une, mis en mouvement.

Actuellement que ferons-nous de la file d’atomes placée derrière l’atome A ? Supposons-nous que l’atome qui est placé immédiatement derrière lui, reste immobile, au moindre déplacement de l’atôme A, il se fera un vuide derrière lui, ce qui est contre l’hypothèse ; ou bien supposons-nous que ce premier atome de la file postérieure vient occuper la place que A a laissée vuide, et que tous les atomes de cette file le suivent ? alors ou il se fera encore un vuide à l’autre bout, ou il faudra qu’un atome d’une des files circonvoisines vienne remplir ce vuide, et que tous les atomes de cette même file le suivent. Pour empêcher qu’il ne se fasse un vuide dans cette dernière, il faudra encore détacher d’une des files circonvoisines un atome qui soit suivi de tous les autres de la même file, et ainsi de suite à l’infini, sans compter l’effet des frottemens auxquels nous n’avons pas eu égard.

Ainsi, pour peu qu’un seul atome bouge, il faut que l’univers entier s’ébranle. Mais je dis qu’il ne peut pas s’ébranler ; car, s’il n’y a pas le moindre vuide, tous les atomes qui environnent l’atome A, soit de près, soit de loin, c’est-à-dire, tous les atomes de l’univers, sont parfaitement contigus. S’ils sont parfaitement contigus, toute la matière de l’univers, envisagée par rapport à la communication du mouvement, ne forme plus qu’une seule masse, qu’un seul bloc d’une grandeur infinie, d’une densité infinie, d’une dureté infinie, etc. Il faut donc, pour que le corps  A se meuve d’un cent millième de ligne, qu’il ébranle toute cette masse ; et pour cela lui supposer une force si grande, qu’un infini qui auroit pour coefficient et pour exposant deux autres infinis, dont chacun auroit aussi pour coefficient et pour exposant une file infinie d’autres infinis, pourroit à peine l’exprimer ; ce qui est absurde. Il faut donc revenir sur le principe, convenir qu’il est faux (même en supposant le vuide au-delà de l’univers matériel), et par conséquent abandonner.

Il seroit inutile de supposer, avec l’auteur de la logique de Port-Royal, que ce déplacement successif dont nous parlions, se fait suivant une ligne courbe et rentrante ; car ces atomes qui décrivent cette ligne courbe, se trouvent environnés d’autres atomes qui les touchent dans tous leurs points, d’où résulte un frottement réciproque dans tous ces points ; et dès-lors l’objection que j’ai tirée de la considération de ces frottemens, demeure dans toute sa force ; objection qui, ramenant avec elle celle que je tirois de l’unité de masse résultante de la parfaite contiguité de tous les atomes, laquelle n’est elle-même qu’une conséquence nécessaire de la supposition d’un plein absolu, devient ainsi d’une force infinie ; sans compter qu’il faudroit supposer que tous les mouvemens de l’univers se font dans des courbes rentrantes ; supposition ridicule.

Il seroit également inutile de supposer que l’atome A fait une révolution sur lui-même ; hypothèse qui seroit sujette aux mêmes difficultés que les précédentes, et à de plus grandes encore, comme on peut s’en assurer, en y appliquant les mêmes principes et les mèmes raisonnemens.

Ainsi, dans toutes les suppositions possibles, le système du plein absolu est insoutenable.

Mais d’ailleurs, en abandonnant toutes ces suppositions, et nous en tenant au réel, ne voyons-nous pas, chaque jour, tous les corps se dilater et se contracter alternativement par l’action alternative de la force expansive de la matière solaire, qui écarte les unes des autres les petites parties de ces corps, combinée avec celle de la force attractive inhérente à toutes les parties de la matière inerte, qui les ramène le soir au point d’où l’autre les avoit tirées le matin, en les éloignant du centre. Or, je dis que, dans l’hypothèse du plein absolu, ou, ce qui est la même chose, de la parfaite contiguïté de toutes les parties de la matière, la contraction et la dilatation sont également impossibles.

Car, en premier lieu, un corps ne peut se contracter, si ses petites parties ne se rapprochent les unes des autres. Mais vous, qui supposez qu’elles ne laissent entr’elles aucun vuide, vous supposez par cela même qu’elles se touchent déjà dans tous les points de leurs surfaces, comment donc pourront-elles se rapprocher ? Il y a ici contradiction et absurdité. Donc les parties d’aucun corps ne se touchent exactement, et par conséquent il y a du vuide.

