Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre II/Partie I/Chap III

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Novum Organum
Livre II - Partie I
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres5 (p. 173_Ch03-186_Ch04).


CHAPITRE III.
Nécessité, procédé et exemple de l’exclusion, ou réjection des faits non concluans ou non décisifs.

Pour marquer plus précisément la destination et le but des trois tables précédentes, nous les désignons ordinairement par ce titre : comparution d’exemples ou de faits devant l’entendement. Mais, après avoir ainsi fait comparoître ces exemples, il faut y appliquer l’induction même et proprement dite ; c’est-à-dire qu’il faut, d’après la considération attentive de la totalité et de chacun de ces exemples, trouver une nature qui soit toujours avec la nature donnée, ou dans le même sujet, ou en différens sujets, présente, absente, croissante et décroissante ; et qui, de plus, soit, comme nous le disions plus haut, la limitation d’une nature plus commune (une espèce d’un genre plus connu). Or, ce que nous prescrivons ici, pour peu que l’esprit veuille le faire de prime saut, et affirmativement, comme il le fait toujours, lorsqu’il est abandonné à lui-même, aussi-tôt vont accourir les fantômes ou préjugés, les conjectures hazardées, les notions mal déterminées, d’où naîtront des axiomes qu’il faudra rectifier, à chaque instant ; à moins que, prenant goût à la dispute, nous ne prenions le parti d’argumenter pour l’erreur, à la façon des scholastiques. Parmi ces résultats si incertains, il y en aura sans doute de plus ou moins exacts, et à raison du plus ou moins de vigueur, de facultés, de l’entendement qui travaillera sur de tels matériaux, Mais à Dieu seul (le véritable auteur et introducteur des formes), ou tout au plus aux anges et aux célestes intelligences, est réservée la faculté de connoître les formes immédiatement, par la voie affirmative, et dès le commencement de la contemplation ; méthode trop peu proportionnée à la foiblesse de l’esprit humain, à qui il est donné seulement de procéder d’abord par les négatives, et après des exclusions de toute espèce, d’arriver enfin, mais bien tard, aux affirmatives.

XV.

Ainsi, il faut analyser et décomposer les phénomènes et les opérations de la nature, non pas à l’aide du feu matériel, mais à l’aide de l’esprit, qui est comme un feu divin. Nous disons donc que le premier procédé de l’induction et la première opération tendante à la découverte des formes, est de rejeter et d’exclure successivement chacune des natures qui ne se trouvent point dans tel exemple où la nature donnée est présente, ou qui se trouvent dans quelque exemple où cette nature est absente ; ou encore qui croissent dans les sujets où cette nature donnée est décroissante ; ou, enfin, décroissent dans ceux où cette même nature est croissante. Alors seulement, en seconde instance, après les exclusions ou réjections convenables, toutes les opinions volatiles s’en allant en fumée, restera au fond du creuset, la forme affirmative, véritable, solide et bien limitée. Or, s’il ne s’agit que d’indiquer le but et à peu près la marche à suivre pour en approcher, cela est bientôt dit ; mais ce but, on n’y arrive réellement qu’après bien des détours et des circuits. De notre côté, ne le perdant jamais de vue, peut-être serons-nous assez heureux pour ne rien oublier de ce qui peut y conduire.

XVI.

Mais qu’on se garde (et nous ne saurions trop le redire), en nous voyant faire jouer aux formes réelles un si grand rôle, d’appliquer tout ce que nous en disons à ces autres formes auxquelles les esprits ne sont que trop accoutumés.

Car, 1°. quant aux formes conjuguées qui sont (comme nous l’avons dit) des combinaisons de natures simples alliées ensemble, suivant le cours ordinaire de la nature, comme celle du lion, de l’aigle, de la rose, de l’or, et autres semblables ; ce n’est point des formes de ce genre qu’il est question pour le moment ; il sera temps d’en parler quand nous en serons aux procédés secrets et aux textures cachées, lorsqu’il s’agira de les découvrir dans ces composés, qu’on qualifie ordinairement de substances, c’est-à-dire dans les natures concrètes.

