Octavie (Sénèque)/Acte III

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Octavie (Sénèque)
Traduction par E. Greslou.
Tragédies de L. A. SénèqueC. L. F. PanckouckeTome troisième (p. 347-355).
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ACTE TROISIÈME.


SCÈNE I.

AGRIPPINE.

J’ai percé le sein de la terre, et j’arrive du séjour des Ombres. Ma main sanglante porte la torche infernale qui doit éclairer ce coupable hymen. Je veux que ce flambeau préside à l’union de Poppée et de mon fils, et mon bras vengeur, mon ressentiment maternel en allumeront le bûcher qui les doit consumer tous deux.

Dans les enfers même, le crime affreux qui m’ôta la vie est toujours présent à ma mémoire. Le vaisseau perfide dont il paya mes bienfaits ; cette nuit fatale qu’il me donna en échange de l’empire, et pendant laquelle je pleurai mon naufrage, pèse cruellement à mes mânes demeurés encore sans vengeance. Je voulais déplorer le malheur de mes compagnons, et le crime horrible de mon fils : mais il ne m’en laissa pas le temps ; il couronna son forfait par un autre plus grand. A peine retirée des flots, un glaive perça mon sein, et mon âme irritée s’échappa de mon corps par une large blessure, au milieu de mon palais.

Mon sang même n’a pas éteint la haine de mon fils ; ce cruel tyran s’acharne encore sur le nom de sa mère : il veut effacer la mémoire de mes bienfaits. Ses ordres sanglans font tomber mes statues et les monuments de ma gloire dans toute l’étendue de l’univers, que mon aveugle tendresse a soumis pour mon malheur à ce fils dénaturé.

Mon époux assassiné me poursuit de sa colère, il lance des feux contre ma tête coupable, il me presse, il me menace, me reproche sa mort, et demande vengeance du trépas de son fils. Attends un moment, Claudius, et tu l’auras. La terrible Érinnys prépare à ce monstre une fin digne de lui ; des blessures, une fuite honteuse et des châtimens plus cruels que la soif de Tantale, que le rocher de Sisyphe, que le vautour de Tityus, et que la roue qui, dans son branle rapide, meurtrit les membres d’Ixion. Qu’il bâtisse des palais de marbre, que l’or brille à ses riches lambris, que des cohortes en armes veillent à la porte de sa riche demeure, que l’univers s’épuise à le combler de richesses, que les Parthes baisent à genoux sa main sanglante, et lui livrent leurs trésors et leurs provinces ; le temps vient où on le verra payer ses crimes de sa coupable tête, présenter la gorge au glaive de ses bourreaux, abandonné de tous, anéanti, privé de secours.

Voilà donc le fruit de mes peines, et le terme de tous mes vœux ! O mon fils ! où t’a conduit ta fureur aveugle et ta cruelle destinée ? fallait-il en venir à ce point que ta mère elle-même, assassinée par toi, se voie enfin désarmée par l’excès de tes malheurs ? Plût au ciel qu’avant de le mettre au monde et de te nourrir, des bêtes cruelles eussent déchiré mes entrailles ! tu serais mort avec moi sans avoir connu la vie, sans t’être souillé par le crime : attachés l’un à l’autre dans un même corps, nous habiterions ensemble les paisibles bocages de l’Élysée, auprès de ton illustre père, et de tes nobles aïeux ; tandis que maintenant la honte et la douleur les assiègent, à cause de toi, perfide, et de moi qui ai pu enfanter un pareil monstre !

Marâtre, épouse et mère également fatale à tous les miens, il est temps de me cacher au fond des enfers.


SCÈNE II.

OCTAVIE, LE CHŒUR
OCTAVIE.

Séchez vos larmes dans ce jour de fête et de joie ; l’amour et l’intérêt que vous me témoignez pourraient allumer la colère du prince, et je serais pour vous une source de malheurs. Ce n’est pas le premier trait qui a percé mon cœur, j’ai souffert déjà de plus grands maux. Quand ce serait par la mort, ce jour me verra délivrée de mes peines. Je n’aurai plus sous mes yeux le terrible visage de mon tyran ; je ne partagerai plus la couche d’une rivale odieuse ; je serai la sœur et non plus la femme de César.

Que du moins je sois affranchie de mes peines et de la crainte du trépas ! Mais, hélas ! malheureuse, peux-tu l’espérer, connaissant comme tu le connais ce barbare époux ? Gardée comme une victime pour la cérémonie de cet hymen, ce jour est marqué pour ta mort. Mais pourquoi tourner si souvent tes yeux humides et pleins de larmes vers le palais de ton père ? hâte-toi plutôt d’en sortir ; sauve-toi de cette cour ensanglantée.

LE CHŒUR.

Le voici donc arrivé ce jour fatal, et qu’un bruit menaçant nous a tant de fois annoncé ! La fille de Claude se voit chassée du lit de Néron ; et Poppée triomphante y monte à sa place, pendant que la terreur glace notre amour et enchaîne nos bras.

Qu’est devenue la puissance du peuple romain ? cette puissance qui brisa les forces de tant de rois, fit les lois dans Rome, donna les faisceaux à des mains dignes de les porter, ordonna à son gré la paix et la guerre, dompta les nations et mit aux fers des souverains prisonniers. De toutes parts, les images de Poppée jointes à celles de Néron blessent nos regards. Abattons les statues trop ressemblantes de cette courtisane, arrachons-la elle-même de sa couche impériale, armons-nous de traits et de feux, et courons au palais de ce tyran barbare.