Il seroit inutile de dire que ces parties se contractent en glissant les unes sur les autres et sans cesser de se toucher, car il est clair qu’elles ne pourroient glisser ainsi dans tous les sens ; par exemple, si elles glissoient l’une sur l’autre dans la direction de l’est à l’ouest, elles ne pourroient glisser de même du nord au sud, ni se rapprocher l’une de l’autre selon cette dernière direction, puisque, par la supposition, elles se touchent exactement dans ce sens-là. Ou si les autres glissoient, selon l’une de ces deux directions ; les autres, selon l’autre ; et d’autres, selon d’autres directions encore, il en résulteroit une déformation notable dans ces composés ; ce qui est contraire à l’expérience. Ainsi, les dernières parties des corps ne se touchent pas exactement, comme l’a quelquefois supposé aussi Newton, et par conséquent il y a du vuide.

Supposez-vous actuellement que ces parties, avant la contraction ; étoient écartées les unes des autres, par un fluide dont les molécules étoient intercalées entre celles de chaque corps, et que la force contractive qui tend à rapprocher les parties solides de ces corps, exprimant, pour ainsi dire, le fluide qui les tient écartées et le chassant au dehors, rend ainsi possible, et ce rapprochement, et la contraction qui en est la conséquence ? À La bonne heure : mais vous, qui supposez que tout est plein, au dehors de chaque corps comme au dedans, ce fluide que vous tirez de son intérieur ; où le logerez-vous ? Je le logerai, répondez-vous ; dans le vuide même qu’auront fait les parties solides, en se rapprochant. Mais, répliquerai-je, ce vuide n’est possible qu’autant que les parties solides se rapprochent ; rapprochement qui dépend lui-même de la sortie du fluide, lequel se trouvant en dedans, n’a pas le champ libre. Il y a donc ici un cercle vicieux.

Et si nous considérons de plus que la force contractive qui agit sur un corps solide, doit agir aussi sur le fluide que vqus y supposez, et qu’en diminuant aussi son volume, elle tend plutôt à le faire rester dans ce corps, qu’à l’en faire sortir ; d’abord en vertu de cette contraction qu’il éprouve lui-même, puis en vertu de celle qu’éprouvent aussi les fluides qui environnent Le corps solide, et qui tend à resserrer ce fluide ; si nous considérons tout cela, l’objection acquiert une nouvelle force. Ainsi, dans l’hypothèse du plein absolu, les corps ne pourroient se contracter.

Si nous passons à la dilatation, nous rencontrons d’aussi grandes et même de plus grandes difficultés, dont il est facile de s’assurer en analysant ce second cas comme le premier.

Si les raisonnemens précédens paroissoient trop composés à quelques-uns de nos lecteurs, ils pourroient s’en tenir aux deux suivans, qui sont beaucoup plus précis.

1°. Plus Un espace est plein, plus le mouvement y est difficile ; donc si un espace étoit parfaitement plein, le mouvement y seroit infiniment difficile, c’est-à-dire impossible, l’hypothèse du plein absolu de Descartes semble donc n’être qu’une absurdité,

2°. D’ailleurs, pour pouvoir supposer le plein absolu, il faut supposer en même temps que les plus petits élémens de la matière sont de quelqu’une de ces figures régulières qui peuvent seules remplir exactement un espace ; ou, si on les suppose inégaux, que Les uns sont taillés et mesurés de manière à remplir juste les espaces laissée vuides par les autres ; supposition extravagante.

Ainsi, soit qu’on envisage les corps mêmes, où leurs mouvemens, le plein absolu est impossible.

Les philosophes, infatués de cette hypothèse, aperçoivent eux-mêmes, de temps à autres, ces difficultés ; mais plus souvent encore, ils les perdent de vue : après avoir supposé le plein parfait, quand ils se mêlent d’expliquer les phénomènes de détails, oubliant leur première supposition, ils supposent le vuide sans s’en apercevoir ; et c’est par cette inconséquence même que, dans leurs explications, ils paroissent conséquens.