Et ce que nous disons des natures simples, qu’on n’aille pas non plus l’appliquer à des formes ou à des notions purement abstraites ; c’est-à-dire, non déterminées ou mal déterminées dans la matière[1]. Pour nous, quand nous parlons des formes, nous n’entendons autre chose que ces loix et ces déterminations de l’acte pur qui caractérisent et constituent telle ou telle nature simple[2], comme la chaleur, la lumière ou la pesanteur, dans toute espèce de matière ou de sujet qui en est susceptible. En effet, dire la forme de la chaleur ou la forme de la lumière, et dire la loi de la chaleur ou la loi de la lumière, ce n’est pour nous qu’une seule et même chose ; car nous avons grand soin de ne pas nous éloigner des objets réels ni de la partie active : ainsi, quand nous disons, par exemple, dans la recherche sur la forme de la chaleur : rejetez la ténuité, ou la ténuité ne fait point partie de la forme de la chaleur, c’est comme si nous disions : l’homme peut introduire la chaleur dans un corps dense ; ou au contraire : l’homme peut ôter la chaleur à un corps ténue[3]. Que si ces formes, dont nous parlons ici, sembloient à quelqu’un avoir aussi je ne sais quoi d'abstrait, en ce qu’elles réunissent et allient ensemble certaines choses, regardées communément comme hétérogènes (car on regarde, en effet, comme très hétérogènes la chaleur des corps célestes et celle du feu artificiel ; le rouge fixe dans la rose ou autres corps semblables, et celui qui paroît dans l’iris, ou dans les rayons que jette l’opale ou le diamant. Enfin, mourir en se noyant, ou par le feu, ou d’un coup d’épée, ou d’une attaque d’apoplexie, ou enfin de simple vieillesse, tous ces genres de morts paroissent fort différens : que celui, dis-je, qui parle ainsi, sache se dire à lui-même qu’il a un entendement préoccupé et asservi par les préjugés, par l’habitude d’envisager les corps dans leur composition et par les opinions reçues ; que, dans chaque chose, il ne sait voir que le tout, et non les parties. Car il n’est pas douteux que ces choses qui lui paroissent si hétérogènes et si étrangères les unes aux autres, ne laissent pas de se réunir et de coïncider dans la forme ou loi qui constitue ou la chaleur, ou le rouge, ou la mort. Qu’il se persuade que la puissance humaine ne peut être affranchie et dégagée des entraves que lui donne le cours ordinaire de la nature ; ou s’étendre et s’élever à des agens nouveaux et à de nouvelles manières d’opérer, que par la révélation et l’invention des formes de ce genre. Cependant, après avoir ainsi envisagé la nature dans son unité, ce qui est le but principal, nous parlerons, dans le lieu convenable, des divisions et des ramifications de cette même nature, tant des plus communes et des plus apparentes, que des plus intimes et des plus réelles.

XVII.

Il est temps désormais d’offrir un exemple de la réjection ou exclusion des natures, que, d’après l’inspection de ces tables de comparution, on aura trouvées n’avoir rien de commun avec la forme de la chaleur : Mais auparavant, il est bon d’avertir que non-seulement chacune de ces tables suffit pour rejeter telle ou telle de ces natures, mais que c’est meme assez d’un seul de ces exemples qu’elles contiennent. En effet, c’est une conséquence évidente de tout ce que nous avons dit, qu’un seul fait contradictoire suffit pour ruiner toute conjecture sur la forme. Néanmoins, pour plus de clarté, et afin que l’utilité de ces tables soit mieux sentie, nous doublerons, ou réitérerons souvent l’exclusive.

Exemple de la réjection ou exclusion des natures qui n’ont rien de commun avec la forme de la chaleur.

1. Par les rayons du soleil, est exclue la nature élémentaire[4].

2. Par le feu ordinaire, et sur-tout par les feux souterreins, qui sont très éloignés de la surface de notre globe, et dont la communication avec les rayons célestes est presque totalement interceptée, est exclue la nature céleste.

3. Par la propriété qu’ont les corps de toute espèce (savoir : minéraux, végétaux, parties extérieures des animaux, huile, eau, air, etc.) de s’échauffer à la seule approche du feu ou de tout autre corps chaud, est exclue toute diversité, toute complication, toute délicatesse particulière dans la texture des corps.