Mais, si le système du plein absolu est sujet à des difficultés insurmontables, celui du vuide n’en est pas entièrement exempt. Car si, dans quelque, partie de l’univers, se trouvoit un grand espace absolument vuide, la loi générale des fluides étant qu’ils tendent à se répandre uniformément, et se portent toujours vers les points où ils éprouvent la moindre pression, la moindre résistance, l’espace supposé vuide ne le seroit pas long-temps, tous les fluides des espaces environnans s’y porteroient aussi-tôt et l’auroient bientôt rempli. Ainsi le vuide absolu dans de grands espaces est également impossible. Mais nous avons prouvé précédemment que le plein parfait est impossible. Ainsi la seule hypothèse qu’il soit possible d’admettre, c’est celle du vuide disséminé entre les parties des corps, soit solides, soit fluides. Encore faut-il supposer ces espaces extrêmement petits, et même plus petits que les dernières parties des fluides les plus subtils ; autrement ces fluides s’y porteroient encore de tous les espaces environnans, et les auroient bientôt remplis. Mais, si ces espaces vuides sont plus petits que les dernières parties des fluides les plus subtils, ce ne sont que les interstices que laissent entr’elles les dernières parties des corps, soit solides, soit fluides : or, de tels vuides ne faciliteroient point du tout le mouvement, car ils seroient trop petits pour livrer passage à aucun élément ; et d’ailleurs ces élémens, sans se toucher dans tous les points de leurs surfaces, se toucheroient assez pour être dans l’impossibilité de se mouvoir.

Ainsi ; de quelque côté qu’on se tourne dans cette question, on est mené à quelque absurdité : en voici une troisième, d’où il résultera peut-être une grande vérité, car les contraires se montrent réciproquement.

On peut, sur ce même sujet, nous faire cette question : en supposant qu’il y ait du vuide dans l’univers, peut-on dire que le vuide existe ? est-ce quelque chose de réel ? Je l’ignore, répondrai-je, et c’est ce qu’il faut chercher. D’abord, qu’est-ce que le vuide ? Il me semble que c’est précisément ce qu’on trouve il n’y a rien du tout. Or, que trouve-t-on il n’y a rien du tout ? Un simple vuide, un espace désigné par cette particule . Et ce n’est pas au hazard que je dis indifféremment un espace où un vuide ; car, lorsqu’un espace est occupé par un corps, ce n’est pas ce corps qui est l’espace ; mais bien le vuide qu’il a rempli, et qui resteroit s’il en étoit ôté.

Or, la portion de l’espace qu’occupe le soleil est très différente de celle qu’occupe le globe terrestre, et l’on distingue fort bien ces deux espaces, De plus, l’espace peut être long ou court, large ou étroit, etc, en un mot, il a trois dimensions. Mais Le néant n’a point de dimensions ; il n’est pas susceptible de plus et de moins, ni d’aucune différence d’espèce. L’espace ou le vuide n’est donc pas un néant. Si ce n’est pas un néant, c’est donc quelque chose de réel. Si c’est quelque chose de réel, on ne peut pas dire qu’il n’y a rien où est un vuide. Et s’il s’y trouve quelque chose, il n’y a point de vuide ; comment se tirer de là ?

N. B. Ce que nous venons de dire de l’espace, on peut l’appliquer au temps, qui, étant aussi susceptible de différences d’espèce et de quantité, ne peut être regardé comme un pur néant.

Newton et quelques autres philosophes, effrayés de ces difficultés, ont été tentés de supposer que l’espace et le temps sont quelque chose de moyen entre l’être et le néant ; paradoxe qui n’est pourtant qu’une conséquence nécessaire de quelques raisonnemens assez exacts qu’on trouve dans leurs écrits ; et s’il nous paroit étrange, c’est tout simplement parce que nous n’y sommes point accoutuméss car notre étonnement n’est rien moins qu’un argument et une objection sans réplique. Il ne faudroit peut-être, pour rendre ce paradoxe plus supportable, qu’approfondir un peu plus la nature de nos différentes espèces de connoissances, distinguer mieux leur origine, et définir avec plus de soin la notion de l’existence ou de la substance, comme le vouloit Léibnitz, sans nous dire pourquoi il le vouloit. Car il n’est point pour nous d’existence absolue, mais seulement des existences relatives à nos différentes manières de sentir, puisque nous ne sommes avertis de notre propre existence et de celle des autres êtres, que par le sentiment. Il doit donc y avoir pour nous autant de différentes espèces d’existences, que nous avons de manières de sentir, et par conséquent deux principales ; savoir : l’existence physique, ou celle des corps, dont nous sommes informés par les cinq sens proprement dits ; et l’existence idéale, comme celle de l’espace, du temps, des modes ou manières d’être, des rapports, des idées, etc. dont nous sommes informés par ce sixième sens que nous appelons raison, ou, si l’on veut, esprit, âme, etc. car il ne s’agit point du nom. Jamais mortel n’a vu, entendu, goûté, flairé ou palpé le temps ni l’espace ; cependant nous avons ces deux idées ; elles sont fort claires pour nous, tant que nous n’entreprenons pas de les expliquer ; ce qui est aussi impossible qu’inutile. Il n’est donc pas vrai que toutes nos idées soient originaires des cinq sens grossiers. Mais plus accoutumés à concevoir, rappeler, comparer et combiner les idées de la première espèce, et à employer les expressions qui les représentent, nous voulons saisir, à l’aide des sens, ce que la seule raison peut apercevoir ; nous voulons imaginer ce que nous ne pouvons que concevoir, ramener toutes les idées de la seconde espèce à celles de la première, et raisonner sur l’existence idéale avec des mots relatifs à l’existence physique. Puis, fatigués par les raisonnemens assez abetraits de ceux qui distinguent avec soin ces deux espèces d’idées, nous les accusons de réaliser des abstractions, de confondre ce que nous confondons nous-mêmes, faute de considérer que ce qu’ils entendent par réalité, n’a rien de commun avec ce que nous entendons par ce mot, et que l’idée même de l’existence n’est, comme toutes les autres idées, qu’une idée relative, Mais en voilà assez sur cette matière ; rentrons dans la physique.

Quant à la seconde question, que l’auteur tranche aussi impérieusement que l’autre, je veux dire celle où il s’agit de savoir s’il y a dans l’univers une matière immuable, comment un si grand génie a-t-il pu adopter la négative, dont il lui étoit si facile de se démontrer l’absurdité ?

En effet, l’expérience est pour nous le guide le plus sûr ; donc il est des loix constantes dans cette partie de l’univers, que nous habitons ; sans quoi les expériences faites dans un temps, ne nous instruiroient point pour un autre temps, et ce serait toujours à recommencer. Or, s’il y a des loix constantes dans cette partie de l’univers que nous habitons il y a aussi des loix non moins constantes : que dis-je ? les mêmes loix, dans celles qui l’environnent ; autrement à la longue ces dernières loix changeroient les premières ; car, dans l’univers, tout se touche, et il n’y a point de mur de séparation.

Mais ces loix constantes ne peuvent être suspendues dans le vuide (car il s’agit ici de l’existence physique), et elles ont absolument besoin d’un sujet, d’une réalité physique et matérielle où elles puissent résider, et dont elles soient les modes constans. Les loix résidantes dans ce sujet ne peuvent être constantes, si ce sujet n’est lui-même immuable, puisqu’elles ne sont que ses modes ou manières d’être et si le sujet étoit variable, ses modes le seroient aussi. Or, l’observation nous apprend que tous les composés physiques sont sujets à des variations, lentes ou rapides. Ainsi le véritable sujet de ces loix immuables et éternelles de la nature, ce sont nécessairement les élémens de ces composés. Car, si l’on ôte du monde physique et ces composés et ces élémens, il ne reste plus rien de réel. Donc les élémens de la matière sont immuables ; et c’est faute d’avoir suffisamment poussé l’analyse, que Bacon n’a pas senti cela.

Quoi qu’il en soit, il seroit sans doute peu judicieux d’agiter fréquemment de telles questions, dont quelques-unes sont aussi inutiles qu’insolubles. Mais de telles discussions entreprises de loin en loin, et simplement à titre d’exercice, peuvent être de quelque utilité.