4. Par le fer rouge et les autres métaux, chauffés au même degré qui échauffent les autres corps et ne souffrent cependant aucun déchet, quant à leur poids et à leur quantité de matière[5] ; …… l’introduction ou le mélange de la substance d’un autre corps chaud.

5. Par l’eau chaude, par l’air, ou même par les métaux et autres corps solides fortement chauffés, mais non jusqu’à rougir ; …… la lumière et la substance lumineuse.

6. Par les rayons de la lune et des autres astres, excepté le soleil ; …… encore la lumière et la substance lumineuse.

7. Par la comparaison du fer ardent avec la flamme de l’esprit de vin (comparaison d’où il résulte que le fer ardent a plus de chaleur et moins de lumière, et qu’au contraire la flamme de l’esprit de vin a plus de lumière et moins de chaleur) ; …… encore la lumière et la substance lumineuse.

8. Par l’or et les autres métaux chauffés jusqu’à rougir, qui sont des corps d’une grande densité, quant à leur tout ; …… la ténuité.

9. Par l’air, qui le plus souvent est froid, et qui n’en est pas moins ténue ; encore la ténuité.

10. Par le fer ardent, qui ne se dilate point, mais qui conserve sensiblement son volume ; …… le mouvement local ou expansif, selon le tout.

11. Par la dilatation de l’air, dans le thermomètre (et autres phénomènes analogues) ; air qui a visiblement un mouvement local et expansif, et qui cependant ne contracte par ce mouvement aucune chaleur sensible ; …… le mouvement local et expansif, selon le tout.

12. Par la facilité avec laquelle tous les corps deviennent chauds, sans aucune destruction ou altération notables ; …… la nature destructive, ou l’introduction violente de quelque nouvelle nature.

13. Par l’analogie et la conformité des effets que produisent le chaud et le froid ; …… le mouvement, tant expansif que contractif, selon le tout.

14. Par la propriété qu’a le frottement d’exciter la chaleur ; …… toute nature principale : or, par ce mot de principal, nous entendons une nature positive, réellement existante dans l’univers, et qui n’ait point été produite par une autre nature qui l’ait précédée.

Il y auroit bien d’autres natures à rejeter ; car ce ne sont rien moins que des tables complètes que nous prétendons donner ici, mais seulement des exemples dé ces tables.

Cela posé, ni la totalité, ni chacune des natures précédentes, ne sont des modes essentiels à la forme de la chaleur. Ainsi, dans tous les cas où l’homme voudra opérer sur la chaleur, il sera débarrassé de toutes ces natures que nous venons de rejeter.

  1. C’est-à-dire, à des idées qui n’ont point d’objet physique et réel, ou qui représentent un tout autre objet que celui qu’elles doivent représenter, ou enfin qui représentent peu exactement leur véritable objet.
  2. Nous entendons, le vrai genre prochain et la vraie différence spécifique de la qualité à définir, découverts non par des conjectures et des conséquences tirées de principes faux ou hazardés, mais par des observations ou des expériences, choisies, analysées, comparées et résumées avec la plus grande exactitude ; en sorte que nos formes ne sont que des énoncés collectifs, des sommaires de faits bien constatés, des faits généraux et certains.
  3. Car, comme nous l’avons dit dans le commentaire sur la méthode, la forme devant être la cause ou raison nécessaire et suffisante de la nature qu’elle constitue, il est clair que si l’on peut échauffer un corps dense, la ténuité n’est pas une cause nécessaire de la chaleur, puisque la chaleur peut se trouver où la ténuité n’est pas ; et que si l’on peut ôter la chaleur à un corps ténue, la ténuité n’est pas une cause suffisante de la chaleur, puisque la chaleur peut n’être pas où se trouve la ténuité ; et il est également certain qu’un seul exemple contradictoire de l’une de ces deux espèces, suffit pour ruiner l’une ou autre de ces deux propositions.
  4. C’est-à-dire, que la chaleur n°est point une qualité inhérente à telle espèce déterminée de particules matérielles, telles que la terre, l’eau, etc. espèces de particules communément désignées par le nom d’élémens, et cette dénomination, notre auteur la regarde comme vicieuse.
  5. Pour éviter ce fastidieux refrein : est exclus, sont exclus, etc. nous représenterons désormais ces mots par quelques points.