  1. De ce qui la constitue et la fait être ce qu’elle est.
  2. Pour nous débarrasser de cette barbare nomenclature, disons que la forme, la nature naturante, la source d’émanation, ou l'essence d’une qualité particulière est la combinaison et la proportion des qualités générales de la matière, d’où résulte cette qualité particulière ; par exemple, suivant Newton, la combinaison et le mélange des sept rayons primitifs de la lumière, dans certaines proportions, constitue la couleur blanche, et en est la forme, la nature naturante, etc.
  3. Composés, mixtes.
  4. Latentis processus continuati, Nous n’avons point en françois de termes qui puissent rendre avec exactitude ces mots latins ; mais il suffit de s’entendre ; nous emploierons ces deux-ci (le progrès caché), qui représenteront les suivans : la combinaison, la proportion, et la gradation de substances et de mouvemens, par lesquelles un corps passe d’une forme à une autre ; par exemple, de la forme d’œuf à celle de poulet ; car il y a ici quatre idées. 1°. Des substances et des mouvemens combinés. 2°. Ils le sont en certaines proportions. 3°. Ces proportions changent. 4°. Elles changent par degrés. Au reste, ceux de nos lecteurs que cette métaphysique rebutera, pourront, sans inconvénient, franchir ces huit ou dix premières pages. Ayant prévu ce dégoût, j’ai eu soin d’expliquer tout ce qui suit, de manière qu’on n’eût pas besoin de les avoir lues.
  5. Latentis schematismi, je traduis ainsi ces deux mots, parce que, dans un autre passage, l’original dit, latentes schematismos, sive latentes texturas, j’aimerois mieux dire, la constitution secrète, la signification de ce mot texture étant un peu trop particulière ; car ce mot schematismus représente tout ce qui suit : le résultat total de la figure ; de la grandeur, du nombre, de la situation respective, etc, des parties solides et des pores du composé ; définition qui sera justifiée par l’énumération qu’on verre ci-après.
  6. Ou les causes, matérielle, formelle, efficiente et finale, c’est-à-dire, ce dont le sujet en question est réellement composé ; ce qui le constitue ou le fait être ce qu’il est ; ce qui le produit, et ce à quoi il est destiné.
  7. Dans les différentes éditions latines, on trouve des variantes sur cette phrase ; mais la meilleure de toutes est encore un galimathias ; car, d’après les définitions de Bacon, la forme et l’essence n’étant qu’une seule et même chose ; savoir, ce qui constitue le sujet en question et lui est essentiel ; elles ne peuvent être regardées comme le tout et sa partie. Mais cet écrivain ne peut se résoudre à exprimer sa pensée naturellement, et à n’employer, dans la physique et la métaphysique, que le style propre et simple, le seul qui convienne à ces sciences sévères : voici ce qu’il vouloit dire. L’erreur où tombe souvent l’esprit humain, en réalisant, par supposition, des formes purement abstraites, idéales et imaginaires ; traduction justifée par le sens très clair de l’aphorisme cité.
  8. C’est définir une chose obscure par une autre encore plus obscure ; car le mot loi n’est pas plus clair que le mot forme ; je vais y suppléer. Une loi de la nature est un rapport constant (soit d’espèce, soit de quantité, ou des deux genres), observé entre deux phénomènes considérés comme cause et effet, ou comme but et moyen, ou enfin comme signe et chose signifiée. Si l’on a observé qu’un genre de phénomène A, aux degrés b, c, d, etc. est toujours accompagné, précédé ou suivi d’un autre genre de phénomène B, à des degrés aussi déterminés, on peut dire qu’on a découvert une loi de la nature ; par exemple : tous les corps de l’univers s’attirent réciproquement avec des forces qui sont en raison composée de la directe des masses et de l’inverse des quarrés des distances : voilà une de ces loix ; loi très réelle, du moins quant aux parties et aux assemblages de la matière inerte.
  9. C’est-à-dire, qu’on peut affirmer la nature donnée, de tous les sujets où se trouve sa forme.
  10. C’est-à-dire, qu’on peut nier la nature donnée, de tous les sujets où sa forme ne se trouve pas, et qu’elle ne doit être affirmée que des seuls sujets où se trouve cette forme.
  11. Quel jargon ! Traduisons encore cette traduction trop littérale : la forme doit être telle, qu’elle déduise la manière d’être en question de quelque autre manière d’être réelle, plus commune dans la nature et plus générale que cette forme elle-même. Car la forme n’étant autre chose que la matière d’une définition précise et complète de la nature ou manière d’être donnée, définition qui doit être composée du genre prochain et de la différence spécifique de cette manière d’êtres ; comme cette différence limite et restreint ce genre, la forme qui est ce genre même, ainsi limité, déduit donc d’une manière d’être plus commune et plus générale qu’elle-même, la manière d’être donnée à définir ; savoir, de ce même genre dont elle est la limitation. Cette explication est justifiée par la phrase suivante du texte, où j’ai fait aussi quelque léger changement, pour la rendre d’inintelligible, seulement un peu difficile à entendre.
  12. J’étends un peu cet énoncé pour le rendre plus clair. Voyez la note (c), où ce passage est plus amplement expliqué.
  13. Cette proposition n’est pas vraie ; mais il veut dire que ce qu’il y a de plus utile pour assurer la production de l’effet proposé, est aussi ce qu’il y a de plus vrai, dans la théorie ; plus le principe qui, dans la théorie, indique la cause de l’effet à produire, est vrai ; plus la règle qui, dans la pratique, énonce le moyen répondant à cette cause, est suffisant pour mener au but répondant à cet effet, est sûre et infaillible ; et réciproquement.
  14. C’est un travail que le grand Haller a entrepris, et dont il a donné les résultats dans sa physiologie.
  15. C’est-à-dire, non des degrés observés de loin en loin et sensiblement différens, mais des degrés contigus, et dont la différence est imperceptible ; car la graduation est très différente de la gradation.
  16. Mais alors c’est demander l’impossible ; d’ailleurs il n’est point dans la nature de vraie continuité ; et celle dont il parle n’est qu’apparente. Le principal moteur, qui est le soleil, agissant par ondulations, par vibrations, par impulsions vives et réitérées, toutes les actions qui sont l’effet de celle-là, doivent être de même nature ; et comme leurs intervalles sont imperceptibles, elles nous paroissent continues, quoiqu’elles ne le soient pas. Nous croyons aussi que l’action de la force attractive universelle est continue ; mais pourquoi le croyons-nous ? parce que nous n’avons jamais eu assez de génie pour en douter.
  17. Car, dans un composé, les parties de même espèce ne peuvent se réunir, sans se séparer des parties de différentes espèces ; réunion et séparation dont l’effet est de rendre plus sensibles les parties de chaque espèce.
  18. De plus, les chymistes sont-ils bien assurés que le feu, qui a la propriété de pénétrer à travers les vaisseaux les plus épais et les mieux clos, d’en ouvrir les pores, et d’atténuer toutes les substances, n’entraîne pas avec lui quelque substance active qu’il porte dans ces vaisseaux, et qui influe sur les résultats ?
  19. Deux quantités incommensurables sont deux quantités dont le rapport n’est pas déterminable en nombres, et une raison sourde est ce rapport même indéterminable dont nous parlons ; telle est celle de la circonférence du cercle à son rayon, et de la diagonale du quarré à son côté.
  20. Secours.
*. Ce qu’on trouvoit obscur en allant trop vite, on le trouve clair en allant doucement ; et ce qui paroissoit difficile à une première lecture, paroît facile à une seconde, où à une troisième, où à une centième, s’il le faut.
*2. L’auteur, par la manière dont il s’exprime quelquefois, semble mettre une différence entre ces deux choses ; mais j’ai eu soin d’avertir que sa nomenclature étoit défectueuse ; et son premier défaut c’est de n’être pas fixe. Ce mot essence, dans ses écrits, signifie tantôt la simple existence, tantôt la nature naturante, la forme du sujet, ou ce qui le constitue, le fait être ce qu’il est, être tel, et non autre. Pour tiret un vrai parti de ce que dit Bacon, il faut l’entendre et ne pas trop l’écouter.
*3. Il y a pourtant dans ces calculs quelques incertitudes produites par trois causes connues de variations ; savoir : la situation des ports, havres, golphes, anses, détroits, raz, etc. les vents et les courans ; mais on prend ses précautions en conséquence.
*4. Car le mouvement de celles qui se trouvent précisément dans l’écliptique, doit être une sorte de balancement sur une ligne droite ; parce que ces astres se trouvant dans le plan de l’ellipse que la terre décrit par son mouvement annuel, leur apparente déviation ne doit avoir lieu que selon les diamètres de cette courbe.